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Partager son expérience par des récits expérientiels relevant du travail réel La quatrième macro-séquence rend compte de la production spontanée et opportuniste de récits

PREMIÈRE ÉTUDE : DISPOSITIF VISUALISATION DU BÂTIMENT RÉACTEUR VIRTUEL (VI²BR)

III 3.1.4 Partager son expérience par des récits expérientiels relevant du travail réel La quatrième macro-séquence rend compte de la production spontanée et opportuniste de récits

expérientiels par les formateurs évoquant et racontant des expériences antérieures « typifiées74 ».

Lorsqu’une photo de l’EV leur évoquait un épisode qu’ils avaient vécu dans le passé ou un épisode dont ils avaient pris connaissance par leurs pairs et qu’ils estimaient riches de leçons pour les stagiaires, ils profitaient de cette opportunité pour leur raconter, tout en leur montrant en photos les éléments décrits. Cette quatrième macro-séquence se traduisait par la production de récits expérientiels typifiés : des anecdotes de travail ou des « histoires du bâtiment réacteur ». La Figure 41 montre l’occurrence de ces récits expérientiels au cours de la première séance de formation ainsi que la répartition et les chevauchements des macro-séquences au cours de la séance.

La définition des termes récit expérientiel, anecdote de travail et « histoire du bâtiment réacteur » s’appuie sur les travaux de Marchand (2009).

74 Le terme « typifié » est utilisé ici au sens de (Schütz, 1987) pour souligner la dimension collective de ce partage qui

Le récit expérientiel est la narration à un pair d’un épisode issu de l’expérience d’un individu dans un contexte professionnel spécifique … [qui] possède un objectif pédagogique même s’il n’intervient pas toujours lors d’interactions formellement dédiées à l’apprentissage. Cette structure narrative particulière se distingue d’autres formes de narrations parce qu’elle évoque des événements précis de l’expérience des individus et non des faits plus imaginaires ou plus généraux sur l’organisation. Nous distinguerons ici deux sortes de récits expérientiels : les anecdotes (l’émetteur du récit a vécu l’épisode relaté) et les war stories (l’émetteur n’a pas vécu l’épisode relaté) (Marchand, 2009, p. 47).

Figure 41. Récit expérientiel, anecdote de travail et « histoire du bâtiment réacteur ».

L’analyse du cours d’expérience des deux formateurs durant les trois séances de formation a permis de réaliser une catégorisation de ces récits expérientiels en fonction des Préoccupations des formateurs. Les formateurs ont mobilisé des récits expérientiels pour :

(i) Aider à la compréhension d’un objectif pédagogique précis (e.g., pour expliquer un phénomène complexe),

(ii) Aider les stagiaires dans leur activité réflexive sur un problème ou une situation donnée, (iii) Débattre avec les stagiaires de controverses métier (e.g., entrée dans le bâtiment

réacteur en puissance)

(iv) Partager des éléments « du fond du métier »,

(v) Marquer une pause, une « respiration » dans cette formation considérée comme très dense par les formateurs et les stagiaires.

Lors de la première séance de formation, F2 a raconté un récit expérientiel sur le retrait d’habilitation d’un AT suite à son défaut de contrôle d’un mauvais lignage d’une vanne d’isolement

réalisé par un de ses stagiaires. Par ce récit, F2 a cherché à faire passer un message fort aux stagiaires concernant l’importance de la bonne manipulation des vannes d’isolement. Sa Préoccupation était de protéger les stagiaires de certaines erreurs déjà faites par d’autres collègues (Tableau 28).

Tableau 28. Construction locale du cours d'expérience de F2 (Séance 1, signe ν+14).

Verbalisation de l’autoconfrontation

Construction locale de F2 - signe ν+14

F2 : Oui, là je pensais qu’il fallait que je passe un message fort concernant la vanne d’isolement qu’ils visualisent sur la photo.

J’avais en tête ce qui c’était passé et puis je connais les risques quand la vanne est mal lignée, mon but était de faire passer mon message, alors c’était de leur dire donc qu’il fallait qu’ils fassent manœuvrer la vanne par l’opérateur parce que je sais que c’est le seul moyen d’être sûr que la vanne est en auto. Donc pour se protéger eux-mêmes c’est ça qu’ils oublient les stagiaires.

Donc, c’est les faits, c’est la réalité et ça les alertes quoi. Donc, ça c’est l’expérience, je partage mon expérience là.

Engagement (E) :

Faire passer un message fort aux stagiaires concernant l’importance de la bonne manipulation des vannes d’isolement.

Protéger les stagiaires de certaines erreurs déjà faites par d’autres collègues.

Partager son expérience afin que les stagiaires soient vigilants.

Sentiment d’intérêt lié aux informations qu’ils donnent aux stagiaires et qui concernent le « fond du métier ».

Actualité Potentielle (A) :

S’attend à ce que les stagiaires soient attentifs et intéressés par l’anecdote de travail.

S’attend à ce que le retrait d’habilitation marque l’esprit des stagiaires pour qu’ils se souviennent de l’importance de bien manœuvrer les vannes d’isolement.

Référentiel (S) :

Les stagiaires sont plus attentifs quand il s’agit des anecdotes de travail.

Si la vanne n’est pas bien mise en automatique ce sont les AT qui doivent retourner dans le bâtiment réacteur pour la régler.

Représentamen (R) :

Réponses erronées des stagiaires concernant le moyen de vérifier la mise en automatique des vannes Sereg.

Unité Elémentaire (U) :

Se dit qu’en racontant le récit du retrait d’habilitation il réussira à passer le message sur l’importance de faire manœuvrer la vanne par l’opérateur pour vérifier qu’elle est bien mise en automatique.

Interprétants (I) :

Construction d’un type : la mise en automatique d’une vanne d’isolement n’est pas très claire pour les stagiaires

L’analyse des différentes séances successives a montré que les formateurs ont continué à raconter de manière spontanée des récits expérientiels non convoqués jusqu’alors, mais aussi qu’ils ont raconté de manière planifiée certains récits déjà employés dans les séances précédentes et dont ils connaissaient le potentiel en matière d’apprentissage/développement des stagiaires. Les formateurs ont progressivement construit comme type le fait que les anecdotes portant sur l’entrée en puissance dans le bâtiment réacteur ou encore le retrait d’habilitation permettaient (i) de mettre l’accent et faire passer aux stagiaires des messages importants concernant le fonctionnement de la centrale et

des aspects auxquels il fallait être vigilants, mais aussi (ii) de débattre autour des controverses professionnelles.

Le récit expérientiel portant sur le retrait d’habilitation a été suivi d’un débat. Certains stagiaires ont manifesté leur incompréhension de ne pas pouvoir réaliser eux-mêmes les manœuvres sur le terrain pendant leur formation alors que cela leur permettrait d’apprendre et s’approprier les gestes métier75. Un deuxième débat a émergé concernant les entrées en puissance dans le bâtiment réacteur76 évoquées par le récit des formateurs. Certains des stagiaires ont réagi spontanément en disant qu’ils n’entreraient jamais dans le bâtiment réacteur en puissance, ce à quoi les formateurs leur ont précisé que personne ne les obligerait à le faire puisque les entrées en puissance sont exceptionnelles pour faire face à des impératifs de sûreté et se font sur la base du volontariat. Ces débats sur le travail des AT sont riches, car ils permettent d’aborder des sujets qui « tiennent à cœur 77» aux stagiaires, pour lesquels ils ont des doutes et un sentiment d’incertitude. Ils permettent d’aborder le travail dans sa dimension plus concrète et « réelle » avec les difficultés, enjeux, doutes et dilemmes qu’ils pourront rencontrer et ressentir à l’avenir.

L’analyse a montré également que les formateurs pouvaient raconter un même récit expérientiel – en l’occurrence l’entrée dans le bâtiment réacteur en puissance – avec des Préoccupations différentes d’une séance à l’autre (Tableau 29). Pendant la présentation des conditions d’accès, F2 a mentionné que « normalement on ne rentre pas dans le bâtiment réacteur en puissance, sauf si c’est pour des impératifs de sûreté » (verbatim F2, séance 1). Au moment où F2 disait aux stagiaires qu’ils pouvaient être amenés à entrer dans le bâtiment réacteur en fonctionnement, F1 a expliqué que cela lui était déjà arrivé. Son objectif était d’exemplifier ce que disait F2, c’est-à-dire que

« normalement on n’entre pas quand le bâtiment réacteur est en puissance, mais que cela peut arriver ». Il s’est dit qu’il était important de les préparer au fait qu’ils pouvaient être confrontés au fait d’entrer eux aussi en puissance. F2 a poursuivi en disant que lui aussi était entré dans le bâtiment réacteur en puissance durant sa carrière, tout en spécifiant que c’était pour des impératifs de sûreté.

75 Selon les centrales, les services de Conduite peuvent laisser ou pas les AT en formation manipuler le matériel eux-mêmes. Si c’est le cas, ces manipulations se font sous la surveillance et le contrôle de l’AT habilité responsable de l’intervention.

76 Entrée en puissance : lorsque le réacteur est en fonctionnement.

77 L’usage de cette métaphore se réfère aux sujets qui définissent le travail, qui touchent les interventions futures des stagiaires et qui touchent également le risque qui peut exister derrière certaines interventions.

Lors de la deuxième séance, l’intention de F1 était de partager des éléments du fond du métier qui faisaient référence au travail réel et leur montrer qu’en réalité les choses pouvaient se passer différemment que ce qui était dit de manière théorique en formation. Il cherchait également à montrer l’intérêt d’avoir un outil comme VVProPrepa qui permettait de visualiser le cheminement à suivre dans le bâtiment réacteur et de bien préparer une potentielle intervention. F2, quant à lui, a fait le choix de ne pas raconter d’anecdote de travail qu’il avait vécue durant la deuxième séance.

Mais il a raconté que, dans les premières centrales, des rondes avaient lieu dans le bâtiment réacteur en puissance. En disant cela, il cherchait à décrire l’évolution des règles. Enfin, il a cherché également à informer les stagiaires de la seule condition qui pouvait conduire à une entrée en puissance : des impératifs majeurs de sûreté.

Tableau 29. Faisceau de Préoccupations de F1 et F2 pendant qu'ils racontaient l'anecdote de travail sur l'entrée en puissance lors de chacune des trois séances de formations.

Préoccupations de F1 Préoccupations de F2 Séance 1 Exemplifier ce que dit F2.

Mettre les stagiaires face à la réalité puisqu’ils peuvent être confrontés au fait d’entrer eux aussi en puissance.

Partager le sentiment de stress ressenti lors de l’entrée en puissance.

Ajouter un deuxième exemple d’entrée en puissance qu’il a lui-même vécu.

Séance 2 Compléter ce que dit F2 en précisant qu’il peut arriver d’entrer dans le bâtiment réacteur en puissance.

Inciter les stagiaires à utiliser l’EV pour mieux préparer une éventuelle entrée dans le bâtiment réacteur en puissance.

Débattre avec les stagiaires sur le sujet.

Préciser les conditions d’entrée dans le bâtiment réacteur en puissance (impératifs de sûreté ou risque d’accident).

Informer les stagiaires sur les règles concernant les entrées en puissance.

Présenter le contexte historique et l’évolution des règles.

Séance 3 Partager des éléments du fond du métier, le travail réel.

Montrer qu’en réalité les choses peuvent se passer différemment que ce qui est dit de manière théorique en formation.

Cherche à débattre avec les stagiaires sur le sujet.

Lors de la troisième séance, F2 a cherché à déclencher le débat sur un sujet « sensible » dont les stagiaires n’osaient pas forcément discuter en équipe de Conduite quand ils étaient en formation.

Cette Préoccupation était partagée avec F1 qui a cherché également à partager le travail réel. Ceci s’est concrétisé notamment par un débat sur les contraintes temporelles pesant sur la réalisation de

certaines manœuvres dans le bâtiment réacteur. F1 cherchait à souligner l’écart qu’il pouvait y avoir entre ce qui était dit en formation de manière théorique et le travail réel d’un AT.

Le récit expérientiel du retrait d’habilitation présenté plus haut est typiquement un « récit professionnel à visée didactique » (Beaujouan & Daniellou, 2012). F2 l’a raconté lors de chaque séance et plus particulièrement lors de la présentation du contenu théorique sur les « traversées enceinte ». Pour F2, ce récit contenait des messages forts, compris par les stagiaires. L’importance qu’il accordait à ce récit a pu être observée lors de la 3ème séance. Lors de cette séance, il s’est rendu compte qu’il avait oublié d’aborder cette anecdote à la fin de la séquence sur les « traversées enceinte ». Malgré le fait qu’ils soient déjà passés à un autre sujet et qu’il se savait en retard, F2 a pris le temps de revenir sur cette anecdote. L’importance des conséquences d’un retrait d’habilitation, événement rare, mais redouté par sa portée symbolique et matérielle, attribuait un degré de criticité à ce récit.