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 Par quelque miracle, le petit garçon impressionnable tombe, dans le bureau de son père, sur un autre matériau historico-révolutionnaire. Dans la bibliothèque de cet homme conformiste, courant après les grades et les décorations, cela semblait tout à fait déplacé.

Et cependant, on y trouvait à côté d'albums sur Napoléon Bonaparte, qui en tant que self-made man parfait, représentait l'idéal de Papa  une édition française richement illustrée de L'Année 1871 et la Commune de Paris.

C'est précisément dans mon âge tendre que je commence à me passionner pour les révolutions, et précisément pour les révolutions françaises. Bien sûr à cause de leur romantisme fondamental. De leur pittoresque. De leur caractère insolite.

Avidement, on plonge dans un livre après l'autre. La guillotine captive l'imagi- nation. On est étonné par les photographies de la colonne Vendôme renversée. Passionné par les caricatures d'André Gill et Honoré Daumier [...]

Mais les choses n'en restent pas là. L'intérêt pour la Commune ne peut pas ne pas entraîner dans son sillage une certaine curiosité pour l'année cinquante-deux et Napoléon III. 

( Souvenirs d'enfance*  (mai 1946), in Sergueï M. Eisenstein. Mémoires. Trad. par Jacques Aumont, Michèle Bokanowski et Claude Ibrahimoff. Paris : Julliard, 1989, p. 70.)

4. Les passages entre crochets simples correspondent aux extraits ne gurant pas dans la traduction française ; les passages entre crochets doubles à ceux dont la traduction ne me satisfaisait pas et que j'ai remplacée. L'original se trouve dans [69-72]retsidiv

De ces extraits se dégagent trois ouvrages fondateurs pour le jeune Eisenstein : L'Année 1871 et la Commune de Paris aux éditions Fayard, une petite monographie sur Daumier ainsi que La Caricature en France au XIXème siècle de Raoul Deberdt. Au sujet de ce dernier, qu'Ei-

senstein cite approximativement  il s'agit en eet de La Caricature et l'humour français au XIXèmesiècle, de Raoul Deberdt, et non Debré , on en trouve une mention dans une lettre

qu'Eisenstein adresse à sa mère le 12 février 1915 :

 J'ai ni de lire Les Mystères de Paris et j'ai acheté Histoire de l'humour et de la caricature du XIXème siècle (un livre très intéressant avec 250 illustrations)5. 

La similitude du titre laisse croire qu'il s'agit bien du Deberdt. Comme on le voit, cette lettre date de 1915 : Eisenstein acquiert donc ce livre lorsqu'il a dix-sept ans (ce qui permet de préciser les données fournies par l'inventaire qu'il dresse en 1918 de ses livres, analysé en préambule, et dans lequel gurait cet ouvrage sans que sa date d'acquisition ne soit mentionnée). On est loin de la  tendre enfance qu'il évoque à de nombreuses reprises dans ses écrits. D'ailleurs, dans un texte il indique avoir découvert l'art de Daumier à dix ans, dans un autre, à quatorze. Cette distorsion temporelle, qu'on a déjà pu observer concernant L'Histoire de la Révolution française de Mignet, qu'Eisenstein prétend avoir reçu à douze ans au lieu de seize peut bien sûr être expliquée par le fait qu'Eisenstein relate ces faits plus de trente ans plus tard et que sa mémoire peut, par conséquent, lui faire défaut. Mais à mon sens, elle est surtout à mettre sur le compte de la stratégie, évoquée précédemment, consistant à dresser un portrait de soi comme étant acquis aux causes révolutionnaires et sociales dès le plus jeune âge. De telles déformations sont fréquentes dans les écrits d'Eisenstein, comme l'a montré Vladimir Zabrodine. Ayant par exemple retrouvé dans les archives du Proletkoult un document de la main d'Eisenstein intitulé  autobiographie , il l'a confronté à la réalité des faits et a ainsi pu établir qu'il y avait menti à plusieurs reprises sur son parcours professionnel, par falsication ou omission des faits. Selon lui, Eisenstein aurait ainsi délibérément cherché à dissimuler ses origines bourgeoises, pour ne pas compromettre sa carrière6.

5. Eïzenchteïn, op. cit., p. 38.

6. Vladimir Zabrodine, éd. Eïzenchteïn. Popytka teatra. (Eisenstein. Tentative de théâtre). Moscou : Eï- zenchteïn Tsentr, 2005, p. 115.

Quant à la monographie sur Daumier qu'il achète, selon ses dires, à dix ans, avec la complicité de sa gouvernante, il est possible d'en retrouver l'auteur et le titre exacts, en se référant à l'inventaire du Cabinet Eisenstein. En eet, comme on l'a établi précédemment, si les livres du Cabinet Eisenstein qui ne possèdent pas de date d'acquisition ont été achetés avant 1921, il sut de sélectionner les ouvrages qui relèvent de ce cas de gure et qui traitent de Daumier. On obtient alors la liste suivante :

1. Kurt Bertels, Honoré Daumier als Lithograph, R. Piper and Co, Munich und Leipzig, 1908. 2. Daumier and Gavarni, Bureau du Studio, Paris, 1904.

3. Raoul Deberdt, La Caricature et l'humour français au XIXème siècle, Larousse, Paris,

1898.

4. Louis Huart, Muséum Parisien, Beauger et Cie, Paris, 1841. 5. Thomas Wright, Histoire de la caricature, Garnier, Paris, 1878.

Si on confronte cette liste avec l'inventaire établi par Eisenstein en 1918, étudié dans la partie précédente, on constate que seuls deux de ces ouvrages gurent dans les deux documents : la monographie de Kurt Bertels et l'ouvrage de Raoul Deberdt. Cela signie que seuls ces derniers ont été acquis avant 1918, tous les autres ayant été alors achetés entre 1918 et 1921. Dans ces conditions, la monographie sur Daumier qu'évoque Eisenstein ne peut qu'être celle de Kurt Bertels. Ceci semble d'autant plus logique que parmi tous les ouvrages cités ci-dessus, il s'agit de la seule monographie uniquement consacrée à Daumier. En outre, Eisenstein décrit sa monographie comme étant un petit volume, ce qui correspond à la taille modeste du Bertels. Par ailleurs, en tant que publication allemande, ce livre était sûrement bien plus disponible que les autres dans une ville comme Riga. Enn, tous les autres ouvrages de cette liste, excepté Daumier and Gavarni sont bien plus anciens que cette monographie, contemporaine du petit Sergueï, et devaient être par conséquent bien moins à la portée du bugdet de ce dernier.

En ce qui concerne L'Année 1871 et la Commune de Paris, ouvrage fondamental, puis- qu'il aurait, selon les propos d'Eisenstein, déclenché sa passion pour la caricature française, j'ai éprouvé certaines dicultés à l'identier et à le retrouver. D'une part, aucune trace d'un tel livre ne gure dans les archives d'Eisenstein, qu'il s'agisse de ses carnets ou des diérents inventaires de sa bibliothèque dont nous disposons. D'autre part, dans les catalogues bibliographiques que

j'ai pu consulter, le seul livre publié par Fayard sur la Commune de Paris est Histoire de la guerre de 1870-1871 suivie de l'Histoire de la Commune, écrit par l'éditeur sous le pseudonyme de La Brugère et paru en 1871. Bien qu'agrémenté d'un certain nombre de gravures, cependant, cet ouvrage ne comprend aucune caricature, et ne correspond donc pas aux souvenirs d'Eisenstein. Parmi le peu de livres français qui s'intéressent à la production caricaturale de la période de la Commune, on aurait pu imaginer qu'Eisenstein soit tombé sur l'étude de Jean Berleux, parue en 1890 et intitulée La Caricature politique en France pendant la guerre, le siège et la Commune, qui par son titre et par sa date de parution aurait pu correspondre à l'ouvrage en question, mais comme son nom l'indique, elle ne comprend que des caricatures, or Eisenstein mentionne expli- citement dans son texte avoir été impressionné non seulement par des caricatures, mais aussi, entre autres, par des photographies, par des  documents . Dans son article fondateur sur la genèse de l'imagerie des cinéastes, Myriam Tsikounas indique, sans plus de preuve, qu'il s'agirait de L'Histoire de la révolution de 1870-1871 de Jules Claretie, publié à la Librairie illustrée7.

Cependant, Eisenstein ne mentionne nulle part ni le nom de Claretie, ni celui de cet ouvrage  pas même à la page de ses Mémoires que Myriam Tsikounas cite et où, d'après elle, il aurait écrit s'être inspiré d'une gravure gurant dans ce livre pour la scène du pont dans Octobre. En outre, on ne trouve aucune trace de Claretie dans ses documents personnels. Enn, le livre de Claretie ne colle absolument pas avec la description que donne Eisenstein de l'ouvrage l'ayant marqué dans sa jeunesse : non seulement leurs titres ne concordent que très peu, mais en outre, le livre de Claretie, bien qu'illustré, ne comporte aucune caricature, qu'il s'agisse de Daumier, de Gill, ou de qui que ce soit. Par conséquent, il est impossible que le livre évoqué par Eisenstein soit celui de Claretie.

Comme pour le livre de Deberdt, dont il écorche et le titre et le nom de l'auteur, il semblerait que dans l'extrait ci-dessus, Eisenstein cite l'ouvrage sur la Commune de façon approximative et erronnée. En eet, dans un autre passage de ses Mémoires, au détour d'un souvenir concernant un album de gravures de Callot, il évoque un livre sur la Commune trouvé dans la bibliothèque paternelle, qu'il associe cette fois au nom de Dayot :

 J'ai déniché cet ouvrage [il s'agit du recueil de Callot] quelque part dans la biblio-

thèque de Papa [...]. Avec L'Histoire de la Commune (édition Dayot), c'était l'ouvrage qui m'intéressait et m'intriguait le plus8. 

Armand Dayot, dont Eisenstein acquerra d'ailleurs plus tard Les Maîtres de la caricature française, avait en eet consacré une série monumentale illustrée en dix volumes à l'histoire française, L'Histoire de France par l'image, qui comprend un tome sur le siège de 1870 et la Commune, intitulé L'Invasion, le Siège, la Commune, 1870-1871. Cette fois, ce livre correspond parfaitement à la description d'Eisenstein. Tout d'abord, ce dernier déclare avoir découvert le livre sur la Commune à côté d'albums sur Napoléon et sur la Révolution française ( la guillotine qui captive l'imagination ), avant de s'intéresser au Second Empire, périodes qui correspondent chacune à un tome de la série de Dayot. Il est fort possible que le père d'Eisenstein, amateur de beaux livres, ait possédé cette série, du moins en partie, et qu'Eisenstein en ait ainsi lu plusieurs volumes.

Par ailleurs, conformément aux dires d'Eisenstein qui le qualie à un moment d' album , ce volumineux livre de 364 pages, publié en 1902, est abondamment illustré, à la fois par des gravures, des photographies et des caricatures, comme le souligne son sous-titre  d'après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles, autographes, objets du temps9.  Il

comporte notamment un nombre important de photographies sur les sujets qui marquèrent Eisenstein, à savoir les barricades, les pétroleuses, le déboulonnement de la colonne Vendôme, auquel sont par exemple consacrées trois doubles pages de photographies. (voir g. ??.) On peut d'ailleurs se demander dans quelle mesure cette iconographie du déboulonnement a pu déterminer le traitement original qu'Eisenstein réservera des années plus tard à la destruction du monument à Alexandre III dans Octobre.

8.  À l'illustre mémoire du marquis  (juillet 1946), in Eïzenchteïn, Mémouary [Mémoires en deux tomes], p. 92-93, t. II. (nous traduisons et soulignons)

9. L'auteur justie la diversité de ses matériaux iconographiques par son souci de proposer un ouvrage qui ne se contenterait pas d'être simplement documentaire, mais qui serait également doté de vertus artistiques, souci typique de l'inspecteur des Beaux-Arts qu'était Dayot :

 La liste très fournie de noms d'artistes de talent, depuis Meissonier et Puvis de Chavannes jusqu'à Franz Stuck, Walter Crane, depuis Daumier jusqu'à Robida, dont les ÷uvres sont repro- duites dans ce livre, prouve assez que l'auteur s'est aussi eorcé de donner à son travail une belle couleur d'art et de n'en pas faire uniquement une représentation documentaire d'après des pièces photographiques ou des croquis d'ingénieurs photographes. 

Figure 41  Images du déboulonnement de la colonne Vendôme et de l'exécution des pétroleuses, Armand Dayot, L'Invasion, le Siège, la Commune, 1870-1871, Paris, Flammarion, 1902, p. 281 et 294.

En outre et surtout, Eisenstein explique que c'est grâce à cette lecture d'enfance que s'attise chez lui une véritable passion pour la caricature. Sans s'y consacrer exclusivement, l'ouvrage de Dayot fait la part belle à cette dernière, contrairement à la plupart des publications qui lui sont contemporaines10. Ainsi, certaines sections du livre, intitulées  pièces satiriques , sont

exclusivement composées de caricatures : pour la période du Siège, la section correspondante s'étend sur quinze pages. De surcroît, le livre comporte des charges de tous les caricaturistes mentionnés par Eisenstein, de Gill à Cham, en passant par Daumier. Au sujet de ce dernier, Eisenstein explique dans son texte que c'est également par ce livre qu'il le découvre et qu'il s'en s'éprend. Il se trouve que l'ouvrage d'Armand Dayot réserve justement une place à part à Daumier, dont la production est nettement surreprésentée par rapport aux autres caricaturistes qui y gurent. Dayot, en tant qu'inspecteur des Beaux-Arts, appartient en eet à ce personnel de la Troisième République qui eut à c÷ur de mettre en avant la gure de Daumier  il organisa en 1888 une exposition de ses ÷uvres aux Beaux-Arts et inaugura en 1900 le buste érigé en son

10. Au sujet des créations artistiques sous la Commune, voir Tillier, La Commune de Paris. Révolution sans images?

honneur à Valmondois, où il avait ni ses jours11.

Pour toutes ces raisons, il semble légitime de considérer que l'ouvrage qu'Eisenstein évoque est bien celui de Dayot. Il est fort probable qu'il ait confondu dans le premier extrait cité ci- dessus les noms de Fayard et de Dayot, aux sonorités proches, ce qui n'est guère étonnant quand on sait qu'il rédige ces souvenirs près de quarante ans après les faits.

3. Démarche