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b) Un intérêt pour la caricature française du XIX ème siècle

La question de l'héritage

Et nous ne nous tromperons pas si nous disons que la place de Daumier se trouve dans le même Panthéon des grands hommes où brillent pour toujours les noms de Marx et Lénine.

Iakov Tougenhold,  Honoré Daumier  (1924) Les réexions menées sur la caricature nationale s'accompagnent d'un mouvement d'inves- tigation et de recherche sur les productions caricaturales des autres pays, dans le contexte plus général du débat portant sur la culture à donner au nouveau régime. En eet, les partisans d'une  culture socialiste , dont font partie Lénine et Lounatcharski, l'emportent peu à peu sur les tenants d'une  culture prolétarienne , théorisée entre autres par Bogdanov. Il ne s'agit pas, comme ce dernier le souhaiterait, de coner au prolétariat encore inculte la création d'une culture ex nihilo, mais au contraire de s'appuyer sur les conquêtes artistiques et scientiques des sociétés antérieures à la Révolution. Comme l'explicite le Comité central du département de l'agit-prop dans sa résolution du 18 juin 1925, qui reprend les positions léninistes,  le Parti doit combattre toute attitude désinvolte ou négligente à l'égard de l'héritage culturel ancien54.

Aussi, au lieu de rejeter en bloc l'héritage du passé et de procéder à une  table rase de l'art passé , comme le désirent ardemment les futuristes et les tenants de l'art prolétarien, il convient de sélectionner les éléments du passé utiles à la construction du socialisme55. Dans cette sélec-

tion intervient un principe tout à fait fondamental, celui de narodnost', tel qu'il fut déni au XIXème siècle par Biélinski, Herzen et Dobrolioubov. Le concept de narodnost', intraduisible en

français et dérivé du substantif narod (peuple, nation) constitue le point de rencontre entre la

54.  Résolution du Comité central du Parti Communiste russe (bolchévik) , 18 juin 1925, cité par James C. Vaughan. Soviet socialist realism. Londres : Macmillan, 1973, p. 118.

55. Sur l'arontement entre  culture prolétarienne  et  culture socialiste , voir Pérus, op. cit. ; Lynn Mally,  Egalitarian and elitist visions of cultural transformations : the debate in the Proletkul't movement et Sheila Fitzpatrick,  The bolsheviks' dilemma. Class, culture and politics in the early years , in Marc Ferro, éd. Culture et révolution. Paris : Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1989.

Si globalement, Lénine et Lounatcharski partagent les mêmes vues concernant l'héritage du passé, en re- vanche, en matière d'art, Lounatcharski s'avère bien moins conservateur que Lénine, qui manifeste une farouche hostilité à l'égard des expérimentations avant-gardistes, notamment futuristes. Reléguant les questions purement artistiques au second plan, il considère que la culture implique avant tout des eorts qui, comme l'alphabétisation, permettront aux masses d'acquérir des savoirs basiques.

qualité artistique d'une ÷uvre, son contenu idéologique et sa fonction sociale. En quelque sorte, une ÷uvre peut être qualiée de narodnaïa ( populaire ) lorsqu'elle exprime dans sa forme comme dans son contenu la conscience sociale d'une époque donnée. La qualité  populaire  d'une ÷uvre du passé sut à la doter d'une valeur propre pour les générations suivantes qui la reçoivent en héritage. C'est pourquoi la culture socialiste peut s'édier sur de telles ÷uvres56.

La caricature française, héritage de choix pour l'art soviétique

Dans cette optique, la caricature française du XIXème siècle constitue un héritage culturel

de choix que les Soviétiques s'emploient à valoriser, notamment à travers la tenue d'expositions. Ainsi, le 20 septembre 1923, une exposition s'ouvre à l'Ermitage, qui marque un tournant dans la politique muséale russe, comme le précise le livret :

 Notre exposition est la première exposition muséale de lithographies en Russie. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, en l'absence de certains maîtres et dans les limites du lieu, elle fournit un aperçu relativement étendu de cette période cruciale pour le développement de la lithographie française, une période non moins brillante pour l'histoire en général57. 

Malgré la rupture des contacts avec l'Europe due au  cordon sanitaire , l'Ermitage dispose de susamment d'÷uvres pour proposer au spectateur un aperçu satisfaisant : notamment, les lithographies de La Caricature et du Charivari y sont bien représentées. À ce moment précis, une telle exposition représente une véritable prouesse et témoigne d'un intérêt bien réel. De même, en 1925, sous le commissariat de Sergueï Lobanov, une exposition se tient à Moscou, consacrée aux dessins français de la n du XIXèmesiècle et du début du XXèmesiècle. Posant explicitement

une association entre l'art de la caricature et celui d'un réalisme attaché au peuple, elle donne à voir des caricatures de Rouveyre, de Rops et de Forain, ainsi que des ÷uvres de Constantin

56. Sur la notion de narodnost', voir Vaughan, op. cit., p. 3-8 et Sheila Fitzpatrick,  The bolsheviks' dilemma. Class, culture and politics in the early years , in Ferro, op. cit.

57. Vystavka frantsouzkikh litogra pervoï poloviny XIX véka (Exposition de lithographies françaises de la première moitié du XIXème siècle). Pétrograd : Gosoudartvenny Ermitaj, 1923. (nous traduisons)

Meunier et de Jules-Bastien Lepage, tous deux alors extrêmement populaires58.

La valorisation de l'héritage que représente alors la caricature française du XIXème siècle se

traduit également par la publication d'un certain nombre d'études et d'ouvrages consacrés à cette question, et plus précisément à l'÷uvre de Daumier. En 1920, M. Sergeeva publie Osada (Le Siège), un petit recueil de caricatures de Daumier sur le siège de Paris59. En 1924, le critique

d'art Iakov Tougenhold écrit dans Pétchat i revolioutsia un long article sur l'artiste60. En 1929,

à l'occasion du cinquantenaire de la mort de Daumier, Hugo Huppert lui consacre une étude dans la revue Iskousstvo61. Cet engouement se prolonge ensuite, durant tout le vivant d'Eisenstein.

En 1935, la spécialiste d'art français Nina Iavorskaïa rédige la première monographie en russe sur Daumier62. Deux ans plus tard, A.Tikhomirov rédige un article intitulé  Vie et lutte de

l'artiste Honoré Daumier63  Enn, en 1940, l'historien de l'art Ivan Matsa produit un grand

article sur la peinture de Daumier dans la revue d'art Iskousstvo64.

Daumier, précurseur de l'art d'agitation

Dans la plupart de ces écrits revient inlassablement le même leitmotiv : celui de la nécessité, pour les artistes et la société soviétique, de découvrir et de s'approprier d'urgence l'art de

58. Sergueï Lobanov, éd. Vystavka risounkov frantsouzkikh khoudojnikov kontsa XIX i natchala XX véka (Exposition de dessins d'artistes français de la n du XIXème siècle et du début du XXème). Moscou : Gosou-

darstvenny mouzeï novogo zapadnogo iskousstva, 1925.

Depuis la n du XIXèmesiècle, Lepage est considéré en Russie comme un exemple à suivre. Avec Meunier, il

sera présenté dans les années 30 comme un modèle pour le réalisme socialiste.

59. M. Sergeeva. Osada (Le Siège). Moscou : Gosizdat, 1920. L'auteur y insiste notamment sur la simplicité et l'ecacité des ÷uvres de cette période, compréhensibles pour tous, et sur leur aspect héroïque. Le thème retenu par l'auteur ne peut que résonner avec la guerre civile que traverse alors la Russie.

60. Iakov Tougenthold.  Honoré Daumier . Dans : Pétchat i révoloutsia. Journal litératoury, iskousstva, kritiki i bibliographi (Presse et révolution. Journal littéraire, artistique, critique et bibliographique) 5 (sept. 1924), p. 101133.

Historien de l'art et critique d'art, auteur, avec Abraham Efros, de la première monographie sur Chagall, il se passionne entre autres pour le dix-neuvième siècle français, consacrant des ouvrages à Van Gogh et à Degas.

61. Hugo Huppert.  Honoré Daumier . Dans : Iskousstvo 3-4 (1929), p. 1627.

D'origine allemande, ce romancier, essayiste et critique d'art travaille et étudie à Moscou de 1928 à 1932 à l'institut Marx-Engels.

62. iavorska\IeC {\"\i }a

63. A. Tikhomirov.  Vie et combat de l'artiste Honoré Daumier . Dans : Iouny Khoudojnik (Jeune Artiste) 12 (1937), p. 1318. De manière symptomatique, cet article s'ouvre sur une reproduction d'une peinture de Daumier consacrée à la Révolution française : Camille Desmoulins appelant le peuple aux armes dans le parc du Palais-Royal.

Daumier, présenté comme un précurseur génial de l'agit. Ainsi, Tikhomirov écrit :  La devise de Daumier, il faut appartenir à son temps, doit devenir le slogan de tout artiste65. 

De même, procédant à une réévaluation typique d'un artiste du passé à la lumière du principe de narodnost' évoqué ci-dessus, Nina Iavorskaïa écrit en 1935 :

 Il convient de dire que les artistes bourgeois n'ont utilisé l'héritage de Daumier que de manière très limitée. Personne n'a compris ni n'a reconnu tout le mordant, toute l'orientation guerrière de l'art de Daumier, et surtout de ses satires politiques des années 30. [...]

L'héritage créatif de Daumier doit être assimilé par les artistes prolétariens. Dau- mier a mis l'art sur le chemin du réalisme. La vie moderne l'a intéressé en perma- nence, il s'est eorcé de trouvé en elle ce qu'elle avait de plus caractéristique, de plus typique. Il ne traitait pas la réalité de manière passive, mais entretenait avec elle une relation active. Il a produit un art de classe mordant à l'aide d'images d'une expressivité et d'une force inoubliables66. 

Si cette perception de Daumier est déjà imprégnée du credo réaliste-socialiste, elle n'est nullement nouvelle : onze ans plus tôt, Tougenhold ache déjà une position encore plus radicale. Il décrète que l'art de Daumier parle davantage aux Soviétiques qu'aux Français, qui ne peuvent l'apprécier à sa juste valeur. Eectivement, d'une part, à cette époque, en France, Daumier est considéré non pas comme un caricaturiste socialement engagé et perturbateur, mais comme un artiste gardien de la tradition et du beau métier67. D'autre part, il connaît un bien plus grand

succès à l'étranger qu'en France, ses ÷uvres étant massivement achetées par des collectionneurs américains et allemands, au point qu'en 1923, le critique Louis Vauxcelles redoute qu'il ne reste bientôt plus aucun Daumier en France68. Selon la rhétorique qui oppose  nous  aux  autres ,

65. Tikhomirov, op. cit., p. 18. (nous traduisons) 66. iavorska\IeC {\"\i }a (nous traduisons) 67. Melot, op. cit., p. 216-217.

68. Louis Vauxcelles,  Daumier et Gavarni chez Hugo , L'Excelsior, 30 mai 1923. Sur les acquisitions étran- gères des Daumier durant les années vingt, voir ibid., p. 217-222.

Tougenhold assimile donc Daumier dans son article à l'un des siens  comprendre à un artiste socialiste en puissance  à la portée plus actuelle que jamais :

 C'est à nous justement, à nous les Russes, qu'est donné d'apprécier le phénomène Daumier dans toute sa signication prophétique. C'est justement en partant de nous que s'étendent vers lui nos tiges pleines de vie et gorgées de sève, ou plutôt, c'est à partir de lui que, traversant l'Occident fasciste actuel, ses racines se déploient jusqu'à nous, dans la jeune Russie, qui durant ces sept dernières années, a traversé ce que la patrie de Daumier a traversé durant un demi-siècle. Daumier  c'est l'un des nôtres. [...]

Tout ceci rend Daumier bien plus proche de nous, de manière vitale, en U.R.S.S., que des amateurs d'estampes français cachant ses ÷uvres tels des Pliouckhine69,

ou de la France ocielle elle-même, qui n'a toujours pas trouvé le temps d'attribuer à Daumier une place convenable dans ses musées nationaux. Or il y aura bientôt 50 ans qu'il est mort70! 

La mise en page et l'organisation de l'article sont par ailleurs tout à fait révélatrices de ce désir d'actualisation et d'appropriation de Daumier. L'article s'ouvre en eet sur une reproduction de Ne vous y frottez pas !, où un vigoureux imprimeur défend la liberté de la presse. (voir g. ??.) L'image fonctionne ici comme un emblème du périodique, dont la mission consiste à faire oce de presse révolutionnaire. Cette mise en parallèle est clairement soulignée par le titre choisi pour décrire l'÷uvre de Daumier. Au lieu de reprendre la légende qui fait oce de titre, on trouve la mention suivante :  L'Imprimeur (pétchatnik) se dresse pour défendre la presse.  Dans un périodique intitulé Pétchat i revolioutsia (Presse et révolution), un terme tel que pétchatnik ne peut que résonner fortement : il établit ainsi un lien entre le passé et le présent, entre l'÷uvre de Daumier et le journal soviétique.

Cette insistance sur la proximité de l'art de Daumier avec celui des Soviétiques et sur la capacité de ces derniers à mieux le comprendre que les Français eux-mêmes s'explique par l'image quelque peu dépolitisée de l'artiste qui règne alors en France et que la Troisième République s'est eorcée de construire depuis ses débuts71. Bien que majeure, son activité de caricaturiste

69. Pliouchkine, personnage des Âmes mortes de Gogol. Il s'agit d'un vieil avare qui ramasse et collecte absolument tout et n'importe quoi.

70. Tougenthold, op. cit., p. 102-103. (nous traduisons)

Figure 7  Première page de l'article de Tougenhold sur Daumier .

et notamment de caricaturiste politique a été eet minimisée au prot de son statut d'artiste et de sa liation avec la tradition classique. Pour n'en donner qu'un exemple, en 1888, une exposition consacrée aux maîtres de la caricature avait été organisée aux Beaux-Arts par Armand Dayot. Si Daumier y occupait une place prédominante, en revanche, aucune de ses caricatures politiques n'était exposée. Surtout, le parti pris de s'attacher aux maîtres de la caricature dans un cadre institutionnel tel que les Beaux-Arts révélait bien le désir du commissaire de s'adresser avant tout aux collectionneurs et aux esthètes72. Jusqu'à la n des années vingt cette

vision d'un Daumier modéré prédomine. Ce n'est qu'avec l'avènement du Front Populaire que l'historiographie française de l'artiste basculera vers une interprétation plus politique et sociale de son ÷uvre, interprétation qui connaîtra son apogée à la Libération, sous la plume notamment des communistes.

Il n'est donc pas étonnant que les critiques russes et soviétiques des années vingt se sentent investis d'une mission, qui consiste selon eux à rétablir la vérité à propos de Daumier, dont son propre pays fournirait un portrait inexact et falsié. C'est pourquoi leurs écrits insistent sans relâche sur l'engagement de l'artiste auprès du peuple, comme l'illustre bien le début de l'article

que lui consacre Hugo Huppert en 1929 :

 À travers ton ÷uvre, le peuple parle au peuple, lui dit l'historien Michelet. Les forces qu'il mettait en branle agissaient sur lui en personne et contribuaient à le construire. Ainsi, sans y aspirer consciemment, il devint le précurseur de l'art pro- létarien. À lui seul, Daumier, est un morceau vivant de l'histoire qu'il a génialement illustrée. Daumier est le porteur d'une culture oensive qui s'avère bien plus large que l'idée de grande nation*. Et à travers lui, son peuple parle aux peuples73. 

L'image d'un Daumier au service du peuple doit beaucoup à cette phrase mythique prêtée à Michelet et aux travaux fortement engagés de critiques comme Champeury, pour lequel son art constitue une manifestation exemplaire de la caricature comme  cri des citoyens74 . Si

cette vision, forgée du vivant encore de l'artiste, est rapidement détrônée en France au prot d'une image plus modérée, comme on l'a vu, en revanche, en Union soviétique, elle perdure, non sans distorsion et exagération.