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PREMIÈRE ÉTUDE : DISPOSITIF VISUALISATION DU BÂTIMENT RÉACTEUR VIRTUEL (VI²BR)

III 4. IMAGES ET REENACTMENT EN FORMATION

Cette discussion intermédiaire s’intéresse au concept de reenactment. Dans un premier temps, nous discutons cette expérience au regard des autres travaux de la littérature et de la notion du temps qui en découle. Dans un second temps, nous rapprochons le reenactment de la notion d’ « imagination productive86 » (Durand, 2008; Theureau, 2009) telle que réinvestie à partir des travaux de Simondon (2008) sur la théorie du cycle de l’image et l’invention (2008) et telle que mobilisée par Leblanc (2014) à partir des travaux de pour étudier l’activité de navigation sur la plateforme Néopass@ction.

Comme indiqué dans les résultats, les photos sphériques de l’EV ont encouragé le reenactment d’expériences vécues des acteurs (formateurs et stagiaires) dans les lieux visualisés par les photos sphériques. Le reenactment renvoie à l’expérience consistant, sous l’effet de la visualisation des lieux authentiques de travail (dans notre cas), à « faire émerger » ou re-présentifier des expériences vécues. En visualisant certains lieux ou organes, les acteurs se sont souvenus, ont re-(s)senti, des expériences vécues dans le bâtiment réacteur réel dans le cadre de leur pratique professionnelle.

Cette expérience de reenactment est à l’origine de la mobilisation des anecdotes de travail par les formateurs. On distinguera ici les récits expérientiels des anecdotes de travail qui, comme indiqué précédemment, sont des récits expérientiels vécus par le narrateur lui-même. Le reenactment de l’expérience passée permet également une narration profondément incarnée des anecdotes de travail. Ceci a été observé pour les formateurs, mais également pour les stagiaires qui s’étaient déjà rendus dans le bâtiment réacteur réel pour réaliser des manœuvres. Il est important de faire ici une distinction claire entre les récits expérientiels racontés par les formateurs de manière « planifiée », essentiellement descriptifs (Sidnell, 2006), et les anecdotes de travail qui découlent d’une forme de reenactment. Le reenactment s’accompagne d’un réengagement de l’expérience passée dans un présent vivant, et ne se limite ni à une remémoration, ni à un récit, ni même au fait de revivre la situation passée. Lorsque les acteurs s'engagent ou sont engagés dans une expérience de reenactment, ils utilisent, dramatisent et revitalisent potentiellement des événements, des épisodes ou même des atmosphères du passé (Daugbjerg et al., 2014), tout en engageant pleinement le corps.

86 Durand (2008) définit l’imagination productrice comme « l’invention de moyens d’action alternatifs par ouverture de nouveaux possibles et combinaisons innovantes, et l’appropriation des concepts et notions théoriques qui peuvent s’accompagner d’un gain d’autonomie et de lucidité » (p. 101).

Les reconstitutions sont des descriptions et des démonstrations d’événements passés (Tutt &

Hindmarsh, 2011) dans lesquelles le passé et le présent coexistent grâce à une vivification du passé (Nichols, 2008). Comme le soulignent Daugbjerg et al. (2014) « the re-enacted past upholds a complex temporality: it is not entirely present or completely constructed in the here and now, but neither does it, obviously, allow access to an unmediated past » (p. 682). Le reenactment dessine ainsi les contours d’une histoire incarnée et doublement vivante : actée et présente. Il permet de tisser l’histoire collective dans les histoires individuelles en les engageant dans le temps présent.

Ceci brouille les relations avec l'événement passé, puisque le passé re-enacté n’est pas le passé, mais n’est « pas pas le passé » pour autant (Schneider, 2011).

Pour Collingwood (1946), l’histoire se termine toujours au présent contenant la double temporalité du « passé présent » (Theureau, 2015). Cependant, en nous écartant de l’objet de recherche d’un historien qui porte sur l’interprétation du passé, et adoptant comme objet l’activité humaine, le

« passé présent » de l’expérience de reenactment ne peut être vu que comme s’inscrivant dans la triple temporalité d’un « passé-présent-futur ». Dans l’exemple de F2, au moment où il visualise la cale antisismique et qu’il re-enacte une expérience passée (visualisation sur le terrain de cette même cale complètement arrachée), cette expérience passée est re-enactée dans une activité présente et transformée par l’expérience présente et juste à venir (dans un double mouvement de rétention et de protention). Au moment donc où il re-enacte cette expérience, F2 a un Engagement au présent (Partager son expérience avec les stagiaires ; rendre les stagiaires sensibles au fait qu’il faut bien laisser un « jeu » lors de la fixation de la cale antisismique; raconter aux stagiaires cet événement qu’ils ne peuvent pas imaginer) qui fait que cette expérience passée devient significative « ici et maintenant » (dans le présent), mais aussi qu’elle est transformée dans cet « ici et maintenant » (dans ce présent).

Par la suite, nous discutons l’expérience de reenactment au regard de la notion d’« imagination productive » (Durand, 2008; Theureau, 2009) telle que mobilisée par Leblanc (2014) pour étudier l’activité de navigation sur la plateforme Néopass@ction.

L’imagination, que l’on peut définir comme « le pouvoir de se représenter dans l’intuition un objet même en son absence » (Kant, 1781, p. 129) s’exprime, sous différentes formes, à travers des unités de cours d’expérience : a) soit « imaginées-rejouées » sur la base d’« image-souvenir » qui réactive la totalité d’un passé à partir d’un fragment de celui-ci, b) soit « imaginées-recomposées » sur la

base d’« images-perçues » de l’activité d’un pair qui fait écho, c) soit « imaginées-créées » sur la base d’« image-esquisse » qui anticipe sur l’activité en cours en informant la perception en amont de celle-ci. (Leblanc, 2012, p. 176)

Ainsi, le rôle des images peut être de permettre d’anticiper le futur à partir d’« images-esquisse », de percevoir à partir d’« images-ébauche » et de se souvenir d’éléments passés à partir d’« image-souvenir ». Ceci permet de mettre en lien les images de l’EV, le reenactment et la dimension imaginative de l’activité des stagiaires leur permettant de se projeter dans des situations futures de travail et aux formateurs de modifier leur activité hic et nunc en saisissant l’opportunité du potentiel pédagogique lié à ce reenactment.

Nos résultats indiquent que les images de l’EV visualisées par les acteurs font office d’ « images-souvenirs » c’est-à-dire d’une amorce de reenactment d’une expérience vécue par le passé. Par exemple, J, en voyant un manomètre « image-souvenir » a re-enacté les expériences vécues comme AT dans une centrale à gaz. En effet, quand il rencontrait ce type de matériel en tant qu’AT, il savait qu’il y avait un seuil de tolérance avant d’informer l’opérateur d’un écart de pression observé. Il s’est donc projeté dans une potentielle situation de travail en imaginant la mesure qu’il devrait faire (Tableau 32). Lors de cette projection, le manomètre n’est pas uniquement une

« image-souvenir », mais prend la fonction d’ « image-esquisse » qui permet finalement une imagination dans une potentielle situation de travail « imaginée-créée ». Cet exemple illustre donc comment l’« image-souvenir » (manomètre) a encouragé le reenactment d’une expérience vécue et comment, en devenant une « image-esquisse », elle a favorisé une expérience imaginative

« créée » (Leblanc, 2014b).

Dans un deuxième cas illustré par le reenactment du formateur, la dimension imaginative n’amène pas l’acteur à se projeter dans une situation future, mais à transformer son activité hic et nunc. En voyant la cale antisismique « image-souvenir », F2 a re-enacté son expérience vécue, actualisée au regard de son Engagement présent dans l’activité, à savoir celui de réaliser son cours en permettant aux stagiaires d’acquérir une culture d’AT. La dimension imaginative-inventive a été de considérer que cette expérience vécue pourrait avoir un potentiel pour permettre aux stagiaires de comprendre la force du phénomène de dilatation du circuit primaire. L’expérience de F2 à ce moment-là est

« imaginée-recomposée » (Leblanc, 2014b).

Ces deux illustrations permettent de rendre compte de la complexité du phénomène de reenactment, qui permet non seulement de faire « ré-émerger » une expérience vécue, mais en plus de l’actualiser au regard de l’Engagement présent dans une situation en transformant ce dernier, ou encore de permettre des projections dans des situations potentielles de travail.

Le reenactment d’expériences passées, rendu possible par l’EV, est intéressant pour réfléchir aux méthodes de l’Observatoire du programme de recherche du cours d’action et notamment les méthodes visant l’expression de la conscience préréflexive en mobilisant des outils comme ce type d’EV. Nous verrons que ce résultat a alimenté l’expérimentation d’une méthode de construction de données, la méthode de remise en situation à partir de traces artificielles, présentée à la troisième étude (chapitre 5).

III 5. AVANCÉES TECHNOLOGIQUES : PISTES DE RE-CONCEPTION DU