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Les prémices de l’urbanisme commercial : une vocation urbaine oubliée

3.2. Protéger le commerce indépendant de la modernisation : controverses autour de l’urbanisme régulateur

3.2.1. UN DISPOSITIF DE PACIFICATION SOCIALE

La loi d’Orientation du commerce et de l’artisanat, plus connue sous le nom de loi Royer (1973) est certainement l’un des avatars les plus emblématiques de l’action étatique en matière d’urbanisme commercial et par la même occasion, des controverses et réactions que ce type de politique publique peut susciter. La loi Royer, qui porte le nom du ministre du Commerce ayant porté avec conviction ce projet de loi, avait pour vocation principale d’apaiser les relations entre les différents commerçants d’une ville — plus particulièrement entre la grande distribution naissante et les commerçants traditionnels de centre-ville. Mais surtout, elle s’inscrit dans le prolongement des efforts déployés par l’État depuis les années 1960 pour pacifier ses relations avec le monde du petit patronat72 (cf. Gresle, 1980). En effet, les pouvoirs publics craignent le mécontentement des commerçants indépendants, rendu palpable par la montée en puissance du mouvement Cid-Unati (cf. encadré 2). Les épisodes de révolte portés par ce nouveau mouvement contestataire et par son leader, Gérard Nicoud, rappellent au gouvernement le mouvement poujadiste dont les actions revendicatives avaient marqué les esprits quelques années plus tôt. La peur de revoir les mêmes dérives incitera les parlementaires à prendre le parti des « petits commerçants ». Ainsi, la loi Royer est votée à l’unanimité (sur 308 députés, 304 voteront pour et seulement 4 s’abstiendront !), dans un contexte social tendu caractérisé par le déploiement progressif des grandes surfaces et par un malaise

72 Le ministre Royer fut perçu comme le ministre des petits patrons, luttant pour perpétuer leur existence. Il réalise un tour de Province à l’été 1972 pour rencontrer les commerçants et artisans et leurs représentants. Par sa démarche originale et son style particulier, il réussit même à emporter le soutien du Cid-Unati (Gresle, 1980).

social perceptible chez les commerçants indépendants qui constituent encore à l’époque, une force électorale redoutée.

ENCADRÉ 2. Le Cid-Unati

Depuis l’expérience poujadiste, les travailleurs indépendants n’étaient pas été très présents sur la scène politique. Pourtant, à la fin des années 1960, le mécontentement des commerçants refait peu à peu surface. Les politiques de développement industriel et de modernisation commerciale menées à partir de 1962, la faiblesse des politiques sociales qui leur sont destinées, les opérations de restructuration des centres urbains (et les expropriations qui peuvent en résulter) donnent le sentiment aux commerçants d’être oubliés du gouvernement, voire volontairement tenus à l’écart. Une vague de défaitisme touche les petits patrons à partir de 1967, qui ne faiblira pas malgré la relance de l’économie dans les années suivantes. La hausse brutale des charges sociales, la multiplication des grandes surfaces sur le territoire, les contrôles administratifs de plus en plus serrés sur les prix de vente et l’alourdissement des taux de TVA finissent par rendre la situation insupportable pour les indépendants. Ceux-ci se retournent contre la puissance publique.

Plusieurs mouvements de mécontentement spontanés émergent (dans l’Isère et la Loire notamment) et s’attaquent à l’administration fiscale. Ils protestent contre les conditions d’application de la loi de 1966 sur le risque maladie et les retraites. Se constitue alors le Cid (Comité interprofessionnel de défense des commerçants, artisans et professions libérales), avec à sa tête Gérard Nicoud, le meneur du mouvement en Rhône-Alpes. En 1969, le Cid occupe le devant de la scène. Gérard Nicoud organise un tour de France dans le but de sensibiliser l’opinion publique à la cause du petit patronat. Il organise des opérations d’envergure nationale, auxquelles répondront brutalement les pouvoirs publics. En juin 1970, le Cid fusionne avec l’Unati (Union NAtionale des Travailleurs Indépendants), lui conférant alors une nouvelle force.

Le Cid-Unati (Confédération Intersyndicale de Défense et d’Union NAtionale des Travailleurs Indépendants) n’hésite pas à utiliser la violence pour en venir à ses fins (ce qui vaudra à ses membres de nombreuses condamnations en justice). Il traque les sièges lors des élections des chambres consulaires et des caisses d’assurance maladie, organise des grèves de l’impôt et organise plusieurs manifestations. Il n’hésite pas à recourir à d’autres formes de mobilisation telles que des blocages de la circulation routière, des grèves de la faim, l’occupation clandestine de caisses de retraite ou de chambres consulaires, voire l’enlèvement de certaines personnalités. La personnalité de G. Nicoud donne sa coloration au mouvement : c’est le héros du vent contestataire, il incarne la lutte du monde de la boutique et de l’atelier contre les pouvoirs publics. Chacune de ses arrestations insuffle un regain d’énergie au mouvement et favorise des prises de conscience.

Le mouvement affirme sa représentativité au début des années 1970 en renforçant sa position aux élections des caisses de l’assurance-maladie où elle gagne de nombreux sièges. La nomination de M. Royer comme ministère du Commerce et de l’Artisanat et le changement de stratégie de la part de G. Nicoud, décidé à adopter une attitude plus responsable, encouragent le Cid-Unati à renouer le dialogue avec les pouvoirs publics. Le mouvement — qui avait jusqu’à présent montré un fonctionnement marginal et violent, aux marges de la légalité — montre alors un nouveau visage (non sans scissions internes) et envisage de soutenir le nouveau projet de loi d’Orientation du Commerce et de l’Artisanat, sous condition d’obtenir satisfaction sur leurs revendications, notamment sur le contrôle de l’ouverture des grandes surfaces.

Source : Gresle, 1980.

Afin de maintenir la paix sociale et ralentir l’essor de la grande distribution, la loi met en place un instrument de contrôle des implantations commerciales : les commissions départementales et nationale d’urbanisme commercial (respectivement CDUC et CNUC), qui viennent alors remplacer les comités consultatifs instaurés en 1969. Ces commissions départementales ont pour mission de statuer sur l’ensemble des projets d’ouvertures et d’extensions d’établissements commerciaux dont la surface de vente égalerait ou dépasserait 1 500 m2 de surface de vente pour les villes de 40 000

habitants et plus, et 1 000 m2 pour les villes de taille inférieure. Les commissions perdent leur caractère consultatif. L’autorisation des CDAC vient s’ajouter à la procédure existante et devient un préalable à l’obtention d’un permis de construire. Les commissions départementales sont composées de 20 membres, issus à la fois du monde de l’administration publique et du monde commerçant : y siègent 9 élus locaux issus du conseil général, 9 représentants du commerce et de l’artisanat locaux (dont 6 du monde de la petite entreprise indépendante) désignés par les chambres consulaires et 2 représentants des consommateurs désignés par le préfet. Les décisions de ces commissions doivent être validées par le ministre du Commerce. Elles peuvent faire l’objet d’une procédure d’appel auprès de ce dernier, qui après avis de la Commission Nationale d’Urbanisme Commercial73, se prononce dans un délai de trois mois. Voilà pour ce qui est du fonctionnement général du dispositif.

La loi d’Orientation marque une rupture historique dans les pratiques existantes. Pour la première fois depuis 1789, le gouvernement substitue au libéralisme commercial, un système juridico-administratif de contrôle des ouvertures d’entreprises commerciales (Péron, 1993). En outre, la loi introduit un contre-pouvoir local (la CDUC) face à l’État central (Monnet, 2008). En effet, les commissions bénéficient d’une certaine souplesse dans leur prise de décision dans la mesure où la loi d’Orientation n’édicte pas de normes précises concernant la forme de la délibération ou des critères à partir desquels doivent être évalués les projets. Confier une partie des privilèges de la puissance publique à une commission où sont représentés des intérêts privés a suscité plusieurs controverses dans la sphère publique, la démarche ayant été perçue par certains comme un retour au corporatisme (Gresle, 1980).

Que ce soit au niveau de la composition des commissions — où les indépendants du commerce et de l’artisanat sont majoritaires74 — ou de la manière dont le texte de loi est rédigé, la loi Royer affiche clairement son objectif de protéger les « petits commerçants » face à la grande distribution conquérante75 :

73 Cette commission nationale est composée quant à elle de neuf représentants d’élus locaux, de neuf représentants d’activités commerciales et artisanales et enfin de deux représentants de consommateurs.

74 La loi prévoit que les petits patrons du commerce et de l’artisanat représentent à peu près 35 % de l’effectif des commissions. Pour autant, une enquête menée par LSA auprès de 91 commissions départementales estime qu’en réalité, ceux-ci occupent plus de 45 % des sièges (Gresle, 1980).

75 René Péron (2004) qui analyse les débats parlementaires entre 1842 et 1996 identifie 7 griefs récurrents dans l’histoire contre les grandes surfaces : la concurrence entre petits et grands commerces est inégale ; les grandes surfaces leurrent les consommateurs ; les grandes surfaces en attaquant le petit commerce détruisent un tremplin de promotion sociale ; les grandes surfaces tuent la liberté d’entreprise ; les grandes surfaces abaissent la qualité des produits ; les grandes surfaces suscitent de dangereuses tentations ; le bas prix produit de néfastes effets économiques. Il souligne par ailleurs que les représentations et accusations sont les mêmes peu importe la classe politique.

« Art 1er. La liberté et la volonté d’entreprendre sont les fondements des activités commerciales et artisanales. Celles-ci s’exercent dans le cadre d’une concurrence claire et loyale (…) Les pouvoirs publics veillent à ce que l’essor du commerce et de l’artisanat permette l’expansion de toutes formes d’entreprises, indépendantes, groupées ou intégrées, en évitant qu’une croissance désordonnée des formes nouvelles de distribution ne provoque l’écrasement de la petite entreprise et le gaspillage des équipements commerciaux »76

Et la loi sera perçue comme telle dans l’opinion publique : les commerçants l’appréhendent comme la loi de défense des « petits » commerçants contre les « gros ». Pour maintenir « cette saine concurrence » entre petit et gros commerce, le dispositif entend filtrer l’entrée des acteurs les plus concurrentiels sur le marché. Dans les faits, en 15 ans d’application de la loi Royer, les commissions départementales ont examiné près de 5000 dossiers et ont autorisé près d’un tiers des surfaces demandées. En moyenne, c’est près de 600 000 m2 qui ont été autorisés chaque année contre 900 000 m2 refusés (Metton, 1989).

Par conséquent, la dimension urbanistique de « l’urbanisme commercial » de la loi Royer est relativement peu présente : les considérations relatives à la qualité du cadre de vie, à l’environnement, à l’équilibre entre les différentes parties de la ville ou à la mixité des fonctions urbaines sont quasiment absentes des délibérations. René-Paul Desse, qui s’est intéressé aux procès-verbaux des séances de CDUC dans le Finistère dans les années 1970-1980 (Desse, 1989) montre que deux tiers des refus d’autorisation sont motivés par l’état de la concurrence entre des intérêts privés divergents. Seulement un tiers des décisions convoque des problèmes d’adéquation avec les documents d’urbanisme, des enjeux relatifs à l’aménagement du territoire ou des considérations d’animation des territoires urbains et ruraux. Et quand bien même ces arguments sont évoqués, c’est souvent le devenir du centre-ville77 qui est en jeu dans les délibérations et ç travers lui, celui des petits commerçants indépendants. Si ces lacunes ont pu être dénoncées lors des débats parlementaires sur la loi Royer, elles n’ont jamais provoqué la refonte du texte initial (Péron, 1993).

Au regard de ces éléments, les experts qualifient volontiers la loi Royer de « police de la concurrence » (Joye, 2007). Dans un esprit de protectionnisme économique, les enjeux spatiaux semblent relégués au second plan. Ils sont dominés par des considérations socio-économiques telles que la défense des travailleurs indépendants ou la lutte contre l’inflation. Mais pour comprendre l’importance donnée au monde du commerce indépendant, il faut rappeler la place que celui tient

76 Source : Legifrance (en ligne) : https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000000509757

77 Dans son bilan de l’application de la loi Royer, Alain Metton (1986b) montre que les autorisations des CDUC étaient plus facilement accordées en centre-ville qu’en banlieue, certainement parce que ces projets étaient perçus comme des éléments contribuant à la revitalisation des centres.

dans la société dans les années 1970. Non seulement les petits patrons représentent une fraction importante de la classe moyenne, mais le travail indépendant constitue aussi un des majeurs vecteurs de promotion sociale dans les années 1970. Il offre une possibilité d’évolution vers la liberté et l’autogestion pour les ouvriers, une chance de sortir du prolétariat. À ce propos, François Gresle conduit une analyse stimulante de la loi Royer. Selon lui, la loi « voudrait modifier les rapports sociaux sans que soient remis en cause les rapports économiques qui les sous-tendent » (Gresle, 1980 : 624). En effet, dans un système de lutte des classes, l’existence de l’indépendance constitue un « salut » pour les classes populaires en leur permettant d’accéder à la petite bourgeoisie. Elle offre une solution à leur situation qui ne nécessite pas de passer par le renversement du système établi. Conserver et promouvoir l’indépendance est perçu comme essentielle au maintien du système socioéconomique de l’époque.

Par leur position intermédiaire dans la formation sociale, située entre le prolétariat et la bourgeoisie, entre les salariés et les grands entrepreneurs, les commerçants indépendants constituent un enjeu électoral fort, tant pour la gauche que pour la droite :

« La gauche insiste sur les responsabilités du capitalisme et de la concentration économique. Préoccupée de préserver au sein de la société une force capable d’atténuer les écarts entre positions sociales, de voiler les intérêts contradictoires du patronat et du salariat, la droite promet de réguler le marché » (Péron, 1993 : 248)

Pour lui, le consensus politique78 établi autour de la loi Royer (votée comme on l’a vu à l’unanimité) n’est guère étonnant. Dans un contexte de modernisation et de concentration économique, il fallait réaffirmer l’universalité du droit d’entreprendre. L’esprit de la loi consistait donc à protéger la liberté d’entreprise en limitant le développement des acteurs dont la puissance mettait alors en danger le droit des plus faibles à entreprendre (du moins, il fallait maintenir l’illusion de cette possibilité pour les raisons de cohésion sociale explicitées ci-dessus) (Péron, 1993) :

« En écrasant les petits, il en résultera une lutte des grandes surfaces entre elles, la disparition ou du moins l’absorption d’un certain nombre et finalement la domination du marché par les plus puissants, et ainsi serait créée la situation de monopole » (M. Royer, débat parlementaire autour de la loi Royer de 1973 in Péron, 1993).

« Qu’est-ce que la liberté du commerce et d’implantation d’une activité économique si dans l’immédiat ou à terme elle entraîne la disparition de la liberté de commerce et d’implantation

78 François Gresle (1980) incite à ne pas se faire d’illusions sur le succès de la loi. Il existe encore des adversaires au sein du gouvernement. En effet, certaines dispositions de la loi Royer vont à l’encontre de certaines intentions affichées par le gouvernement.

des plus faibles ? » (M. Royer, débat parlementaire autour de la loi Royer de 1973 in Péron, 1993).

Plusieurs chercheurs incitent à relativiser la portée idéologique de cette loi. Ils rappellent qu’il s’agissait surtout de gérer en douceur la modernisation du commerce (souhaitée par le gouvernement,

cf. chapitre 2) en laissant un sursis au petit commerce pour s’adapter aux transformations en cours

(Gresle, 1980 ; Péron, 1993) :

« On pourrait dire que la loi Royer a permis de lisser une évolution qui autrement aurait été beaucoup plus brutale » (Ecalle, 1986 : 14).

Les syndicats et les organisations de défense du petit patronat n’ont pas caché leur déception à la lecture des textes de la loi d’Orientation. En effet, ce dernier semblait davantage insister sur la nécessaire transformation du milieu indépendant que sur sa conservation, délaissant par la même occasion, les considérations sociales et fiscales chères aux petits patrons (cf. ci-dessus) (Gresle, 1980). Malgré cela, la satisfaction, bien que discrète, fut quasi-générale. La loi apaise (temporairement) les tensions entre le petit patronat et les pouvoirs publics, une paix favorisée par la collusion grandissante entre le Cid-Unati et le ministre Jean Royer79 (Gresle, 1980).

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