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L’émergence de la société de consommation : reconfigurations des usages marchands dans

1.1. Contrôle des usages marchands, gouvernement des populations

1.1.1. PARIS, DE LA VILLE MALADE A LA VILLE EMBELLIE

Le XIXème siècle fut le théâtre de métamorphoses spectaculaires concernant la vie urbaine. De nouveaux paysages urbains se dessinent, autorisant de nouvelles formes d’occupation de l’espace urbain. Avant d’entamer la description de ces changements, il paraît nécessaire de dresser le portrait des rues parisiennes35 à la fin du XVIIIème siècle pour saisir l’ampleur des mutationsà venir. À l’aube des années 1800, la majeure partie des rues gardent un aspect quasi-médiéval ; elles sont exiguës, tortueuses et non-pavées. La hauteur des bâtiments et l’étroitesse des rues sont telles qu’elles empêchent la lumière de passer. L’espace de la rue est sombre et surtout bruyant, pris entre les cris des colporteurs et des marchands, le bruit des voitures ou celui des artisans. Une multitude d’activités s’y déploie, formant un paysage assez chaotique pour l’observateur extérieur. Marchands et petits métiers pullulent et côtoient une foule toujours plus dense, gonflée par l’arrivée des migrants issus de la campagne. Les carrosses avancent sans égard pour les piétons, si bien qu’on dénombre de nombreux accidents de circulation. L’espace est saturé et encombré, sans compter la saleté qui y règne. Les rues ne sont pas encore pavées donc la boue recouvre facilement les vêtements ; les excréments et détritus sont jetés à même la rue, tout comme le sang des bêtes tuées par les bouchers. Les visiteurs de l’époque dépeignent volontiers la brutalité de leur rencontre avec le vacarme et la saleté de Paris (Farge, 1992). Le récit de voyage de l’écrivain russe Karamzine illustre parfaitement la stupeur qui frappe les étrangers séjournant à Paris. L’auteur dépeint par exemple l’aptitude des parisiens à se mouvoir sans se salir dans cet environnement boueux et glissant :

« Une voiture est indispensable ici, au moins pour nous autres étrangers ; mais les français savent d’une façon merveilleuse marcher au milieu des saletés sans se salir ; ils sautent artistement de pavé en pavé, et se garent dans les boutiques des voitures qui vont vite » (Karamzine, 1885 : in Farge, 1992 : 12).

Cadre essentiel de la vie quotidienne parisienne, la rue attise la curiosité autant qu’elle suscite l’inquiétude. La peur de la vie débordante et mal canalisée de la rue, volontiers associée à la présence massive des « classes dangereuses » (Chevalier, 1958) marquera profondément les politiques urbaines déployées au cours du XIXème siècle. Effectivement, une grande partie de la population est touchée

35 La littérature porte essentiellement sur cette aire géographique qui a vu naître les premiers passages et grands magasins. Pour cette raison, cette partie se focalisera sur le cas parisien, même si on observe des dynamiques similaires dans d’autres villes françaises.

par la misère et, comme le souligne Arlette Farge, la rue constitue pour ces gens un espace de vie à part entière « pour la seule raison qu’on n’en possède guère d’autre » (Farge, 1992 : 14). À cette époque, la distinction entre espace privé et espace public a peu de consistance. Il n’existe pas de réelle rupture entre le dehors et le dedans, en particulier pour les plus démunis. Les logements précaires sont ouverts sur la rue, les cloisons minces provoquent une promiscuité continuelle (et conflictuelle) avec le voisinage. L’intimité reste à l’époque, un privilège de la bourgeoisie. Les activités de travail ne s’établissent pas dans des espaces clos : les ateliers débordent sur les trottoirs, les petits métiers s’exercent au sein même de la rue, les boutiquiers étalent leurs produits dehors tandis que les vendeurs à l’étalage investissent les recoins de la ville. La rue brasse et mêle un ensemble d’activités, elle est le théâtre d’une animation qui fascine, mais aussi d’une violence qui effraie (Farge, 1992). Les maladies, la misère, les agressions, les accidents, les crimes, la mendicité conduisent les observateurs de l’époque à dresser le portrait d’une « ville malade », qu’il est nécessaire de soigner.

Dès le XVIIIème siècle, la mauvaise gestion de l’espace urbain fait l’objet d’une attention particulière. La police de Paris tient depuis plusieurs décennies un rôle important dans la lutte contre les « pathologies » sociales et sanitaires de la ville (Milliot, 2005), ils veillent par exemple à ce que l’approvisionnement des populations se fasse dans de bonnes conditions sanitaires, ils gèrent les conflits dans la rue et facilitent la circulation. Mais il faut attendre le second Empire pour que se déploient de façon systématique des politiques urbaines portées par l’ambition de soigner la ville délétère (Barles, 1999). La recrudescence des épidémies et la dégradation des conditions de vie dans les quartiers pauvres, accentuée par une immigration rurale massive, suscitent l’apparition de préoccupations d’hygiène publique. L’essor du mouvement hygiéniste, dont le développement sera soutenu par la production nouvelle de statistiques sur la situation urbaine, impacte fortement l’organisation de la ville du XIXème siècle (Jorland, 2010). En effet, les hygiénistes inciteront vivement les pouvoirs locaux à intervenir sur le tissu urbain pour garantir l’ordre sanitaire et moral. Dans leur vision, les pathologies urbaines sont liées aux problèmes socioéconomiques des populations les plus démunies, dont il faut alors améliorer les conditions d’existence. En parallèle de cela, les hygiénistes conseillent d’organiser l’espace urbain selon des logiques sanitaires et fonctionnelles. Dans ce cadre, les réflexions sur la localisation des activités se multiplient : il faut séparer les lieux d’habitat et de loisirs des lieux de production, et isoler les activités les plus insalubres telles que les abattoirs (Guillerme et al, 2004 ; Massard-Guilbaud, 2010). Le Paris moderne dont on rêve à l’époque est une ville saine, propre, aérée, lumineuse et fluide.

La réalisation de grandes percées haussmanniennes dans les années 1850 reste certainement l’une des manifestations les plus célèbres des rénovations urbaines opérées au XIXème siècle. Pourtant, plusieurs transformations sont visibles dès le début du siècle (Bowie, 2001) : des rues plus larges et plus droites sont construites et on aménage des voies pour relier la ville aux communes périphériques (Barles, 2016). Dès les années 1830, les trottoirs se développent le long des lieux de promenade bourgeoise, près des théâtres, des cafés naissants ou encore des restaurants :

« Le trottoir permet aux idéaux bourgeois de s’exprimer : la propreté de l’habillement (…) et le pas décidé (…). Inutile ici de chercher ses pas, le regard est tout entier occupé à dévisager, reconnaître, mesurer, pavoiser » (Barles, 2016 : 17).

De manière générale, la propreté des rues devient un enjeu majeur pour l’aménagement urbain : plusieurs traverses sont créées pour permettre aux piétons de passer d’un côté à l’autre de la chaussée sans se salir et des dispositifs de nettoiement des rues sont mis en place (Barles, 2016). Ces opérations sont la résultante du désir des ingénieurs des Ponts et Chaussées de promouvoir la circulation dans les rues. Ils souhaitent faire de ces dernières, de véritables espaces de flux au détriment des sociabilités qui s’y déploient (Barles, 2006, 2016). Une réorganisation du trafic, adossée à un contrôle plus serré de l’occupation de la rue doivent permettre de limiter l’encombrement des voies et ainsi fluidifier le flux humain et animal alors très dense. Les usages jugés gênants font l’objet de régulations de plus en plus sévères. À titre d’exemple, la présence de musiciens ambulants et de faiseurs de tours est encadrée pour éviter les nuisances faîtes aux boutiquiers et l’obstruction de la voie publique. La répression envers les vagabonds se durcit également (allant parfois jusqu’à l’exil) dans l’objectif de réduire ces « présences inquiétantes » (Wagniart, 1999). D’un espace de rencontre multiforme, la rue tend à devenir un espace de flux, à l’ordre maintenu (Bowie, 2001).

1.1.2. ENTRE CONTROLE ET REPLI DU COMMERCE

Dans ce cadre, l’activité commerciale informelle fait l’objet d’attentions particulières. Jusqu’au XIXème siècle, une grande partie des échanges commerciaux se réalise en extérieur, directement sur l’espace ouvert de la rue. Si les boutiques tiennent une place importante dans les pratiques d’approvisionnement de l’époque, beaucoup d’achats se font sur les marchés de plein air, au cœur des foires, auprès de colporteurs ou de vendeurs ambulants, sur des étals situés à même l’espace public (Monnet, 2006). Les ménagères, gardiennes du budget, y viennent pour effectuer leur approvisionnement et échanger des commérages autour de l’éventaire de la laitière (Perrot, 1980).

Ces pratiques « d’ambulantage »36 sont d’autant plus répandues que le commerce à l’étalage constitue pour les migrants et les plus démunis, un moyen de subsistance facile d’accès (Chatelain, 1971 ; Farge, 2002). Chacun peut aisément s’approprier un bout de rue, y installer son étalage et vendre des objets récupérés, glanés voire volés. Ainsi :

« l’essentiel des transactions se déroulait alors à l’air libre, le client n’entrait pas physiquement à l’intérieur des boutiques ou des échoppes ; la distinction moderne entre espace privé et espace public commençait à peine à être fonctionnelle » (Monnet, 2006 : 98)

II s’opère un changement significatif durant la seconde moitié du XIXème siècle : les activités commerciales se replient petit à petit à l’intérieur d’espaces privés et fermés37. Jean-Michel Roy dépeint ce mouvement dans son article consacré aux marchés alimentaires :

« À partir du XVIIème siècle, l’équipement de la ville en commerces se fait par l’intermédiaire de lieux collectifs ; règne alors jusqu’au premier XIXème siècle, un véritable temps des marchés. Les boutiques qui se développent constamment prennent le pas et la Seconde République marque l’avènement individuel et libéral du boutiquier » (Roy, 1998 : 702).

Les pouvoirs locaux encouragent vivement cette transition en changeant le modèle de taxation : autrefois basé sur un système de péage urbain, il évolue en faveur d’une taxe prélevée sur les établissements (Monnet, 2006). En parallèle, la chasse aux vendeurs de rue et aux colporteurs38 est lancée par les autorités locales : échoppes et étalages sont contrôlés par la police39 afin d’éviter qu’ils ralentissent la circulation (Barles, 2016) et qu’ils concurrencent les boutiquiers (qui eux payent la patente). Ces derniers n’hésitent pas de leur côté à dresser un portrait noir des colporteurs et à les dénoncer au préfet, critiquant la malhonnêteté de leurs pratiques (vol, intimidation, fraude, mensonges) et la mauvaise qualité des produits vendus (Chatelain, 1971). Ainsi, les autorités locales

36 Pour consulter la définition du néologisme « ambulantage », voir Monnet, J., « L’ambulantage : représentations du commerce ambulant ou informel et métropolisation ». CyberGEO : Revue européenne de géographie n°355, 17 oct. 2006, 20 p. [http://193.55.107.45/articles/355.pdf]

37 Nous simplifions ici un peu notre propos, il ne faudrait pas imaginer un mouvement linéaire tout au long du XIXème siècle. Pour commencer, le rassemblement du commerce non-sédentaire dans des halles débute bien avant le XIXème siècle. Dès le XVIIIème, on commence à héberger l’activité marchande dans des halles. De surcroît, ce mouvement est loin d’être linéaire, le rapport de l’État aux marchands ambulants et aux commerces sédentaires change selon le contexte politique et économique, tantôt en faveur des premiers, tantôt en faveur des seconds (Chatelain, 1971).

38 Cette hostilité envers les colporteurs est assez généralisée en Europe durant la période préindustrielle, puisqu’on retrouve le même type de politiques répressives dans les villes de Londres (Green, 1982) ou de Bruxelles (Geyzen, 2012). Néanmoins, cette mauvaise image ne concerne que les marchands ambulants exerçant au cœur des villes, car les colporteurs ruraux tiennent encore un rôle crucial dans l’approvisionnement des campagnes et venaient même soutenir l’activité des boutiques en étendant leur rayon de distribution (Fontaine, 1996).

39 Sur ce point, les historiens débattent sur la vigueur de la répression policière, tantôt présentée comme sévère et violente (Bluestone, 1991 ; Green, 1982), tantôt comme souple et pragmatique, voire favorable aux marchands ambulants (Farcy, 2011 ; Geyzen, 2012).

n’auront cesse de jouer le rôle d’arbitre dans la lutte ouverte entre marchands ambulants et commerçants sédentaires, en se positionnant tantôt en faveur des premiers (les années suivant 1815), tantôt en faveur des seconds (sous le second Empire) (Chatelain, 1971).

De son côté, la police tente de regrouper les marchands ambulants dans des lieux dédiés à l’activité commerçante et ainsi éviter « la foire permanente des rues populaires et passantes » (Azemar et de la Pradelle, 1981 : 74-75). Les marchés de rue sont progressivement hébergés dans des halles (cf. figure 6) (Roy, 1998 ; Monnet, 2006), dont la construction accélérée répond à une triple nécessité. En premier lieu, la réunion des marchands au sein d’une même halle40 doit faciliter l’exécution de contrôles policiers sur les conditions d’approvisionnement urbain pour garantir leur salubrité. En deuxième lieu, elle doit permettre une meilleure gestion des flux de marchandises dans la ville (Milliot, 2005) et éviter que les colporteurs ne viennent entraver la circulation par leurs arrêts fréquents (Fontaine, 1996). Enfin, au-delà des impératifs d’hygiène et de rationalisation de la ville, les halles doivent assurer la sécurité des citoyens. Le marché de rue, la boutique et tout autre lieu d’échange monétaire, appellent la violence car le marchandage tourne souvent à la bagarre entre les protagonistes de l’échange et ces derniers ne manquent pas d’entraîner la foule dans leurs altercations (Farge, 2002). Par ailleurs, si le boutiquier est un personnage connu voire influent dans la ville, le colporteur est souvent un inconnu, possiblement suspect (Chatelain, 1971).

Figure 6. Halles centrales, Paris (1867 et 1874, Charles Marville41).

Notons que les autorités locales, en favorisant le repli des marchands dans des espaces clos, encouragent également celui des femmes à l’intérieur des boutiques. La spécialisation croissante des

40 Pour une histoire des contrôles administratifs et policiers des halles, voir le travail d’Antoine Bernard de Raymond sur le marché national des fruits et légumes (Bernard de Raymond, 2004).

espaces urbains se double d’un phénomène de ségrégation sexuée, qui vient soutenir la redistribution des rôles sociaux entre hommes et femmes. Les classes bourgeoises — auxquelles appartiennent les autorités urbaines — se montrent soucieuses d’imposer un nouvel ordre social. Elles revendiquent petit à petit les espaces public et politique comme des espaces masculins (Perrot, 1980). Alors qu’elles participaient pleinement aux sociabilités de rue, les femmes sont progressivement exclues de l’espace public, notamment des cafés et des pubs où se préparent les manifestations et les grèves (Fuchs and Thompson, 2004 ; Lalouette, 1979). Avec la disparition progressive des éventaires et la raréfaction des marchandes de quatre-saisons, les boutiques deviennent progressivement le lieu privilégié de rencontre des femmes. La distinction émergente entre public et privé porte en elle une certaine redistribution des rôles sexués dans la ville, dans laquelle se dessinent petit à petit des espaces masculins, féminins ou mixtes (Perrot, 1980).

L’importance croissante des boutiques dans le paysage commercial parisien, rendue visible par l’augmentation des patentes durant la seconde moitié du XIXème siècle, peut se comprendre au regard de deux éléments : d’une part, la hausse générale du niveau de vie notée entre les années 1850 et 1870 ; d’autre part, les nouvelles réglementations qui entrent en vigueur à ce moment42 (Gaillard, 1997). Les nouveaux commerces se développent principalement dans les quartiers centraux du vieux Paris, sur la rive droite (Gaillard, 1997). C’est à cette époque que s’embellissent les vitrines des commerces, sous l’impulsion des grands magasins et de leurs nouvelles pratiques commerciales. Comme le rappelle Claire Leymonerie (2006), la vitrine est un dispositif charnière qui favorise la transition entre l’espace ouvert de la rue et celui privé de la boutique. D’abord réservées aux commerces de luxe (Leymonerie, 2006), les vitrines offrent une nouvelle proximité avec l’objet, elles attisent le désir de consommer. Ainsi, d’une certaine manière, elles accompagnent et concrétisent le mouvement de sédentarisation du commerce en offrant à ce dernier une nouvelle manière de s’ouvrir sur la rue. Les artisans spécialisés dans la décoration commerciale (enseignes, peintures sur stores, coffrages, etc.) connaissent un certain élan à cette période. Les boutiques se transforment petit à petit, soignent leurs enseignes, transforment l’intérieur de leur boutique. Leur mutation supporte l’émergence de la culture de consommation que les passages puis les grands magasins sont venus promouvoir (Chessel, 2012).

42 À titre d’exemple, jusqu’en 1858, le commerce de la boucherie était soumis à des règles très strictes de ravitaillement. L’assouplissement de la règlementation en 1858 favorisera la multiplication des établissements de boucherie : en 1860, on comptabilise 1132 bouchers contre seulement 299 en 1850 (Gaillard, 1997).

1.2. Passages et grands magasins : de nouveaux espaces marchands qui

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