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a) Aperçu de la carrière théâtrale d'Eisenstein jusqu'en 1924

Rencontre avec le théâtre

Eisenstein apprécie le théâtre depuis sa plus tendre enfance. Avec son ami Maxime Chtraoukh, qui partage cette passion comme son goût pour le cirque, il dessine des costumes et crée des spectacles. Chtraoukh raconte ainsi comment ils mirent en scène en 1908 sur une plage L'Oiseau

2. Huntley Carter. The New Theatre and Cinema of Soviet Russia. Londres : Chapman et Dodd, 1924. 3. Alexandre Fevralski.  Eisenstein au théâtre . Dans : Voprosy teatra (Les questions du théâtre) (1967), p. 8687 ; Pierre Pageau.  S.M. Eisenstein, son théâtre, son époque . Mém.de maîtr. Université de Montréal, 1974 ; Mel Gordon.  Eisenstein's later work at the Proletkult . Dans : The Drama Review 22.3 (sept. 1978), p. 107112 ; Alma Law et Mel Gordon. Meyerhold, Eisenstein and biomechanics : actor training in revolutio- nary Russia. Mc Farland et co., 1996 ; Francesco Pitassio.  Sergueï Eisenstein: l'acteur manquant . Dans : Cinémas 11.2-3 (2001), p. 199224 ; Sergej Ejzenstejn. Quaderni teatrali e piani di regia (1919-1925). Sous la dir. d'Ornella Calvarese et Vladislav Ivanov. Rubbettino, 2004 ; Zabrodine, op. cit. ; Sergueï Eïzenchteïn. Eïzenchteïn o Meïerkholde (Eisenstein sur Meyerhold). Sous la dir. de Vladimir Zabrodine. Moscou : Novoe Izdatelstvo, 2005 ; Naoum Kleïman, éd. Beispiel Eisenstein : Zeichnung Theater Film, cat. exp. Düsseldorf : Städlische Kunsthalle, 1983.

4. Pour cette partie, je suis largement redevable aux travaux suivants : Pageau, op. cit. ; Amengual, op. cit., p. 11-52, Vladislav Ivanov.  Les cahiers de S.M. Eisenstein consacrés au théâtre . Dans : Mnemozina 2 (2006 [1999]), Pitassio, op. cit. ainsi qu'aux matériaux présents dans Werner Sudendorf. Eisenstein. Materialen zu Leben und Werk. Munich : Reihe Hanser Verlag, 1975 ; Nancy Van Norman Baer. Theatre in revolution : Russian avant-garde design 1913-1935. Londres : Thames et Hudson, 1991 ; Robert Leach. Revolutionary Theatre. Londres : Routledge, 1994 ; Konstantin Roudnitski. Théâtre russe et soviétique. 1905-1935. Londres : Thames et Hudson, 2000 [1988].

bleu de Maeterlinck, à la suite de la mise en scène qu'en avait faite Stanislavski et qu'il avait vue à Moscou la même année5.

Le 10 octobre 1914, à Riga, alors qu'il a seize ans, le jeune Sergueï est durablement marqué par la mise en scène novatrice que propose Fédor Komissarjevski de La Princesse Turandot de Carlo Gozzi, qui lui fait découvrir l'univers de la commedia dell'arte. Cependant, c'est le 25 février 1917, le soir de la révolution de février, qu'âgé de dix-neuf ans, il éprouve une véritable révélation face au travail de Meyerhold et de Golovine sur Le Bal masqué de Lermontov, présenté au théâtre Alexandrinski de Pétrograd. Il décide alors de se plonger totalement dans l'univers du théâtre.

Figure 75  Photographie de la mise en scène par Meyerhold du Bal masqué de Lermontov. Reproduit dans Théâtre russe et soviétique.

Ses croquis de l'époque sont peuplés de nombreux personnages dramatiques, issus notamment de la commedia dell'arte, qui témoignent de sa fascination pour le monde de la scène. Il dessine

Figure 76  Esquisses d'Alexandre Golovine pour la mise en scène par Meyerhold du Bal Masqué de Lermontov. Reproduit dans Meyerhold et les artistes.

sans relâche des esquisses de décors et de costumes pour des pièces de Gozzi et il compose même une  pièce mystique en six tableaux. 

Figure 77  Sergueï Eisenstein, Études pour les personnages de Brighella, Sméraldine et Pan- talon. 1917. Reproduit dans Les dessins d'Eisenstein (éd. trilingue).

Premiers travaux théâtraux

Eisenstein rejoint de son propre chef les rangs de l'Armée rouge en mars 1918, ce qui lui per- met, indépendamment de toute motivation idéologique, de consommer dénitivement sa rupture avec le modèle incarné par son père, enrôlé chez les Blancs :

Figure 78  Sergueï Eisenstein, Croquis pour Bartholomew Fair de Ben Jonson. Sans date, archive 180085, fonds Eiz M2/ 10, p. 2. Musée des lettres, du théâtre et de la musique, Riga.

Figure 79  Sergueï Eisenstein, croquis pour Le Million de Pierrot. Reproduit dans The Body of the line. Eisenstein's drawings.

 La raison qui m'a fait me ranger du côté de la protestation sociale est née en moi, non des infortunes de l'injustice sociale, non du sein de manques matériels, non des zigzags de la lutte pour l'existence, mais tout droit et tout entière de ce prototype de toute tyrannie sociale qu'est la tyrannie du père de famille6. 

Figure 80  Sergueï Eisenstein, esquisse pour le personnage de Théodora tondue pour le mystère La Reine Théodora, 3 juin 1919. Encre sur papier. 166 × 85 mm. Archive 180091, fonds Eiz M2/3. Musée des lettres, du théâtre et de la musique, Riga.

Figure 81  À gauche : Sergueï Eisenstein, Croquis d'après un masque de comédie grecque, 1918 ?. Fonds Md 2/ 11. Musée des lettres, du théâtre et de la musique, Riga. Au centre : Sergueï Eisenstein, esquisse pour le personnage de Strepsiade dans Les Nuées d'Aristophane, 1919. Papier, graphite, aquarelle, RGALI, Moscou. À droite : Sergueï Eisenstein, Sans titre, 1917. Carnet 1191, fonds 1923, opus 2. RGALI, Moscou.

L'armée lui ore un premier cadre où il peut exercer professionnellement dans la sphère du théâtre. À la fois metteur en scène, décorateur et acteur, il monte des spectacles avec son régiment

de janvier 1919 à février 1920. Toute son énergie est alors tournée vers l'univers dramatique :  Pendant la guerre civile, j'étais sapeur dans l'armée soviétique. À cette époque, je consacrais tout mon temps libre à l'étude de l'art et du théâtre : surtout l'histoire du théâtre et les théories sur le théâtre7. 

Eectivement, il dévore avec avidité tous les ouvrages sur la question qui lui tombent sous la main, tout en tentant d'en acquérir le plus possible, dans une soif de connaissances qui le poursuivra toute sa vie durant. La bibliographie qu'il se constitue alors comprend des centaines de titres englobant l'histoire mondiale du théâtre :

 Par intermittences, je me retrouve à Saint-Pétersbourg et je tente, sans aucune méthode, de compléter tout ce que j'ignore encore : Craig, Le théâtre pour soi8,

Tieck, Homann, Immermann, Browning. J'apprends tout cela dans l'atmosphère la plus grotesque : je lis Les Mémoires de Saint-Simon pendant la creusée des tranchées (je suis technicien), je mets en scène un scénario en plein exercice militaire au milieu d'un champ et la Princesse Maleine sur le haut d'un bunker ! Je conçois des montages pour des miracles français et des esquisses de costumes sur des bouts de plans indiquant notre position et sur des brouillons de rapports secrets9. 

Notamment, les articles sur le théâtre publiés de 1914 à 1917 par L'Amour des trois oranges, le collectif de recherche de Meyerhold, le marquent énormément. Comme le note Vladislav Ivanov, ses documents personnels de l'époque ne contiennent que très peu de considérations sur son quotidien militaire et encore moins sur l'évolution politique des événements. Eisenstein semble vivre dans un monde parallèle, fait uniquement de théâtre :  ce sont les miracles médiévaux, les idées de Meyerhold, de Fuchs, de Craig qui constituent alors la réalité pour Eisenstein10. 

Il rééchit déjà alors intensément aux principes de la mise en scène, qu'il expérimente au sein du club qu'il anime jusqu'en mai 1920 pour l'armée avec le peintre Konstantin Eliseev à Vélikié

7.  Déclaration personnelle (1926), Sergueï Eisenstein. Ma conception du cinéma. Trad. par Françoise Vernan. Buchet-Chastel, 1971, p. 13.

8. Teatr dlia sebia (1915) de Nikolaï Evréinov.

9.  Enn m'y voici !*  (mars 1921), in Eïzenchteïn, op. cit., p. 76. (nous traduisons). 10. Ivanov, op. cit., p. 191.

Figure 82  L'une des multiples bibliographies sur le théâtre constituées par Eisenstein, 1929. Carnet 1417, fonds 1923, opus 1, p. 76. RGALI, Moscou.

Louki (région de Pskov). Il y propose aux soldats de travailler, entre autres, sur les ÷uvres de Molière, de Gogol et de Romain Rolland. (voir g. ??.)

Figure 83  Esquisse pour le personnage de l'Invalide pour La Prise de la Bastille de Romain Rolland. 20 avril 1920, RGALI, Moscou. Reproduit dans Vladislav Ivanov,  Les cahiers de S.M. Eisenstein consacrés au théâtre.