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Les prémices de l’urbanisme commercial : une vocation urbaine oubliée

3.2. Protéger le commerce indépendant de la modernisation : controverses autour de l’urbanisme régulateur

3.2.3. L’ECHEC DE LA LOI ROYER : ENTRE MUTATIONS SOCIALES ET FAILLES DU DISPOSITIF

3.2.3.2. Les failles de la loi Royer

La loi Royer et les conditions de son application n’ont pas mis longtemps à être décriées par les acteurs du commerce, quelle que que soit leur taille. La grande distribution n’a cessé d’opérer un travail de lobbying auprès des différents ministères pour faire connaître ses positions sur la loi. Michel-Edouard Leclerc qualifiait volontiers la loi « d’antiéconomique », « d’irrationnelle » et « d’inflationniste ». Le président de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD), Jacques Perrilliat, se déclarait quant à lui opposé au « commerce administré » (Desse, 2001).

85 Selon un sondage de l’Institut français d’Opinion publique mené en février 1975, 34 % des français interrogés souhaiteraient pouvoir créer leur propre entreprise (Gresle, 1980).

De leur côté, le commerce indépendant réagissait au niveau local dès lors qu’il considérait qu’une autorisation était donnée de façon trop laxiste (Desse, 2001). Les failles de la loi Royer ont donné lieu à une littérature assez abondante en sciences humaines et sociales, particulièrement chez les géographes86. Selon René Péron, la loi d’Orientation n’aurait pas pu contrarier les évolutions observées puisqu’elle n’avait prise sur « aucun des facteurs qui modifient les rapports entre la production et la distribution, sur aucun des changements qui travaillent en profondeur les relations des consommateurs aux marchandises » (Péron, 1991 : 203). Par ailleurs, plusieurs critiques ont pu être émises à l’encontre de la loi et de ses conditions d’application. Quatre arguments récurrents sont mobilisés pour expliquer l’échec de l’urbanisme commercial (Bonneville et Bourdin, 1998) : les carences techniques du texte de loi, les soupçons de corruption qui planent sur le fonctionnement des commissions, le manque de fiabilité et d’objectivité des documents décisionnels et la dualité de la législation entre urbanisme commercial et urbanisme.

Concernant les carences techniques de la loi, les acteurs économiques ont rapidement trouvé les moyens de contourner la loi en déposant des projets aux limites des seuils, en scindant leurs complexes en plusieurs îlots ou en rachetant des surfaces existantes au lieu d’opérer des créations — le rachat n’étant pas soumis au passage en commission. Pour se soustraire au passage en commission, les distributeurs n’hésitent pas déposer des projets situés juste en dessous du seuil de passage en commission, quitte à prétexter dans les années qui suivent « l’inadaptation imprévue des locaux » pour effectuer des agrandissements. À Paris, la majorité des supermarchés possèdent une surface de vente située en dessous des seuils : alors qu’une quarantaine de supermarchés ont une surface de vente supérieure à 1000 m2, près de 150 unités se situent dans une surface inférieure (Metton, 1986b). Pour cette raison, certaines CDUC se sont montrées particulièrement agressives par la suite face aux demandes d’extension des supermarchés, bien plus qu’elles ne l’étaient face à des projets de centres commerciaux ou de grandes surfaces spécialisées (Bondue, 1986b).

Une deuxième stratégie employée par les promoteurs pour déjouer le passage en commission consiste à réaliser des parcs d’activités commerciales, distincts du modèle classique du grand centre commercial unifié (lui-même inspiré du shopping mall à l’américaine). Composées d’une grande surface alimentaire et d’un archipel de moyennes et grandes surfaces spécialisées, ces « zones planifiées » ne nécessitent pas de passage en CDUC. Certains promoteurs vont jusqu’à confier la

86 Pour un aperçu de ces recherches, voir la critique de la loi effectuée par René Péron (1991, 1993) ou encore les actes du colloque sur l’application de la loi Royer (Metton, 1986a).

gestion des différents établissements à des sociétés distinctes. En effet, la majorité des magasins

discount non alimentaires (GMSS) ouverts dans les années 1980 se sont installés autour des polarités

existantes, sans frein quantitatif étant donné que leur création nécessitait rarement un passage en commission. L’inconsistance juridique de la notion d’unité économique et le seuil choisi par la loi encouragent de nouvelles stratégies de conception chez les promoteurs. Alors que certains optent pour la diversification de leur activité avec la création de moyennes surfaces spécialisées, d’autres se tournent vers les marchés étrangers (ex : Carrefour) ou réalisent leur extension d’activité par voie de fusions-acquisitions.

Les choix de cadrage effectués dans la loi — que l’on pourrait résumer en une lutte fervente contre le « gigantisme » américain — ont encouragé des évolutions impromptues de l’appareil de distribution telles que la promotion d’un petit et moyen commerce adapté et concurrentiel sur les marchés où tentaient alors de survivre les commerçants indépendants (Péron, 1991) ou encore l’essor du moyen commerce spécialisé face auquel les pouvoirs publics étaient plus permissifs87 dans la mesure où il ne reçueillait pas le mécontentement que pouvait susciter à l’époque les hypermarchés (Metton, 1986b). En souhaitant limiter la création d’entités commerciales géantes, la loi a favorisé l’émergence des paysages d’entrée de ville diffus, atomisés (cf. chapitre 2). Ces jeux de cadrage-débordements autour des seuils ont permis le gonflement des pôles périphériques existants (Bondue, 1986b). Pour reprendre la formule d’Alain Metton, l’application de la loi « oriente autant le commerce nouveau qui lui échappe que celui qu’elle réglemente » (Metton, 1986b : 24).

Outre les stratégies d’évitement des acteurs économiques, le fonctionnement des commissions fut aussi remis en cause. Premièrement, les décisions des commissions étaient tendues entre des appréciations du projet réalisées sur des critères économiques et d’autres sur des critères urbanistiques, redoublant ainsi la dissociation artificielle entre urbanisme et urbanisme commercial. Aussi, l’incapacité des documents d’urbanisme à intégrer le commerce, à prendre compte ses dynamiques et ses contraintes, à anticiper et à influer son développement ne facilite pas la prise en compte des considérations urbanistiques dans les commissions. L’échelle des documents de planification ne correspond pas aux aires de rayonnement des équipements commerciaux visés par la réglementation (Péron, 1998) et les POS (Plan d’Occupation des Sols)

87 Alain Metton constate que le taux d’acceptation pour les magasins spécialisés n’a fait qu’augmenter durant les 15 ans étudiés, attestant de la souplesse des pouvoirs publics en la matière (Metton, 1986b).

laissent peu de possibilités d’encadrement en ce qui concerne le commerce88. Par ailleurs, les distributeurs ont su jouer de la concurrence entre les municipalités et de la faiblesse du pouvoir intercommunal pour implanter des grandes surfaces. Les municipalités avaient tout intérêt à avoir de tels équipements sur leur territoire, que ce soit pour les emplois qu’ils créaient ou pour toucher la taxe professionnelle. Ces carences dans la planification urbaine ont renforcé le poids des commissions départementales dans leur rôle décisionnaire. En abandonnant la décision aux jeux d’acteurs des commissions, la loi privilégie des négociations au cas par cas au détriment d’orientations générales établies en amont dans le cadre d’un travail de programmation (Bonneville et Bourdin, 1998).

Cette liberté de négociation dans les commissions a donné lieu à plusieurs dérives telle que la corruption. La composition des commissions départementales constitue l’un des premiers points remis en cause. A priori, la loi Royer ne permet pas à des intérêts particuliers de dominer la commission. Pourtant, les analyses de Jean-Pierre Bondue sur la CDUC du Nord (1986b), de René-Paul Desse sur celle du Finistère (2001) et celles de Jean Soumagne sur la CDUC des Deux-Sèvres (1986), effectuées sur une dizaine d’années de fonctionnement, offrent des éléments tangibles pour appréhender la nature et le poids des différents intérêts au sein des commissions. Pour commencer, les auteurs relèvent que l’appréciation des projets par les chambres consulaires entre souvent en contradiction avec celle des services techniques de l’administration. La Direction de la Concurrence et de la Consommation affiche « une attitude ouverte » et tend à promouvoir les projets au nom de la modernisation de l’appareil commercial ou des consommateurs qui profiteraient alors directement de la concurrence engendrée. Les représentants des consommateurs interviennent peu dans les débats. De leur côté, les Chambres de Métiers optent pour une posture malthusienne : elles s’opposent systématiquement aux projets et dénoncent l’impact du capitalisme sur les structures artisanales familiales et la défense des structures commerciales existantes.

Les positions des Chambres de Commerce semblent plus nuancées. 6 fois sur 10, celles-ci votent en faveur du projet, guidées par le souci de maintenir les équilibres commerciaux et par les études de marché que réalisent leurs services techniques. Jean.-Pierre Bondue montre qu’un avis positif de la Chambre de Commerce joue souvent un rôle significatif dans l’acceptation finale du projet, mais ceci est moins vrai pour ses avis négatifs qui ne sont pas systématiquement pris en compte, attestant

88 Ils peuvent délimiter des zones où seront favorisés ou interdits des usages commerciaux mais ils ne peuvent en aucun cas cibler des formes particulières de commerce (Bonneville et Bourdin, 1998). René Péron remarque que les documents de l’époque comportaient peu de prescriptions relatives aux localisations commerciales (Péron, 1988).

du poids mesuré du commerce local dans les décisions. René-Paul Desse montre que les CCI encouragent les procédures de concertation locale entre les demandeurs, les différents organismes et les collectivités locales. Face à ces prises de position plutôt figées, les élus locaux jouent souvent le rôle d’arbitre dans les commissions. Néanmoins, leurs positions sont plutôt ambiguës, une ambiguïté que le vote secret participe à entretenir. La municipalité d’accueil est très souvent favorable à l’implantation (9 fois sur 10). Ils justifient souvent l’acceptation du projet par le sous-équipement commercial de la commune et par l’essor récent de la population. Il y a fort à parier que derrière la volonté de développer le commerce périphérique (et celui du centre-ville), ce soit le désir d’accroître les recettes liées à la taxe professionnelle qui motive leurs décisions. Les élus des communes voisines semblent avoir un jugement plus réservé (5 voix contre 10). Le « non » l’emporte quand le projet d’équipement commercial devient trop concurrentiel pour leur propre commerce.

Selon René-Paul Desse (2001), les commissions sont rarement des lieux de débats. De fait, la foi dans le pouvoir régulateur des CDUC semble s’amenuiser au fil du temps, en atteste l’absentéisme de plus en plus fréquent aux commissions. Les recours au ministère de plus en plus fréquents participent à décrédibiliser l’échelon départemental et à en faire une sorte de préalable aux décisions ministérielles, décisions qui ne respectent pas forcément les desiderata locaux. En outre, les positions des CDUC peuvent changer au cours du temps. Jean-Pierre Bondue (1986) a montré que la multiplication des demandes pour un même projet favorise son acceptation à terme. Sur plusieurs projets réexaminés par la CDUC du Nord, celle-ci a changé d’avis à de nombreuses reprises sans que des modifications majeures du dossier ou des évolutions liées à la situation locale ne puissent justifier d’un tel revirement. Si l’obstination des dépositaires de dossiers semble payer, ces revirements laissent perplexe quant à l’objectivité des débats dans la commission (Bondue, 1986).

Sur ce point, l’indépendance des membres de la commission a provoqué de vives réactions chez les distributeurs. Edouard Leclerc s’est exprimé publiquement à plusieurs reprises pour dénoncer la corruption présente dans les CDUC. En effet, un des effets directs de la loi fut de resserrer les liens entre distributeurs et élus locaux, et les nombreux services rendus entre les deux parties ont continué d’affirmer les liens tissés. Les lois de décentralisation votées en 1982, en renforçant le pouvoir des municipalités, ont par ailleurs accru la facilité de recours à des pratiques douteuses que décortique Yann Tanguy dans un article au titre évocateur : « Quand l’argent fait la loi » (Tanguy, 1988). Sans contrôle, ni contre-pouvoir, la porte était ouverte à la corruption et au financement occulte des partis politiques par les CDUC. La réservation de panneaux publicitaires, l’achat de sondages ou de pages

de journaux par le distributeur pour les campagnes électorales étaient devenues pratiques courantes. Certains élus n’hésitent pas à faire financer des projets d’équipement (une extension de mairie, un aménagement de voirie, etc.), parfois sans lien direct avec le projet d’implantation commerciale (Bonneville et Bourdin, 1998). Ces pratiques de « racket municipal » que subissent les distributeurs seront dénoncées par Edouard Leclerc dans un article de son journal Le Parti Prix en 198789.

En conclusion, la loi Royer avait pour ambition de maintenir un climat de paix entre l’État et les travailleurs indépendants en adoucissant le processus de modernisation du commerce impulsé par les grandes surfaces. Elle a transformé les conditions de la régulation locale et impulsé de nouvelles orientations au développement commercial. Pourtant, la loi sera fortement critiquée par la suite, en raison de son incapacité à enrayer le développement périphérique du commerce et à assurer la cohérence urbanistique des projets mais aussi à cause des pratiques illicites qui viennent entacher le fonctionnement du dispositif. Il faut attendre les années 1990 pour que le dispositif soit réformé.

3.3. La réforme de la loi Royer : foisonnement des préoccupations et

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