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CHAPITRE 2 : D’ UN CONCEPT MULTIFORME À L ’ ESSAI D ’ UNE PROBLÉMATISATION

2.3. Les temporalités impliquées dans le rester

2.3.2. Le passage

Plusieurs notions permettent d’appréhender le processus identitaire en mouvement qui amène les individus à expérimenter des sinuosités plus ou moins intenses. La transition que vivent les jeunes pour accéder au statut d’adulte et, de nos jours, au statut d’individu autonome, responsable et accompli, représente une forme de passage dont l’existence n’est plus à démontrer. Cette transition ne constitue toutefois pas l’unique passage que les individus expérimentent au cours de leur existence. Si certaines transitions sont bien connues, car elles s’apparentent à des étapes du cycle de vie, l’étude des parcours de vie montre que les individus sont susceptibles de s’inscrire, de manière beaucoup moins visible, dans un processus leur permettant d’accéder à une autre manière d’exister. Cette forme de passage permet également d’accéder à un nouveau statut et, de ce fait, à l’identité qui va avec. Ce qui diffère toutefois des formes plus traditionnelles de passage est qu’il n’est pas formalisé, codifié, institué. Il ne s’agit pas d’un passage vers un statut socialement attendu111, mais vers un statut permettant à l’individu d’être soi, par le biais d’un chemin aux contours implicites et informels. En d’autres termes, au cours de leur existence, les individus sont susceptibles de se trouver dans un processus de passage vers une autre manière d’être soi ; de changer de statut au-delà des rituels, par le biais de codes sociaux implicites et explicites (Glaser & Strauss, 2010).

Nous revenons ainsi à la notion de cohérence identitaire, que font notamment émerger tant Howard Becker (1960) que Guy Bajoit (2000) dans leurs travaux respectifs, pour montrer que les individus recherchent activement à atténuer les tensions liées à une incohérence identitaire et à mettre en place des actions cohérentes, leur permettant de s’engager dans une voie plutôt qu’une autre. La notion de statut fait appel au rang, à la position (dans le sens d’une position sociale, mais aussi en référence au prestige et donc à la reconnaissance qui l’accompagne) (Durand & Weil, 1999). En opérant de concert, les notions de statut et d’identité permettent de soulever la notion de positionnement qui s’apparente à l’une et à l’autre, dans le sens où les individus sont en (re)positionnement tant au niveau de leur statut que de leur identité. Or, cela implique de se demander comment s’opère concrètement le nouveau positionnement. De quelle manière l’aspiration à un nouveau statut ou à une nouvelle manière d’exister face à soi et face aux autres répond-elle à une volonté de changement de vie ou à une nécessité ? Comment le nouveau positionnement répond- il à une identité préexistante ou au contraire engendre-t-il un nouveau processus d’adaptation identitaire ?

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Le processus que nous cherchons à mettre en évidence et qui permet d’appréhender le changement, malgré les situations d’adversité et de contraintes que vivent certaines catégories de personnes, nous confronte à deux difficultés majeures : l’opacité de l’objet et la temporalité longue. Qu’est-ce que rester et quelles sont les bornes du rester ? Pour préciser les contours de ce processus dynamique, le concept de passage d’Harold Garfinkel (2007) semble particulièrement pertinent. Cet auteur conceptualise la notion de passage en étudiant le cas d’Agnès, transsexuelle, biologiquement homme mais qui vit comme une femme et revendique son droit à un statut de femme. Ce statut n’est entièrement accessible, selon l’auteur, que suite à une opération qui permettrait une transformation physique, soit un passage officiel au statut de femme. Avant que la transformation physique ne soit réalisée, Agnès revendique ce statut de femme qui n’est pas perçu comme un choix, mais un statut qui lui revient. Deux notions importantes sont mises en évidence dans l’analyse qu’Harold Garfinkel fait de ce cas.

La première notion touche à la temporalité. En effet, le passage ne doit pas être regardé au travers de l’officialisation du statut de femme qui se ferait grâce à l’opération, mais au travers du processus long par lequel Agnès travaille à l’acquisition et au maintien de ce statut qu’elle se donne et qu’elle revendique. Pour être en cohérence identitaire avec ce qu’elle sent et considère être, Agnès réalise un travail identitaire important, autant qu’une recherche de maîtrise de son environnement de manière à en contrôler toutes les facettes et correspondre à ce qu’elle pense être, autant que ce à quoi elle tend. Ce travail de longue haleine s’étend dans la durée. Dans ce sens, le passage, tel qu’entendu par Harold Garfinkel, est un processus long qui précède largement l’officialisation d’un nouveau statut et où l’individu doit réaliser des apprentissages multiples lui donnant à la fois la possibilité de passer, mais aussi et surtout la possibilité de donner l’impression à autrui qu’il est déjà ce vers quoi il tend. En réintégrant la notion précédemment évoquée « d’images-action » de Christian Lalive d’Epinay (1983), mais également celle de « groupe de référence » de Robert Merton (1997), nous voyons que l’individu, inscrit dans le processus de passage vers un nouveau statut, s’alimente de projections qui lui permettent de construire le quotidien et ses routines, ainsi que de franchir et de gérer les codes sociaux implicites permettant le passage. Avant de s’inscrire dans le réel, le passage se prépare au travers de l’imaginaire sous forme de « répétitions préalables » (Garfinkel, 2007, p. 227). L’auteur met d’ailleurs bien en évidence le risque que comporte chaque situation, et la mise en péril de l’ensemble du passage en cas de non maîtrise d’un élément du quotidien. Ainsi conceptualisé, le passage s’étend dans le temps autant qu’il se construit au gré des multiples événements du quotidien.

La deuxième notion, qui n’est pas étrangère à la première, touche à une double dichotomie entre, d’une part, le désir et la nécessité et, d’autre part, la rupture et la continuité. Le passage vers un statut

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de femme revendiqué par Agnès n’est pas « un objet de désir » (Garfinkel, 2007, p. 230), mais une nécessité. Il ne s’agissait pas tant de changer de vie, de devenir quelqu’un d’autre, que de devenir soi, de devenir ce qu’elle était en son for intérieur, depuis longtemps. Ainsi conceptualisé, le processus de changement n’induit pas de fait une rupture avec l’ancien, le passé, mais peut s’envisager au travers d’une continuité entre le passé et l’avenir, entre ce qui se construit au travers d’une recherche d’être soi et d’exister et ce vers quoi l’individu tend. Alors que Marc-Henry Soulet (2010) suggère « une liaison logique entre bifurcation biographique et continuité identitaire » (p. 286), Harold Garfinkel montre, dans son analyse, que le passage vers soi serait donc moins un choix qu’un processus incontournable, essentiel, qui s’inscrit dans une logique de continuité et donc de cohérence identitaire. Tout au long du passage, chaque apprentissage permet d’asseoir davantage le sentiment de maîtrise d’un statut auto-attribué et encore précaire. C’est donc par l’acquisition et le développement d’habiletés que s’assoient toujours davantage le nouveau statut et l’identité correspondante.

Les processus de changement, de bifurcation, visant à accéder à une autre forme d’être soi, d'acquérir un autre statut, amènent les individus à passer d’un état à un autre112

par un parcours complexe où l’individu et le collectif tiennent une place prépondérante. Ce parcours, dont le concept de passage permet d’éclairer les dimensions temporelles et singulières, ne se fait pas seul. Au contraire, ce parcours nécessite un public, des témoins, en mesure de légitimer et de reconnaître le statut, de valoriser l’identité qui s’y rapporte. Mais passer ne demande pas qu’un regard validant soit porté sur soi, il demande certainement un soutien au passage, en termes de ressources, en termes de supports. En s’intéressant à l’affranchissement, Maria Caiata Zufferey (2006) montre que le processus de sortie nécessite des « ressources pratiques » et des « ressources symboliques » (p. 164). Sortir nous intéresse ici, non pas en opposition au rester ou dans une considération du rester qui aboutirait de fait à une sortie, mais parce que sortir, c’est changer, c’est être en mouvement, c’est aller quelque part. Le mouvement nécessite une forme d’assistance que l’auteure souligne au travers des ressources pratiques et symboliques fortement distinctes qui assurent le bon fonctionnement du mouvement. Les premières (ressources pratiques) s’apparentent, selon l’auteure, à une forme de capital « de type économique (disponibilités financières), culturel (connaissances et informations, parfois officialisées par des diplômes et certificats), social (réseau de relations), figuratif (réputation, prestige auprès des autres) et physique (santé) »113. Elles présentent une dimension où autrui tient une place importante en termes de support et en termes de reconnaissance et de légitimation. Les

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La référence à la notion d’état ne correspond pas à l’idée de statique, mais plutôt à une manière d’être au monde.

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Maria Caiata Zufferey (2006) précise que le capital économique, culturel, social et figuratif se réfère à la conception bourdieusienne du capital. Elle a modifié le terme capital symbolique en capital figuratif pour éviter toute confusion avec ce qu’elle nomme « ressources symboliques » ou ce qu’elle nommera ensuite « la patrimoine symbolique » (p. 164). Le contenu reste toutefois le même.

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secondes (ressources symboliques) regroupent les images-actions114 qui forment un « cadre de référence » (Caiata Zufferey, 2006, p. 154) permettant à l’individu d’émettre des hypothèses qui vont influencer sa manière de s’engager dans la réalité et les « dispositions »115

qui forment un répertoire d’attitudes, de schèmes d’action et de compétences qui permettent à l’individu de détenir un rôle donné dans un contexte donné. L’auteure réunit sous l’appellation de « patrimoine symbolique » (p. 155), les images-actions et les « dispositions » tout en soulignant le rôle central de ce patrimoine qui, bien qu’en interaction constante avec les ressources pratiques, apparaît comme le moteur des actions individuelles. Malgré cela, son influence dans le parcours et plus précisément dans le passage, dépendra de la qualité, autrement dit du contenu des images-actions et des « dispositions ».

La conceptualisation du processus de rémission faite par Maria Caiata Zufferey nous montre donc que la perspective que les individus se font de leur route, perspective construite dans le temps au travers du patrimoine symbolique, les amène à se (re)situer dans le temps et dans l’espace et que les ressources pratiques joueront un rôle en fonction de la manière dont elles seront ou non mobilisées par l’individu. Ce regard apporté par l’auteure nous est utile pour observer le rester comme un espace où se construisent des ressources en cours de route, ressources non pas extérieures à l’individu, mais construites par lui-même, afin d’être utiles et mobilisables. Par le fait que le passage mais aussi la construction de ce dernier dépendent fortement de ce que l’auteure appelle des ressources symboliques et pratiques qui se construisent dans le temps et dans l’interaction avec le collectif, nous pouvons dire que le passage est structuré socialement, car il est le fruit d’un travail individuel réalisé dans une réalité collective. Le passage se construit en s’appuyant fortement sur le patrimoine symbolique, dans le but de tendre à une forme d’harmonisation de la situation qui peut être vue, selon Harold Garfinkel (2007), comme une forme de protection identitaire.

Passer vers une forme de mieux-être, mais surtout assurer le passage grâce à une forme de protection identitaire doit aussi et surtout permettre d’éviter de glisser et de perdre pied, afin de se maintenir en bonne posture en compensant, autant que faire se peut, une forme de « dégradation statutaire » (Garfinkel, 2007) qui s’apparente à une forme de passage à l’envers. Ce possible passage à l’envers permet d’émettre l’hypothèse que les individus qui cherchent activement à passer vers un autre statut, en bousculant l’état des choses, peuvent être activement en train de chercher à éviter une dégradation statutaire latente.

Le processus de passage que les individus créent et dont ils sont acteurs, leur permet d’aller vers, mais aussi de s’éloigner d’une réalité où le risque de dégradation statutaire est particulièrement

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Maria Caiata Zufferey reprend le concept de Christian Lalive d’Epinay (1983).

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présent. Malgré le processus de continuité identitaire qui amène les individus à « passer » vers une autre manière d’être soi, nous ne pouvons pas écarter le fait que les individus soient également dans un processus de rupture avec certaines dimensions qui forment leurs réalités. Rompre doit alors être compris au sens de s’extirper du risque statutaire et identitaire qu’implique une situation contextuelle, plutôt que dans le sens d’une « cassure » avec certaines dimensions du passé. Dans ce sens, Sophie Le Garrec (2002) montre comment une nouvelle temporalité peut être façonnée par les jeunes eux- mêmes pour créer une rupture nécessaire pour faire face aux difficultés de vivre le quotidien comme un temps présent, mais aussi un temps de préparation à l’avenir. Le « temps à-côté » (Ibid., p. 253), qui se compose intrinsèquement de trois formes de temps différentes116, donne accès à des formes de ruptures avec le quotidien, ruptures activement recherchées par les jeunes. L’auteure explique comment certaines pratiques spécifiques de consommation permettent aux jeunes de sortir d’un temps et d’un espace, comment ils s’évadent pour créer une « nouvelle scène sociale » (p. 261). Par une forme de sortie de la temporalité, les individus rompent avec le quotidien en quittant un espace- temps par le biais de pratiques qui rendent cette extraction éminemment temporaire. Sophie Le Garrec se réfère à Jean-Bernard Paturet (2000) pour définir la rupture comme « arrachement, ruine, effraction, perte et dans le même temps, mise en marche vers le nouveau, vers l’opportunité-s de changement-s en bien ou en mal » (p. 254). La rupture s’apparente ainsi davantage à une forme de discontinuité qu’à une cassure et, dans ce sens, rupture et continuité ne sont pas deux dimensions qui s’opposent, mais qui cohabitent pour créer le processus de passage vers le changement. L’intérêt de la conceptualisation du « temps à-côté » réside dans le fait que les ruptures temporelles peuvent être comprises comme un moyen fort d’évasion d’une réalité oppressante et insatisfaisante. Ces ruptures temporelles et répétées offrent une discontinuité sans pour autant engendrer une rupture biographique ; sur le fond, elles valident une forme de continuité.

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Conclusion : regard sur le rester

La problématique de la récidive délinquante ouvre la thématique de la répétition des actes délictueux et de la continuité d’un parcours de récidive. La seule considération des actes délictueux n’éclaire pas les parcours au sein desquels prend forme la récidive, pas plus qu’elle n'explique les processus et les logiques d’action qui rendent vivante cette continuité. Nous avons fait le pari qu’en déplaçant le regard, en s’éloignant de la notion de répétition, la continuité délinquante peut être appréhendée au travers de la problématisation du rester, laquelle par la nature des dimensions qui le traversent, permet d’appréhender les processus et les logiques d’action explicatives du maintien dans une dynamique de récidive délinquante. C’est ce que nous avons cherché à démontrer en faisant appel aux dimensions conceptuelles résumées dans le schéma ci-dessous.

Figure 6: Les axes conceptuels du rester

À partir de cette problématisation de la récidive, induisant de questionner et de traverser le rester, l’enquête va chercher à interroger les parcours de vie d’individus en privilégiant une méthodologie qualitative où le discours des sujets détient une place prépondérante. Ce

Espace de positionnement et d’action

Identité Vulnérabilité Pouvoir-agir

Espace -temps

Bifurcations Passages Discontinuité

Espace de considération, de reconnaissance, de valorisation

Liens Engagements Socialisations

LOGIQUES D’ACTION PROCESSUS

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développement conceptuel nous offre un axe à partir duquel questionner une thématique de recherche, de manière à en appréhender toutes les facettes. C’est donc au moyen du récit de vie que seront identifiés les processus et les logiques d’action qui conduisent certains jeunes au maintien dans une situation sociale et expérientielle de récidive délinquante.

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