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c) Une activité de caricaturiste

4. Un art pétri d'impressions visuelles

 Un dessin n'est-il pas la synthèse, l'aboutissement d'une série de sensations que le cerveau a retenues, rassemblées, et qu'une dernière sensation déclenche, si bien que j'exécute le dessin pres- qu'avec l'irresponsabilité d'un médium ? 

Henri Matisse, Écrits et propos sur l'art Outre leur aspect compulsif, les dessins d'Eisenstein sont également reconnaissables à leur diversité stylistique. Provenant d'un même carnet réalisé en 1915, ces trois dessins font cha- cun preuve d'un style très diérent. Le premier semble tout droit tiré d'une caricature d'Olaf Gulbransson, dont Eisenstein admirait les planches publiées dans le Simplicissimus. Eectué d'un trait précis, son rendu du détail dière nettement du tracé linéaire et concis du deuxième dessin, presque schématique. Quant au troisième, qui met en scène François-Joseph d'Autriche, il se caractérise par son recours à des hachures pour rendre le modelé et les ombres, avec une attention portée au volume qu'on ne retrouve pas dans les autres dessins.(voir g. ??.)

Cette variété se manifeste également sur le plan thématique. Les dessins de jeunesse d'Ei- senstein comprennent tout aussi bien des études physionomiques, des scènes de genre, des cari- catures sur l'actualité, des dessins inspirés de la mythologie grecque, des croquis de théâtre, des scènes fantastiques, etc. La diversité de son expression graphique s'explique par l'ampleur de son imaginaire, nourri de multiples impressions. En eet, en tant que ls de fonctionnaire russe, de  colon , cet enfant solitaire n'arrive pas à se faire d'amis parmi ses camarades lettons. Mû par une curiosité insatiable, il se réfugie dans les livres et dévore tout ce qui lui tombe sous la main, qu'il s'agisse de littérature, d'histoire, de théâtre ou d'art. Il se constitue ainsi un riche répertoire iconographique mental, comme il le décrit bien :

 Je vois avec une extraordinaire acuité ce que je lis ou ce qui me passe par la tête46. 

Figure 38  Sergueï Eisenstein, Sans titre, 1915. Encre de Chine sur papier, 230 × 200 mm. Carnet 1424, fonds 1923, opus 2, p. 92, 37 verso et 4. RGALI, Moscou.

De la sorte, sa mémoire visuelle fonctionne comme une éponge qui absorberait toute nouvelle référence pour la réinvestir ensuite dans la pratique graphique, comme le révèlent quelques rares dessins qui mentionnent explicitement leurs sources picturales dans la légende, ici Gauguin et Vallotton (voir g. ??). Dans le dernier dessin, qui semble anticiper par son sujet la scène du Cuirassé Potemkine où le pope s'allie au capitaine pour mater les mutins, Eisenstein s'imprègne

Figure 39  Le petit Eisenstein s'adonnant à son loisir favori : la lecture. Reproduit dans Memouary.

entièrement du style des bois de Vallotton consacrés aux foules, reconnaissables à leur esthétique de la silhouette, à leur opposition contrastée entre le vide de la surface blanche et les pleins des masses noires ainsi qu'à leur cadrage original (le dessin d'Eisenstein est toutefois bien moins dynamique). Il n'est pas jusqu'au thème  une répression  qui ne rappelle ces séries de gravures47.

Ce processus de cannibalisme plastique permet d'expliquer la diversité des emprunts qu'on peut repérer dans les dessins d'Eisenstein, que Catherine de Zegher compare à des  citations fragmentaires d'un corpus visuel antérieur48. En eet, dans des moments de compulsion gra-

phique, assimilables à du dessin automatique, les images qui le marquent ressurgissent sur la feuille, comme si à force de les observer, il les avait intégrées à sa propre grammaire plastique. Les signes imprimés dans sa mémoire visuelle s'imposent alors à son crayon et guident sa main, selon une logique que décrivent Watelet et Levesque à propos du dessinateur :  Les images le

47. Au sujet des représentations de foules de Vallotton, voir Bertrand Tillier.  De la balade à la manif. La représentation picturale de la foule dans les rues de Paris après 1871 . Dans : Sociétés et représentations 17 (jan. 2004), p. 8798.

Figure 40  Dessins comprenant des références explicites à des sources plastiques. En haut : Sergueï Eisenstein, Gauguinisme. Reproduit dans Les dessins d'Eisenstein (éd. trilingue). En bas : Sergueï Eisenstein, Some drawings in queer Mr. Vallotton's manner, 1917. Signé R [pour Rorik, le surnom d'Eisenstein ?] Encre de Chine sur papier. Carnet 1195, fonds 1923, opus 2, p. 25. RGALI, Moscou

frappent, elles se gravent dans son esprit, et les fantômes de son imagination se réveillent au besoin, se représentent devant lui, et deviennent des modèles d'après lesquels il compose49. 

Comme Eisenstein l'explique lui-même, il obéit à des  impressions, fortement visuelles avant tout, qui réclament avec une intensité presque douloureuse d'être reproduites50.  À l'instar de

Daumier, dont la  mémoire merveilleuse et quasi divine  lui permettait de procéder à une  improvisation suivie  qui faisait l'admiration de Baudelaire51, Eisenstein ne dessine jamais

d'après nature, mais toujours de mémoire. Il reconnaît lui-même ne pas être doué pour le dessin d'observation :

 Pour une raison quelconque, je n'étudie pas le dessin. Et lorsque, à l'école, j'en arrive au plâtre, à la théière, ou au masque de Dante, je n'arrive strictement à rien.

[...]

Les plâtres que je dessine au concours d'entrée à l'École d'Ingénieurs des Travaux Publics, et en première année de l'École, sont encore plus abominables que ceux que je massacrais au lycée.

Brrrr ! Il me souvient encore d'un aigle empaillé qui m'a mis au supplice des mois durant, dans la classe de dessin de Monsieur Nieländer, à peu près autant que Prométhée enchaîné.

[...]

Le plâtre inexpressif, obstiné et vide, ne m'inspire pas du tout52! 

Ainsi tout en orant un terrain d'expérimentation où Eisenstein peut se forger son propre style, le dessin lui permet par la même occasion de se réapproprier les diérentes images qui l'ont durablement marqué. C'est à la lumière de ce fonctionnement mnémonique qu'il faut envisager son assimilation et sa réappropriation de l'÷uvre de Daumier.

49.  Dessin , Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Levesque. Encyclopédie méthodique. Beaux-Arts. Paris : Panckoucke, 1788-1791, p. 465, t. II.

50.  Images visuelles, images sonores  (1946), in Eisenstein, loc. cit. 51.  L'art mnémonique , in Baudelaire, op. cit., p. 698, t. II.

Au sujet de la mémoire de Daumier, Arsène Alexandre parle même d'incubation :

 Daumier était né observateur, son goût l'attirait passionnément vers la nature, et la tournure de son esprit, avant tout clair et logique, l'éloignait des choses inutiles. Tout se passait dans sa tête ; mais il fallait qu'une sorte d'incubation eût lieu. Alors l'idée se précisait, prenait une netteté surprenante, et l'exécution survenait avec une rapidité inattendue. 

(Arsène Alexandre. Honoré Daumier. L'Homme et l'÷uvre. Paris : H. Laurens, 1888, p. 23. 52.  Comment j'ai appris à dessiner  (juillet 1946), in Eisenstein, op. cit., p. 87-92.

Chapitre II