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CHAPITRE 1 : L ES CONTOURS DE LA RÉPÉTITION DÉLINQUANTE

1.2. Les pistes explicatives de la récidive délinquante chez les jeunes

1.2.4. Délinquance et construction identitaire

La stigmatisation de certaines caractéristiques chez les jeunes en situation de délinquance induit un rapport inégalitaire dans la relation aux autres. L’intégration sociale est soumise à la pesanteur du discrédit qui s’explique par une distance significative entre l’identité réelle et l’identité virtuelle d’un individu, ce qui a pour effet de rejeter le jeune, et ce qu’il est, en le coupant de lui-même et de la société (Goffman, 1975). Ce discrédit issu du stigmate de la délinquance entrave le jeune dans les événements quotidiens et ordinaires, qui habituellement pourraient contribuer à asseoir son intégration sociale. Cette entrave à l’intégration se retrouve également dans un processus relativement inconscient qui revient à juger les individus par rapport à des « caractéristiques accessoires » 76 (Becker, 1985, p. 55) hautement liées à la délinquance, qui présument constamment que le jeune sera en mesure de rééditer son délit, voire d’en réaliser d’autres. Ce postulat de récidive se retrouve également dans la notion de réputation qui maintient, dans un espace social spécifique, par les obstacles77 qu’elle induit dans le processus d’intégration des jeunes. Réunis, ces éléments pourraient laisser penser à une forme d’injonction de répétition qui peut être vue comme un facteur de vulnérabilité venant entraver, voire prétériter, non seulement l’intégration sociale et professionnelle, mais aussi la capacité d’agir conformément aux attentes sociales.

Si ces contributions sociologiques sont intéressantes pour saisir les enjeux de la récidive sur l’intégration sociale en montrant comment la délinquance et les réactions qui s’y rattachent peuvent contribuer à son propre développement, le rejet et l’hostilité à l’égard des jeunes en situation de récidive délinquante n’expliquent toutefois pas l’insertion continue dans une dynamique délictueuse. Ces dimensions contribuent à décoder un processus de construction identitaire qui ne se fait pas dans un cadre d’intégration jugé conventionnel, mais à la marge de cette intégration. Or, cette marge peut ne pas être perçue comme un simple « plan b » dépourvu de raisons d’être ; elle peut prendre la forme d’un espace utilisé par le jeune pour s’expérimenter et se construire selon un processus que Michel Parazelli (1996; 1997) a nommé « socialisation marginalisée ». Pour les jeunes de la rue, cette forme de socialisation, qui s’apparente à « un effort individualiste d’insertion sociale par la marge

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Howard Becker reprend l’idée de Everett Hugues (1945) qui distingue les caractéristiques principales et les caractéristiques accessoires d’un statut. Howard Becker (1985) nous dit : « Hughes remarque que la plupart des statuts ont une caractéristique principale et qui sert à distinguer ceux qui occupent ce statut de ceux qui ne l’occupent pas » (p. 55). Or, il poursuit en démontrant que, les caractéristiques principales sont, plus informellement, accompagnées de caractéristiques accessoires. À titre d’exemple, Everett Hugues montre que si la caractéristique principale du médecin est d’avoir un diplôme attestant de ses compétences, une caractéristique accessoire qui lui revient est (dans le contexte de l’auteur), d’être un homme, blanc et protestant. Ce qui est particulièrement important lorsque l’on s’intéresse au parcours de déviance, c’est que la caractéristique principale qu’est la déviance peut conduire immédiatement à l’attribution de caractéristiques accessoires qui s’y rapportent logiquement. À cet égard, Howard Becker souligne qu’un individu ayant commis un délit devient (par les caractéristiques accessoires qui lui sont attribuées), un individu sujet à la récidive.

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Erving Goffman (1975) met d’ailleurs en évidence que la mauvaise réputation « a pour fonction évidente le contrôle social (…) » (p. 88).

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urbaine » (Parazelli, 2000, p. 199), constitue un espace d’intégration autant qu’un espace de construction de soi. La force de cette conceptualisation réside dans la démonstration du fait que les jeunes ne restent pas sur le pas de la porte de la conventionalité78, mais qu’ils investissent, au sein de la marge, d’autres horizons.

La marge devient donc un espace-temps mobilisé en réponse à une impossibilité de s’inscrire dans un espace marqué par la conventionalité où les jeunes pourraient s’expérimenter dans un cadre d’intégration tant social que professionnel. La non intégration ou la désintégration, qui induit la mobilisation de la marge à des fins de socialisation, peut se comprendre par le biais du « processus de marginalisation »79 qui apparaît au terme d’un « double processus de décrochage » (Castel, 1994, p. 13). Sans s’être précisément préoccupé de délinquance juvénile, l’auteur démontre que les déficits liés à l’insertion relationnelle et à l’inscription professionnelle placent les individus sur une glissade sociale menant d’une zone d’intégration, à une zone de vulnérabilité et enfin, à une autre de marginalisation. Dès lors, les deux axes permettant l’intégration de l’individu dans la société jouent un rôle majeur dans l’impossibilité de cette intégration et si un axe présente des déficits d’intégration, l’autre axe devra redoubler d’efforts pour porter l’individu de manière à éviter la zone de vulnérabilité ou de désaffiliation. L’intérêt de ce modèle réside dans la compréhension d’un processus large qui touche les jeunes en situation de délinquance, à savoir la désaffiliation, mais aussi le déficit de supports auquel font face les jeunes en situation de récidive délinquante. Dépourvus de points d’appui et, dans la grande majorité des cas, dépourvus d’insertion scolaire ou professionnelle porteuse, les jeunes sont dans l’impossibilité de s’adosser à un axe qui constituerait un rempart à la marginalisation. En l’absence de points d’appui qui place les jeunes en situation de récidive face au risque de désaffiliation, l’insertion dans la marge, la mobilisation de délits en son sein et la construction de soi dans une situation de non intégration sociale méritent d’être appréhendées pour cerner un contexte au sein duquel se déploie la délinquance.

Si de nombreux éléments s’avèrent susceptibles d’expliquer les entraves au processus d’intégration et s’il est possible d’imaginer certains impacts sur les pratiques récidivistes, en l’état actuel, ces pistes expliquent moins la continuité des délits en tant que telle, que la désaffiliation et, autrement dit, l’affiliation à une forme de marginalité. Le concept de « socialisation marginalisée » nous permet donc de faire un pas de côté en mettant en évidence la marge comme un lieu de socialisation, mais aussi et surtout d’expérimentation et de construction de soi, sans pour autant fournir des réponses liées à la récidive délinquante. Or, poser le regard sur le processus qui conduit à l’expérience de la marge permet de situer la population d’enquête sur le continuum de la

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Nous verrons ultérieurement ce qui est entendu par conventionalité.

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conventionalité et de la marginalité. La notion même de conventionalité pose en effet le problème de ce qui est conventionnel et de ce qui ne l’est pas, sachant que certaines conduites ou certains modes de vie pourront être qualifiés de conventionnels par certains groupes et pas par d’autres dont les normes et valeurs diffèrent. Lorsque nous ferons référence à la conventionalité, ce ne sera pas pour qualifier des pratiques ou des modes de vie, mais pour faire référence à un univers marqué par les attentes sociales des diverses institutions. L’univers de conventionalité est donc un espace d’intégration et d’inscription socioprofessionnelle et relationnelle, au sein duquel les individus cherchent à répondre aux attentes émises par les institutions. La référence à la conventionalité se distingue de la référence à un univers de marginalisation, qui renvoie à un espace marqué par le déficit d’inscription socioprofessionnel et relationnelle lié aux attentes institutionnelles, et au sein duquel la marge devient un espace de socialisation.

Si la marge est utilisée parce qu’elle permet une socialisation qui n’a pas été rendue possible dans un cadre plus intégratif, elle constitue en parallèle un espace propice à la construction identitaire. En effet, Guy Bajoit (1999) rapporte que les individus s’engagent dans certaines « logiques d’action » (p. 69) par une quête identitaire forte, venant combler des besoins de construction identitaire. Cette quête identitaire répond à des besoins « d’auto-réalisation » et de « reconnaissance sociale » (Ibid., p. 77). La dimension de quête se retrouve également chez Thomas Sauvadet (2006) qui met en avant la recherche active des jeunes des cités pour accumuler un « capital guerrier » susceptible de donner accès à différentes ressources à la fois matérielles et symboliques. Cet auteur lie la quête identitaire à la thématique spécifique des délits, montrant que certains actes délictueux et certaines prises de risques répondent à l’intérêt d’une capitalisation susceptible de servir le quotidien, mais aussi la construction de soi dans une identité de guerrier. La quête de soi peut dès lors induire des conduites à risques ou des conduites marginales utilisées par certains jeunes pour accéder à un sentiment d’identité qui fait défaut. En quête de sens de leur propre existence, mais aussi en quête d’un sentiment de valeur, les jeunes sont susceptibles de s'infliger des épreuves personnelles leur permettant de se sentir exister et de légitimer leur existence (Le Breton, 2008). De nombreux auteurs s’accordent donc à considérer les jeunes en difficultés dans une quête qui prend néanmoins des contours différents, tout en relevant largement la dimension identitaire qu’elle comporte.

Annamaria Colombo (2008) démontre comment des pratiques marginalisées, plus ou moins efficaces, permettent d’accéder à un sentiment d’autonomie, de reconnaissance et d’existence. Cette étude, qui s’intéresse tant à l’appropriation de la rue des jeunes de Montréal qu’au processus de sortie de la rue, met en lumière la place centrale de la quête de reconnaissance pour comprendre les trajectoires de sortie de la rue de ces jeunes. En inscrivant la quête de reconnaissance dans le contexte

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social actuel, l’auteure rapporte que dans un modèle sociétal où l’exigence sociale est, avant toute chose, la réalisation sociale, la quête première des individus est de prendre une place qui soit reconnue et non plus une quête de biens socioéconomiques. La reconnaissance devient l’une des seules voies offrant « des repères plus stables en ce qui concerne l’image de soi » (Ibid., p. 13) et constitue un enjeu majeur pour tout individu. Cette quête de place, qui trahit une quête de soi, mobilise des pratiques marginales qui peuvent être vues comme des vecteurs permettant de répondre aux attentes sociales de réalisation de soi. Cette perspective offerte par Annamaria Colombo va dans le sens de la mobilisation d’une marge propice à la « socialisation marginalisée », à la construction et à l’expérimentation de soi, tout en plaçant la dimension de quête de reconnaissance et de place au centre des préoccupations de la jeunesse. L’espace-temps au sein duquel se jouent les pratiques délictueuses et la chronicité de celles-ci mérite donc une attention particulière si l’on veut comprendre la quête subtile des jeunes en situation de délinquance, le contexte au sein duquel ils construisent leur identité, et le poids de ces deux éléments sur la répétition des conduites.

La quête identitaire paraît peu dissociable du rapport au temps des jeunes, voire même de la construction d’un contexte et d’un temps leur offrant la possibilité d’une expérimentation et d’une construction identitaire. Les différents espaces de socialisation induisent une temporalité qui leur est propre, mais aussi un rapport au temps et une capacité projective. À cet égard, l’école, qui détient une place importante dans le quotidien de la jeunesse contemporaine, induit un temps et un rythme qui se font dans la perspective d’une transition vers l’adultéité, habités en permanence par un rapport à l’avenir (Le Garrec, 2002). L’inscription scolaire offre un cadre au niveau du rythme quotidien, mais aussi à la projection et à la construction de soi à partir des perspectives d’avenir de chacun. Dès lors, le processus de désengagement scolaire, qui touche de nombreux jeunes en situation de délinquance, doit nous conduire à considérer, en parallèle de la désaffiliation, la modification du rapport au temps des jeunes qui, non seulement ne sont plus dans le cadre rythmé et projeté de l’école, mais s’insèrent peu à peu dans un contexte où règnent une plus grande opacité et instabilité, et où l’horizon se ternit à mesure qu’ils prennent conscience de leur propre décrochage. Dans un tel contexte d’instabilité qui s’observe souvent conjointement dans la sphère familiale, les jeunes « apprennent à vivre dans le court terme, sans projet concret à long terme » (Ibid., p. 36). Ce postulat, où l’horizon temporel est entravé, pose un problème de limitation dans l’orientation de l’action, dans la possibilité d’établir des projets (Pacelli, 1997) et dans la diminution des possibles angoisses liées à la quotidienneté (Le Garrec, 2002).

Le déficit d’horizon temporel ne peut être imputé à l’ensemble de la jeunesse et constituer une caractéristique de celle-ci. Si le rapport au temps des jeunes diffère de celui des adultes, il n’en demeure pas moins qu’une partie de la jeunesse, et notamment celle qui expérimente un processus de

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désaffiliation sociale, risque d’être amputée (ou de s’amputer) d’un horizon temporel stable et optimiste, source de soutien à la construction de soi. Une sorte de suspension temporelle peut être perçue chez un certain nombre de jeunes faisant partie de la population étudiée : « Ils donnent sans cesse l’impression d’être à contre-temps de la temporalité des adultes » (Deswaene, 2003, p. 47), laissant parfois présager d’un attrait pour l’immédiateté et d’un désintérêt pour ce qui la dépasse (Cusson, 2005).

Pourtant, si l’on devance la position utilitariste80, qui explique la délinquance et sa persistance au travers des bénéfices immédiats, tels que les bénéfices financiers qu’elle induit, et qui postule d’un appât du gain et d’une absence d’intérêt pour l’avenir, la question du rapport au temps et de la mobilisation d’un espace-temps demeure. En effet, la compréhension des parcours de jeunes des cités françaises proposée par Thomas Sauvadet (2006), souligne la quête d’une capitalisation forte, nécessaire pour la représentation de soi qui trahit un souci pour l’avenir, une construction de soi qui doit être profitable à court et à moyen terme, pour le moins. La « rage » décrite par François Dubet (1987) souligne la réaction à une domination sans visage qui entrave l’action immédiate, autant que l’avenir et la possibilité d’y détenir une place. Ces exemples, qui pourraient être démultipliés, remettent en question l’inexistence d’une perspective d’avenir et relèvent l’angoisse susceptible de plonger les jeunes dans une immédiateté salvatrice. L’implication forte dans le présent ne serait dès lors pas un gage de désintérêt de l’avenir, mais le fruit d’une anxiété liée à un avenir obscur, voire impossible.

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Telle que défendue par Maurice Cusson. Cette perspective utilitariste est davantage présente dans les théories criminologiques que sociologiques.

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Figure 4: Pistes explicatives de la récidive délinquante chez les jeunes, liées à la dimension de la construction identitaire

L’espace-temps au sein duquel se déroulent les pratiques délinquantes s’apparente à une marge dont les contours n’ont pas été décrits. Lorsque l’on reconnaît la jeunesse contemporaine et spécifiquement la jeunesse en difficultés sociales comme étant dans une dynamique de quête probablement multiple et complexe, la marge mérite d’être regardée par le biais de ce qu’elle apporte et de ce qu’elle permet. Quelles sont les caractéristiques de l’univers marginal des jeunes en situation de délinquance en Suisse ? Quel rapport au temps ces caractéristiques induisent-elles et finalement comment la marge, comme espace-temps propice à la construction de soi, favorise-t-elle le développement durable des délits ? La considération de la marge qui a été faite dans le cadre d’études non axées sur la délinquance juvénile, mais liées à la jeunesse en situation de marginalité, montre l’importance d’une attention portée à un espace - temps construit, mobilisé et aménagé, propice à la construction et à la réalisation de soi. Sans pouvoir dire si les jeunes en situation de délinquance mobilisent une marge dans une logique similaire aux jeunes de la rue, il s’avère néanmoins pertinent de penser et de regarder la réalité des jeunes enquêtés à partir d’un rapport au temps et d’une construction identitaire, afin de saisir les enjeux de l’un et de l’autre autant que l’implication de l’un dans l’évolution de l’autre. Cela dit, la conventionalité et la marge laissent poindre une dichotomie qui, s’il se peut qu’elle n’ait pas lieu d’être, soulève néanmoins des divergences, des perspectives différentes, susceptibles de faire naître des tensions et des affects à l’égard de l’autre univers. Que cachent ces tensions et de quelle manière contribuent-elles à faire perdurer la délinquance chez les jeunes ? Comment cette dimension individuelle prend-elle forme et quel est son impact sur la construction de son propre parcours ?

Délinquance juvénile Construction identitaire Quête Temps d’expérimentation de soi Socialisation marginalisée

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