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c) Daumier, artiste du peuple : une vision soviétique mythiée

Certes, il est indéniable que Daumier éprouve une sympathie à l'égard des plus démunis, comme le prouvent ses ÷uvres telles que La Soupe ou Le Mont-de-piété. (voir g. ??.) Il est d'ailleurs probable que sa propre condition précaire ait favorisé une telle compassion. De même, son amitié avec le peintre engagé Jeanron comme les caricatures qu'il réalise pour les journaux de Philipon témoignent de son soutien républicain au peuple comme force d'opposition, que ce soit sur un mode réaliste, comme dans La rue Transnonain, ou sur un mode allégorique, comme dans Pauvres moutons, toujours on vous tondra ou dans Le Peuple souverain. En outre, ainsi que le suggère Timothy J. Clark, Daumier livre des représentations du peuple dans des sujets qui en semblent a priori éloignés, comme des scènes religieuses : ainsi la gure du Christ lui permettrait de symboliser  le grand prolétariat75. 

73. Huppert, op. cit., p. 27. (nous traduisons)

74. Champfleury. Histoire de la caricature moderne. Paris : Dentu, 1865, p. 7. Il n'est pas anodin que cette dénition de la caricature coïncide avec le réveil de l'opposition républicaine.

75. Timothy J. Clark. Le Bourgeois absolu. Les artistes et la politique en France de 1848 à 1851. Trad. par Carole Iacovella. Villeurbanne : Art édition, 1992 [1973], p. 184.

Figure 8  Honoré Daumier, La Soupe. 18621865. Fusain, charbon, encre, aquarelle, crayon. 303 × 494 mm, Musée du Louvre, Paris.

Néanmoins, ces éléments, sur lesquels l'historiographie soviétique s'appuie abondamment, ne susent pas à dresser un portrait complet des relations que Daumier entretient avec le peuple. Stratégies de classication

Tout d'abord, par leur nature même, ses caricatures posent problème : si elles sont bel et bien signées de sa main, elles n'en sont pas moins le fruit d'un travail collectif, inhérent au circuit de la presse. C'est ainsi que Philippe Kaenel rappelle à juste titre qu'il convient toujours, au moment de les analyser, de garder en mémoire leur dimension plurivocale, hybride et dialogique76. En

eet, la plupart des lithographies que Daumier réalise sont destinées aux journaux de la maison Aubert, dirigés par Philipon qui les contrôle de très près, en tant que principal actionnaire et responsable à part entière de leur contenu. Son impact est donc déterminant sur les artistes et nombre d'exégètes ont ainsi supposé qu'il aurait dicté un grand nombre de ses sujets à Daumier et rédigé la plupart de ses légendes. Si l'engagement républicain de Philipon dans sa guerre contre Louis-Philippe est bien réel et sincère, comme l'a démontré David Kerr, nuançant

ainsi le point de vue de James Cuno, selon lequel il s'agirait d'opportunisme avant tout77,

Philipon n'en reste pas moins un entrepreneur habile, qui sait se ménager les faveurs de diérents publics. James Cuno a bien analysé les diérentes stratégies qu'il déploie à l'égard des classes moyennes qui constituent sa cible principale  élément qui met d'ailleurs à mal l'idée tenace, que les Soviétiques reprennent à loisir, selon laquelle les caricatures de Daumier s'adresseraient principalement aux couches populaires. En eet, Philipon assigne une fonction diérente aux caricatures politiques d'une part, où le peuple, en tant qu'allié de la bourgeoisie contre Louis- Philippe, est présenté sous un jour noble, que ce soit dans ses luttes ou dans ses sourances, et aux caricatures sociales d'autre part, qui s'attachent quant à elles à dépeindre le peuple comme un élément bien distinct de la bourgeoisie, comme une population inquiétante et trouble,  la populace , selon l'équation posée entre  classes laborieuses  et  classes dangereuses78 Suite

à l'augmentation brutale de la population parisienne durant la première moitié du XIXèmesiècle

et à la série de violences qui en découlent, faute de débouchés susants pour les nouveaux venus, il s'agit de proposer aux classes aisées une image claire de l'ordre social, qui permette de repérer et d'identier les éléments dangereux des couches paupérisées79. Les caricatures de Daumier

participent pleinement à cette stratégie de stigmatisation : par exemple, en mars 1834, soit au même moment où il construit l'image positive et saine du bel ouvrier typographe de Ne vous y frottez pas !, il exécute L'Ivrogne, qui dépeint les quartiers populaires comme des bas-fonds sordides et inquiétants, où règnent la violence, le chaos et la débauche, alimentés par le éau de l'alcoolisme. (voir g. ??.)

Certains contemporains de Daumier se montrent d'ailleurs amers face à de telles productions. Ainsi, dans le Rivarol, le Dictionnaire satirique des célébrités contemporaines de 1842, à l'entrée  Daumier , on trouve la description suivante :

 Daumier et Traviès sont deux caricaturistes qui se sont joliment amusés à crayon- ner la pauvre nature humaine de Paris à leur façon. Les vieilles portières, les ivrognes,

77. David S. Kerr. Caricature and French political culture, 1830-1848. Charles Philipon and the illustrated press. Oxford : Clarendon press, 2000 ; James Bash Cuno.  Charles Philipon and la maison Aubert : the business, politics and public of caricature in Paris. 1820-1840.  Thèse de doct. Cambridge : Harvard University, 1985.

78. Louis Chevalier. Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXème

siècle. Paris : Plon, 1950. 79. Cuno, op. cit., p. 265-270.

Figure 9  Honoré Daumier, L'Ivrogne. 1834. Lithographie, 222 × 276 mm. Noack Collection. les chionniers et toute cette race dont le privilège est de faire immensément rire ceux qui ont le c÷ur assez ravigoté pour trouver plaisants non seulement tous les ridicules mais encore toutes les laideurs et les misères sociales, lui doivent leur illustration aux vitrines d'Aubert et de Martinet80. 

Silences équivoques

Bien entendu, les Soviétiques ne mentionnent jamais ces ÷uvres de Daumier. On pourrait arguer du fait qu'il ne s'agit pas de ses travaux les plus connus ni les plus reproduits, et que les Soviétiques pouvaient tout simplement ne les avoir jamais vus. Néanmoins, ils ne se montrent pas plus diserts quant à l'attitude réservée de Daumier par rapport aux événements de 1848 et de 1871. Comme Timothy Clark l'a bien souligné, au-delà des problèmes que lui pose la technique de la peinture à l'huile, Daumier éprouve certaines dicultés à représenter la révolution de février 1848 dans ses peintures. Il abandonne la plupart des ÷uvres qu'il lui consacre, n'arrivant pas à donner forme à l'alliance entre la bourgeoisie et le peuple, celle-ci ayant été rudement mise à l'épreuve par les faits  aux yeux de la bourgeoisie, le peuple oscille désormais entre le héros et le barbare81. Par exemple, selon Werner Hofmann, une peinture comme L'Émeute

80. Fortuné Mesuré, Rivarol. Dictionnaire politique de 1842, cité par Chevalier, op. cit., p. 257. 81. Clark, op. cit., p. 20.

condamnerait les excès autodestructeurs d'une foule galvanisée par l'élan révolutionnaire82. Par

ailleurs, Daumier demeure muet quant à l'insurrection de juin 1848 et à la sévère répression, orchestrée par le général Cavaignac, qui s'ensuivit. Son silence est encore plus éloquent en ce qui concerne la Commune : il ne représente ni la lutte des Communards, ni leur écrasement  phénomène qui, soit dit en passant, ne se limite pas au cas de Daumier83. An de contourner

la question épineuse de cette absence d'images, Nina Iavorskaïa omet d'aborder l'épisode de la Commune dans sa monographie pourtant fournie sur Daumier. Ce que Tougenhold écrit quant à lui à ce sujet révèle combien ce point l'embarrasse :

 Daumier, accablé de chagrin, ne pouvait pas, visiblement, aller dans le détail ou concrétiser ses impressions. [...] L'artiste vieillissant est fatigué. La tasse pleine de ses tourments est remplie à ras bord.

Peut-on vraiment douter que l'âme de Daumier ne fût pas du côté des Versaillais, du côté de Thiers qu'il avait tant détesté, dont il avait littéralement prédit le rôle futur de bourreau ? Bien sûr que non84! 

Il tente ainsi tant bien que mal de justier le silence de Daumier à l'aide d'une interprétation psychologisante dont la rhétorique forcée peine à convaincre.

Daumier, chantre d'un peuple modéré

En réalité, il semblerait plutôt que Daumier soutienne le peuple lorsqu'il apparaît sous les traits d'une entité modérée et qu'il le réprouve lorsque celui-ci s'adonne aux excès. Le peuple qu'il cautionne et admire serait plutôt celui qui s'inscrit dans la tradition des petits métiers, un peuple digne et noble, qui ne saurait se livrer à des débordements de violence. Cette vision idéalisée est d'ailleurs largement partagée par l'intelligentsia républicaine, qui fut très surprise en 1848 par le décalage qu'elle constata entre ses projections et la réalité qu'elle rencontra concrètement sur le terrain85. Bien qu'on ne dispose pas de beaucoup de données biographiques permettant

82. Hofmann, op. cit., p. 25.

83. Voir Bertrand Tillier. La Commune de Paris. Révolution sans images? Seyssel : Champ Vallon, 2004. 84. Tougenthold, op. cit., p. 113. (nous traduisons)

une approche  personnaliste  de son art86, la position de Daumier peut s'expliquer par son

rang social. En tant qu'artisan lithographe et ls lui-même d'artisan, il relève d'une catégorie sociologique assez oue : en fonction des dénitions que l'on peut donner des termes  peuple  et  bourgeoisie , il peut appartenir à l'un ou l'autre. En eet, pris stricto sensu, le peuple peut désigner les couches inférieures et souvent paupérisées de la société, soit le prolétariat  qui est d'ailleurs loin de constituer une classe homogène, puisqu'il comprend à la fois les ouvriers des petits ateliers comme les ouvriers concentrés au sein de grandes entreprises ou les paysans-industriels87. Prise lato sensu, la notion de peuple est équivalente à  tiers-état , et

peut inclure toute une frange de la petite bourgeoisie : les petits boutiquiers, les artisans installés à leur compte, les employés de bureau, les membres des professions libérales, etc. La diversité recouverte par le terme de  peuple  est d'ailleurs corrélaire à celle inhérente au concept de  bourgeoisie , comme Adeline Daumard l'a démontré88. Par exemple, la petite bourgeoisie

non censitaire, d'origine modeste mais travailleuse et méritante, est bien plus proche du peuple que de la haute bourgeoisie nancière ou industrielle. Selon l'orientation idéologique du propos, Daumier est ainsi perçu par ses diérents exégètes tantôt comme un bourgeois, tantôt comme un prolétaire. L'ambiguïté de son statut social est bien illustrée par son choix de s'installer sur l'île Saint-Louis : il se retrouve au c÷ur de la ville prolétaire, tout en restant en contact avec la classe moyenne ; il observe les quartiers travailleurs sans s'y mêler. De même, il y préserve son identité d'artisan tout en mettant à distance le monde de l'art. De la sorte, comme l'écrit Timothy J. Clark, Daumier parvient  à n'être ni un ouvrier, ni un bourgeois, mais se situe quelque part entre les deux, avec un détachement qui n'a rien à voir avec l'objectivité89 . Sa situation

charnière entre deux classes permettrait d'expliquer son attachement à l'idéal républicain et sa bienveillance pour un peuple modéré, qui ne menace pas l'ordre social par sa violence. S'il s'en prend dans ses satires à la bourgeoisie, principal acheteur des caricatures produites par la maison Aubert, il s'agit surtout de lui tendre un miroir qui lui conrme, au-delà de toute

86. Pour reprendre la distinction opérée par Nathalie Heinich entre  approche opéraliste  et  approche personnaliste . Nathalie Heinich.  L'ambivalence de l'artiste en personne : entre fascination et disqualication . Dans : L'Artiste en personne. Sous la dir. de Jacques Sato. Université de Rennes, 1998, p. 117130.

87. Georges Duveau. La Vie ouvrière sous le Second Empire. Paris : Gallimard, 1946.

88. Adeline Daumard. Les Bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815. Paris : Aubier, 1987. 89. Clark, op. cit., p. 160-161.

moquerie, la stabilité de son identité sociale90. Comme l'écrit avec justesse Baudelaire,  nul

comme Daumier n'a connu et aimé le bourgeois91. 

On est ainsi loin de l'image, abondamment véhiculée par les Soviétiques et bâtie sur le prin- cipe de narodnost', d'un Daumier prolétaire et révolutionnaire, ennemi inlassable et farouche pourfendeur de la classe bourgeoise. Quoiqu'il en soit, cette vision fortement partisane de Dau- mier en fait un modèle de choix à imiter pour les artistes soviétiques, dont Eisenstein.

Eisenstein et Daumier

À cette époque en U.R.S.S., Eisenstein n'est donc guère le seul à s'intéresser à Daumier, qui gure en bonne place dans le paysage éditorial et critique soviétique de l'époque. Il n'est pas étonnant dans ces conditions qu'il le revendique ouvertement comme source d'inspiration. En se tournant vers les productions de Daumier, il peut en eet répondre aux impératifs liés à la mise en place d'un art engagé au service du nouveau régime. Comme le rappelle Michael Baxandall dans Formes de l'intention92, une ÷uvre se conçoit par rapport à des problèmes spéciques,

en fonction desquels l'artiste eectue un choix parmi le répertoire de possibilités que la culture environnante lui ore. L'intention de l'÷uvre ne se réduit donc pas à l'intention de l'artiste  un état psychologique assignable à un individu  mais réside dans ce tissu composé des problèmes auxquels l'÷uvre tente d'apporter une solution concrète et des moyens mis à la disposition de l'artiste par sa culture.

Cependant, tout en semblant satisfaire en apparence les directives du pouvoir, le regard qu'Eisenstein développe sur l'art de Daumier apparaît comme très original, détonant fortement avec la réception soviétique de l'artiste. En eet, il se nourrit des ÷uvres de Daumier pour explorer aussi des thématiques qui lui sont propres et qui dépassent la problématique exclusive

90.

 Lorsque l'objet d'une caricature sociale est le même que son public, une telle caricature fonc- tionne comme une plaisanterie d'autosatisfaction, élevant son objet autant qu'elle le rabaisse, té- moignant du statut élevé de son public qui perçoit alors l'humour de la caricature comme une supercherie innocente qui ne peut raisonnablement être vraie. 

(Cuno, op. cit., p. 43.)

91.  Quelques caricaturistes français , in Charles Baudelaire. ×uvres complètes. Sous la dir. de Claude Pichois. Gallimard, La Pléiade, 1975, p. 555, t. II.

de l'art militant. Comme on le verra tout au long de ce travail, il excelle à pratiquer ce qu'on pourrait appeler une politique du grand écart, qui consiste à concilier ses intérêts personnels avec ceux, pas toujours compatibles, que suppose la pratique d'un art engagé en U.R.S.S.

Après avoir retracé le regard porté par les Soviétiques sur Daumier, attardons-nous désormais sur la manière dont Eisenstein se passionne pour l'artiste durant toute sa vie.

Chapitre II