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a) Un intérêt généralisé pour l'art de la caricature

Un art d'agitation

 La èche lancée du sarcasme paralyse bien souvent davantage l'ennemi que n'importe quelle injure et s'avère parfois plus dan- gereuse qu'un coup politique ou physique direct. 

Anatoli Lounatcharski, À propos du caricaturiste Déni  En art, tous les moyens sont admissibles, sauf ceux qui ne mènent pas au but. 

Sergueï Eisenstein, Constanza

L'avènement des bolchéviks au pouvoir les conduit rapidement à se poser la question de la culture dont ils souhaitent doter leur régime. Suite au déclenchement du conit avec les Blancs et les contre-révolutionnaires, il devient urgent de mobiliser les esprits à l'aide d'une guerre des images, qui se cristallise dans l'agit-prop. Comme l'explique Sergueï Tchakhotine, qui occupa le poste de secrétaire général du Soviet des Travailleurs Intellectuels, l'agit-prop comprend deux versants : la propagande, qui tâche de convertir des futurs militants et qui ne touche que relativement peu de monde, et l'agitation, qui cherche à ébranler et à mobiliser des milliers de personnes par des moyens essentiellement émotifs.29. Il s'agit donc de distiller un

message de façon ecace en recourant aux ressources sensitives et émotionnelles de l'art, comme l'explique Anatoli Lounatcharski, Commissaire à l'Instruction publique, qui joua un rôle décisif dans l'orientation culturelle russe et soviétique des années vingt30 :

 Il faut faire appel à tous les domaines artistiques pour élever et illustrer clairement notre travail d'agitation ou de propagande politique et révolutionnaire ; cela doit se faire autant en liaison avec le travail de choc ponctuel que dans le travail quotidien habituel. L'art est un puissant moyen de transmettre des idées, des émotions et des états d'esprit à notre entourage. L'agitation et la propagande acquièrent une acuité et une ecacité particulières lorsqu'on les revêt de formes attrayantes et puissantes de l'art31. 

Lounatcharski souscrit ainsi aux thèses de Bogdanov, selon lequel l'art constitue une arme puissante pour organiser l'expérience sociale au moyen d'images vivantes. Cette conception doit beaucoup aux théories empathiques de Lipps, pour lequel une ÷uvre doit absorber émotionnel- lement son public32, mais aussi, de manière plus générale, à l'idée répandue en Russie depuis

29. Sergueï Tchakhotine. Le Viol des foules par la propagande politique. Paris : Gallimard, 1952 [1939], p. 334.

Il reprend ainsi la distinction établie par Plékhanov :  le propagandiste inculque beaucoup d'idées à une seule personne ou à un petit nombre de personnes ; l'agitateur n'inculque qu'une seule ou idée ou qu'un petit nombre d'idées : en revanche, il les inculque à toute une masse de personnes.  (cité par ibid., p. 345).

30. Sur le rôle de Lounatcharski, voir Sheila Fitzpatrick. The Commissariat of enlightenment - Soviet orga- nization of education and the arts under Anatoli Lunacharsky. Cambridge : Cambridge University Press, 2002 [1970].

31.  Thèses de la section artistique du Narkompros et du Comité central de l'Union des Travailleurs de l'Art à propos de la politique de base dans le champ de l'art  (1920), in John Bowlt. Russian art of the avant-garde : theory and criticism. New York : Thames et Hudson, 1988, p. 182-185. L'image de l'art comme charme, comme envoûtement revient continuellement dans les écrits de Lounatcharski

le XIXèmesiècle que l'art doit  infecter  son spectateur, d'après la célèbre formule de Tolstoï.

Plutôt que de démontrer, l'÷uvre d'art doit montrer, et ce de façon immédiate et sensorielle. Elle est ainsi envisagée avant tout dans sa relation à son spectateur, en tant qu'aect, dont la qualité se mesure à son ecacité :

 Chaque ÷uvre artistique n'a pour but que d'agir sur l'homme à travers son système nerveux, d'agir sur sa conscience et la changer33. 

Tributaire des expérimentations scientiques menées par Pavlov et par Bekhtérev, cette exigence d'un art  nerveux  et excitant forme une constante dans l'art russe et soviétique des années vingt, depuis les expériences menées par Kouléchov jusqu'aux manifestes futuristes et excentriques, en passant par le fameux  montage des attractions  théorisé par Eisenstein pour le théâtre avec l'aide de Sergueï Trétiakov34. L'art d'agitation est conçu dans son ensemble

comme un moyen de forcer coûte que coûte, par des procédés sensitifs puissants, l'adhésion du spectateur à une thèse.

Le rire comme arme

Dans cette optique, le rire idéologique doit jouer un rôle déterminant. Comme le déclare Lounatcharski, qui considérait le rire comme une arme puissante,  rendre quelque chose de drôle, c'est lui porter un coup dans le nerf le plus vital35.  Conscient du potentiel destructeur

du rire, Lounatcharski ne cesse de promouvoir l'art de la caricature comme un élément redoutable d'ecacité et, par là-même, essentiel à la stratégie de communication du régime dans sa lutte contre la réaction :

 Notre rire, dirigé contre notre ennemi, sera méchant, parce que notre ennemi est encore fort.

Aux origines de l'empathie. Fondements et fondateurs. Nice : Ovadia, 2009.

33. Anatoli Lounatcharski. Koultoura na zapade i ou nas (La culture occidentale et la nôtre). Moscou : Gosoudarstvennoe izdatelstvo, 1928, p. 29. (nous traduisons)

34. Sergueï Trétiakov (1892-1939). Écrivain. Il fut l'un des théoriciens du LEF, prônant une  littérature du fait.  Eisenstein mit en scène certaines de ses pièces.

35.  Nous rirons  (1920), in Anatoli Lounatcharski. Sobranie sotchinéni (×uvres complètes). Moscou : Khoudojestvennaia litératoura, 1964, p. 76, t. III, (nous traduisons).

Dans cette lutte, nous avons le droit de représenter par le rire notre ennemi de manière caricaturale. Personne ne s'étonne donc quand Emov36 ou n'importe quel

autre caricaturiste place Macdonald37 dans les situations les plus inattendues, dans

lesquelles celui-ci ne s'est jamais retrouvé en réalité. Nous savons très bien que c'est d'une vérité plus grande que la meilleure photographie de Macdonald, parce que c'est justement par le biais de cette situation articielle, de cette situation improbable, que la caricature révèle la vérité intérieure avec plus de clarté et de mordant que n'importe quel autre procédé38. 

Notons cependant que la caricature entendue comme dessin de presse ne se développe pas tout de suite : en eet, au lendemain de la prise de pouvoir par les bolchéviks, ces derniers mettent en place tout un système de contrôle et de répression de l'information qui aboutit à la disparition d'une centaine de titres39. La caricature qui se pratique alors est essentiellement

diusée par l'ache politique, qui s'inscrit massivement dans l'espace urbain et qui connaît un développement inégalé, notamment grâce à l'agence ROSTA, créée en 191840 . Comme le

remarque Iakov Tougenhold, pour lequel l'ache constitue le véritable  reet de la révolution dans l'art , son  baromètre41 , il s'agit d'une situation inédite, que n'a pas connu la France

de 1789, de 1848 ou même de 1871, dans la mesure où, pour la première fois, l'ache est

36. Boris Emov (1900-2008), caricaturiste alors très en vogue.

37. James Ramsay Macdonald (1886-1937). Premier chef de gouvernement travailliste de la Grande-Bretagne. Ayant été accusé de sympathies suspectes envers l'URSS, il conduit le parti travailliste à désavouer le communisme en 1925, ce qui lui vaudra l'hostilité des Soviétiques.

38.  Le réalisme socialiste  (1933), in Lounatcharski, op. cit., p. 500, t. VIII.

Certes, le contexte de cette conférence est bien diérent de celui des années vingt. Toutefois, Lounatcharski ne fait qu'y reprendre ses conceptions antérieures sur le pouvoir idéologique du rire et de la satire.

Dans les écrits de Lounatcharski, l'opposition entre la caricature, révélatrice de la vérité intérieure, et la pho- tographie, juste bonne à reproduire mécaniquement des apparences extérieures souvent mensongères, constitue un véritable leitmotiv..

39. Michel Laran et Jean-Louis Van Regemorter. La Russie et l'ex-URSS de 1914 à nos jours. Paris : Armand Colin, 1996, p. 324 ; M.W. Hopkins. Mass media in Soviet Union. New York, 1970, p. 62-71.

40. L'agence ROSTA (Agence du télégraphe russe) fut l'un des principaux organes d'information pendant la guerre civile. Maïakovski y était responsable de l' agitation artistique . Pour une description précise et pittoresque du fonctionnement de l'agence et de l'atmosphère qui y régnait, on peut se reporter aux souvenirs du critique de théâtre Alexandre Fevralski, qui y travailla. (Alexandre Fevralski,  ROSTA , in Alexandre Fevralski. Moskovskie vstrétchi (Rencontres moscovites). Moscou : Moskovski rabotchi, 1982, p. 2950, p. 29- 50.)

massivement utilisée à d'autres ns que capitalistes42. Le critique Lev Vrajine livre ainsi une

description saisissante de son rôle satirique :

 Allez au Tsentragit [Administration centrale de l'Agitation]. Depuis chaque par- celle de mur vous guettent des gueules répugnantes de crétins, de gras scélérats, de violeurs enragés, d'avares égoïstes, de militaires imbus d'eux-mêmes, de popes charo- gnards. Un vrai zoo humain ! Ces gures et ces gueules sont très habilement exécutées ar un artiste qui s'est fait la main sur ces thèmes. À la vue d'une telle galerie d'abo- minations humaines, l'âme se détourne, tandis que croissent la haine et le mépris pour les orchestrateurs de l'ordre capitaliste43. 

Figure 5  L'ache politique, élément du paysage urbain quotidien. 1920. Reproduit dans L'art d'agitation pour les masses.

42. Iakov Tougenthold.  Art et révolution . Dans : Khoudojnik i zritel (L'artiste et le spectateur) 2-3 (1924), p. 6974.

L'ache et la caricature, objet d'analyses

Rapidement, l'ecacité des aches fait l'objet d'analyses de la part d'historiens d'art, comme A. Sidorov, qui en dresse un bilan dans un article datant de 1919 intitulé  Deux ans d'art russe et d'activité artistique44. Sidorov y insiste sur la capacité de l'ache à émouvoir violemment

son spectateur, aussi illettré soit-il. Notamment, il la compare à un cri, ce qui n'est pas sans rappeler la fameuse formule de Champeury qualiant la caricature de  cri des citoyens.  Eectivement, l'ache mobilise tout un ensemble de facteurs qui lui assurent sa puissance et sa lisibilité : couleurs vives inspirées du loubok, laconisme et simplicité des formes, slogans à l'emporte-pièce. Outre les aches, dans lesquelles Maïakovski reconnaissait les prédécesseurs des journaux satiriques illustrés soviétiques45, ces procédés caricaturaux sont également employés

dans les spectacles militants et dans les décors des trains d'agitation (agit-poezdy).

Quant à la presse satirique, qui avait connu un véritable foisonnement en octobre 1905 et en février 1917, elle ne prend véritablement son essor qu'à partir de 1921, avec l'instauration de la NEP : c'est alors que des journaux comme Le Satirikon rouge, L'Hippopotame, L'Athée ou encore le célèbre Crocodile voient le jour, et que s'y déchaînent les talents, pour ne citer qu'eux, de Moor, de Déni, de Tchéremnykh, d'Emov ou des  Koukriniksy  (Kouprianov, Krylov et Sokolov)46. Le poids grandissant de la presse satirique attire l'attention des intellectuels

qui cherchent à produire des écrits théoriques et critiques sur la caricature : par exemple, une monographie consacrée aux dessins politiques de Déni paraît dès 1923, assortie d'une préface par Lounatcharski47. Tout en rappelant qu'une bonne charge peut être plus ecace qu'un coup

physique, Lounatcharski explique la puissance des caricatures de Déni en tentant d'élucider le problème, crucial, du rire. Il distingue deux types de rires : l'un, trivial, sans intérêt, s'attachant à tout et à n'importe quoi ; l'autre, digne de la plus haute attention, instrument de lutte, sérieux par son objet et par sa fonction, consistant à démasquer les ennemis et à dévoiler les vices de la société. Selon lui, les caricatures de Déni relèvent du deuxième type et témoignent d'une

44. A. A. Sidorov.  Deux ans d'art russe et d'activité artistique . Dans : Tvorchestvo (oct. 1919), p. 3842. 45. Vladimir Maïakovski. Polnye sobranie sotchinéni (×uvres complètes choisies). T. XII. Moscou : Gosli- tizdat, 1959, p. 206.

46. Vladimir Lisine. Rousskaïa karikatoura (La Caricature russe). Moscou : Knigi WAM, 2006.

main de maître, car malgré la violence de leurs attaques, elles n'oppressent pas le spectateur qui ressent au contraire une certaine joie et un certain bien-être à la vue de ce qu'il estime être une charge légitime. Enn, Lounatcharski dénit l'art de Déni comme caricature à la fois réaliste  les victimes sont immédiatement reconnaissables et leurs défauts sont tout de suite mis à nu  et fantastique  l'art caricatural recourt à l'hyberbole et au symbole pour accentuer son message. Il développera à nouveau certaines de ces idées dans un article consacré à l'artiste publié en 1928 dans Moscou-Soir48et dans la préface d'une autre monographie publiée sur Déni

en 193049. Néanmoins, s'il apprécie l'art de Déni, Lounatcharski estime qu'il n'est pas encore

assez virulent. C'est pourquoi il donne l'art de Grosz mais aussi de Daumier et de Goya comme modèles à imiter pour les artistes soviétiques :

 Grosz n'est pas un maître du schématique, c'est un maître du type. Aussi est- ce un artiste réaliste, bien qu'en réalité, à l'instar de tous les caricaturistes réalistes comme Steinlen ou dans une plus grande mesure Daumier, Grandjouan et peut-être plus que tous encore Goya  tous dont Grosz se réclame , à l'instar de ceux-ci donc, il déforme de manière tout à fait rationnelle les objets qu'il représente.

Avons-nous besoin d'un tel art, oui ou non ?

[...] Si nous avions des dizaines de Grosz, on leur trouverait plein de travail, tout comme on en trouve chez nous pour des artistes bien moins venimeux, il faut le dire franchement, bien que très talentueux, comme Déni et ses semblables50. 

Parallèlement, les années vingt voient naître toute une série d'essais et de monographies sur la caricature russe et soviétique, constituant autant d'étapes dans l'écriture de son historiographie (la plupart de ces ouvrages gurent d'ailleurs dans ce qui reste aujourd'hui de la bibliothèque d'Eisenstein). Ainsi, en 1925, année de la sortie du Cuirassé Potemkine, on célèbre les vingt ans de la révolution de 1905 en inaugurant un cycle de publications sur la caricature et sur la satire de cette époque, décisive dans la constitution d'un art caricatural national51. En 1930,

48. Anatoli Lounatcharski.  Sur l'artiste Deni . Dans : Véchernaia Moskva (Moscou Soir) 192 (août 1928). 49. Viktor Deni. My, nachi drouzia i nachi vragi v risounkah Deni (Nous, nos amis et nos ennemis dans les dessins de Deni). Moscou/ Léningrad : Gosoudarstvennoe izdatelstvo, 1930.

50.  L'art en danger , Novy mir, 3 mars 1926, in Lounatcharski, Ob iskousstve (Sur l'art), p. 339-340, t. II. (nous traduisons).

Figure 6  Viktor Déni, Le Capital. 1919. Reproduit dans L'art d'agitation pour les masses.

l'historien de la littérature Lev Varchavski fait paraître une monographie qui dresse le bilan de l'activité caricaturale soviétique, dont il poursuivra l'analyse dans un autre ouvrage, sorti en 193752. La même année, le caricaturiste Antonovski établit une anthologie de la caricature

soviétique53. Enn, les artistes ne cessent de publier des recueils de leurs caricatures, à l'instar

de Boris Emov, extrêmement prolique, ou des Koukriniksy.

russe de la première révolution. 1905-1906). Léningrad : Gosoudarstvennoe izdatelstvo, 1925 ; Sergei Dreiden. 1905 god v satire i ioumore (L'Année 1905 dans la satire et dans l'humour). Leningrad : Gosoudarstvennoe izda- telstvo, 1925 ; Sergei Dreiden et Korneï Tchoukovski. Rousskaïa révolioutsia v satire i ioumore (La Révolution russe dans la satire et dans l'humour. Leningrad : Gosoudarstvennoe izdatelstvo, 1925 ; Sergueï Miskévitch. Albom révolioutsionnoï satiry 1905-1906 (Album de la satire révolutionnaire de 1905-1906). Moscou : Gosou- darstvennoe izdatelstvo, 1926 ; Sergueï Isakov. 1905 god v satire i karikatoure (L'Année 1905 dans la satire et dans la caricature). Moscou : Priboi, 1928.

52. Lev Varchavski. Nacha polititcheskaïa karikatoura (Notre caricature politique). Moscou : Izogiz, 1930 ; idem, Rousskaïa karikatoura (La Caricature russe).