• Aucun résultat trouvé

Chap 2 Transformations du vécu parental de la mort périnatale.

B. Être « parents » ?

1. Être « Parents ».

a) Qu’est-ce qu’être parents ?

Depuis une quinzaine d’années, la parenté occidentale est redevenue un objet important de l’anthropologie (Cadoret ; 2007 ; 56). Les progrès incessants de la procréation médicalement assistée et les diverses transformations sociales et culturelles ont fait exploser le modèle de la famille traditionnelle qui fondait la parenté sociale sur la parenté biologique. La gestation pour autrui mais aussi le don de gamètes, suscitent de nombreux débats sur ce que sont la maternité, la paternité, finalement ce qui fait des individus des parents par rapport à leur enfant (Godelier ; 2004 ; 570). La question qui se pose désormais est « Qui sont les parents ? » et en

particulier « qui est la mère » ? Celle qui a donné ses ovocytes ? Celle qui a porté l’enfant pendant neuf mois ou celle qui va élever l’enfant qu’elle a désiré mais n’a pas conçu ?

Il va s’agir ici de s’interroger plus particulièrement sur ce qui fait la maternité et la paternité, pour en déduire le moment à partir duquel on devient parent. La question est d’autant plus pertinente que nous assistons depuis quelques années, en partie avec le développement des nouvelles technologies, à l’émergence d’une parentalité « prénatale » qui se manifeste notamment lorsque le fœtus vient à mourir. Le couple qui a conçu l’enfant se réclame comme « parents » alors même que ce statut leur est dénié dès lors que l’enfant ne possède pas la personnalité juridique, c'est-à-dire lorsqu’il est mort avant la naissance ou avant le seuil de viabilité. Et encore, même lorsque l’enfant est mort après la naissance et qu’il possède par conséquent cette personnalité juridique, le statut de « parent » reste extrêmement flou pour l’entourage qui ne sait pas véritablement se positionner : Sont-ils des parents ? Mais alors, où est l’enfant ? Cette contradiction est clairement perçue par certaines femmes, comme celle-ci répondant à ma question « qu’est ce qu’être parent ? » sur un forum. Elle explique que lorsqu’elle était enceinte, tout son entourage participait à sa construction en tant que mère. On la nommait « maman », on appelait le fœtus son « bébé », son mari le « papa », et même ses parents se désignaient déjà comme des grands-parents. Elle ne comprend pas que tout cela soit remis en cause dès que l’enfant meurt. Elle se sent « mère », et c’est également le ressenti de tous les parents rencontrés. Que signifie alors « être parent » ?

Maurice Godelier (2004 ; 239-240) définit la parentalité comme « l’ensemble culturellement

défini des obligations à assumer, des interdictions à respecter, des conduites, des attitudes, des sentiments et des émotions, des actes de solidarités et des actes d’hostilités qui sont attendus ou exclus de la part d’individus qui – au sein d’une société caractérisée par un système de parenté particulier et se reproduisant dans un contexte historique donné – se trouvent, vis à vis d’autres individus, dans des rapports de parents à enfant ». Il définit également sept

fonctions – nous n’en retiendrons pour notre part que cinq – que doivent remplir les individus pour être considérés comme des parents. Il est à noter que toutes ces fonctions ne sont pas forcément présentes dans le champ de la parentalité propre à une société et à une époque données. La première fonction qui institue des individus comme des parents d’un enfant, est la part qu’ils prennent dans la conception et l’engendrement de cet enfant. La seconde fonction qu’assument des parents, ou qui peut faire d’individus qui n’ont pas donné naissance à un enfant les « parents » de cet enfant, est celle qui consiste à élever, nourrir, protéger le jeune enfant et l’amener à l’adolescence voire jusqu’à l’âge adulte. La troisième fonction, similaire à la seconde, consiste à éduquer l’enfant et à l’instruire à la vie sociale. Pour la quatrième fonction, au regard de leur lien de parenté et selon la nature de ce lien, les parents peuvent ou

doivent doter cet enfant d’un nom, d’un statut social et cela dès sa naissance ou plus tard dans sa vie. Enfin la cinquième fonction consiste pour les parents, qu’ils soient parents de naissance, parents nourriciers ou parents d’adoption, à exercer certains droits sur la personne de cet enfant. Ces droits sont le plus souvent distincts et inégaux selon leur sexe, celui des enfants et la distance entre ces parents et les enfants. Comme le fait remarquer Godelier (ibid. ; 243), on ne saurait donc réduire, comme le font aujourd’hui un certain nombre de sociologue de la famille et des psychanalystes, le champ et la notion de parentalité à celui de « désir d’enfant » que ressentent certains individus au cours de leur vie et qui se traduit par l’envie de faire un enfant ou d’en adopter un. Comme nous le voyons dans la définition de Maurice Godelier, la fonction procréatrice n’est qu’une partie de la parentalité, ce que nous montre bien les nouvelles techniques de procréation. Elle implique d’autres tâches indispensables à la construction de la personne humaine, que sont l’alimentation de l’enfant, l’éducation, la dation d’un nom et la transmission d’un statut. Pour bien dissocier ces deux aspects, Jean-Hughes Deschaux (2009), distingue la « parenté », définie comme la dimension symbolique des liens qui rattachent les membres les uns aux autres, et le « travail parental », pouvant être compris comme un ensemble d’activités matérielles de prise en charge des enfants. Cette dissociation entre l’être et le faire est tout aussi pertinente dans le cadre des nouvelles techniques de procréation, car dans ces situations le lien parent/enfant est déconnecté du lien biogénétique géniteur/progéniture. Les concepts de parenté sociale, d’intentionnalité et de construction de toute parenté se trouvent donc fortement réaffirmés dans le contexte contemporain, en particulier dans la gestation pour autrui. Comme le souligne Charis Thompson (2005 cité dans Delaisi de Parseval et Collard ; 2007 ; 40), cette intentionnalité vise tout autant (sinon plus) à créer des parents qu’à faire des enfants. Cette idée très actuelle de « projet parental » et d’engagement paternel et/ou maternel qui s’y rattache, est largement répandue en dépit de notre conception très « biocentrée » du modèle occidental de parenté, non seulement dans le cadre de la procréation assistée, mais aussi dans celui de la démarche pour une adoption. Nous pourrions croire que cette approche « biocentrée » est particulièrement valide dans le cadre précis de la mort périnatale, car les « parents » n’ont fait que concevoir et engendrer cet enfant sans avoir mené cette grossesse à terme. Ce n’est cependant pas le cas.

b) Une parenté prénatale

Pour un grand nombre de sociétés, tout comme la naissance biologique ne suffit pas à proclamer l’existence d’une personne et d’un enfant, il ne suffit pas à une femme de porter un enfant et de le mettre au monde pour devenir « mère ». Les nouvelles techniques de procréation, et en particulier la gestation pour autrui, nous le montrent. La mère porteuse ne

devient pas mère de l’enfant bien qu’elle l’ait porté et qu’elle ait éprouvé pour cet enfant les mêmes émotions et sensations qu’une mère éprouve traditionnellement lorsqu’elle est enceinte et accouche. En revanche, la femme et son compagnon qui reçoivent l’enfant, deviennent « parents » dans ce cas particulier, non pas parce qu’ils ont conçu et engendré un enfant, mais parce qu’ils assument envers lui leur « travail parental ». Dans le cas de la mort périnatale, nous pourrions penser que les couples endeuillés mettent davantage l’accent sur le caractère biologique de leur lien de parenté avec l’enfant. Ils insistent pourtant davantage sur le travail parental qu’ils ont accompli après la mort, mais aussi bien avant la naissance vis à vis de cet être qui n’a que très peu vécu.

Bien que le caractère biologique soit bien sûr utilisé, comme par une femme sur un forum qui se considère « mère » car elle a porté son enfant, ce n’est pas l’aspect le plus développé par la majorité. Tout comme le font des parents après la naissance de leur enfant, ils ont eu cette conduite sociale de responsabilité, de protection, d’affection et d’aide matérielle vis à vis du fœtus, en fait toutes ces conduites qui font des individus des parents pour un enfant. C’est l’approche de plusieurs femmes, tel que Mickalice – un pseudonyme –. Elle explique que lorsqu’une femme porte un enfant et rêve d’un avenir pour lui, elle est déjà mère. Elle lui porte des sentiments d’amour et de protection, tel que le ferait une mère après la naissance de son enfant : « Tu es maman, que ton enfant soit là près de toi ou non car tu as déjà donné tout ton

amour. ». Une autre renchérit en expliquant qu’elle et son mari sont bien « parents » de cet

enfant mort, ayant déjà été projeté dans ce rôle par les décisions difficiles auxquelles ils ont du faire face. Elle ajoute que si elle se sent « maman », son livret de famille le dit également pour la société.

Nous assistons donc depuis quelques années à l’avènement d’un phénomène totalement nouveau, l’émergence d’une parenté prénatale. La mort périnatale est particulièrement révélatrice de ce phénomène. Le statut de « parent » est en effet contrarié par l’interruption de grossesse empêchant finalement de concrétiser ce statut. Il leur est en effet dénié par la société alors même qu’ils l’ont assumé tout au long de la grossesse. L’émergence de cette nouvelle parenté est le résultat de plusieurs facteurs.

Outre l’échographie et les nouvelles techniques de procréation, de manière générale les pratiques médicales employées dans le suivi de la grossesse ont aussi fait évoluer sans le savoir la fonction parentale telle qu’elle se met en œuvre. Si elles étendent l’enfance dans l’utérus, elles permettent également la mise en place d’une parenté prénatale, durant la grossesse. La médicalisation autour de la grossesse ainsi que les manuels, les ouvrages de vulgarisation et les campagnes de prévention ambitionnent de façon très précoce d’apprendre aux futurs parents à être et à se comporter comme de « bons parents » (Miller ; 2005 ; 47 et Jacques ; 2007 ; 37).

Comme le déclare Geneviève Delaisi de Parseval (cité dans ibid. ; 31), « (…) la puériculture

est loin d’être une « science » neutre. ». Au delà de simples consignes, les manuels ou encore

les campagnes de prévention diffusent en effet des normes sociales de l’enfance et de la parentalité, notamment à travers la prise en charge de la question du risque (fausse-couche ou encore anormalité). Cette question du risque est présente très tôt dans la grossesse nous l’avons vu, et la future mère est reconnue comme responsable de l’état du fœtus et de son bien être tout au long de ce processus. C’est surtout durant les premiers mois, où la prise en charge médicale est très faible, que la responsabilité de la femme envers le fœtus est totale. La société, en échange de la garantie d’une grossesse sans risques, attend de sa part le respect de certains comportements, de certaines règles de conduites destinés à protéger l’être présenté comme le « futur enfant ». On attend d’elle qu’elle réponde à tous les aspects de la vie intra-utérine, c'est- à-dire qu’elle subvienne au bon développement physique et psychologique, mais aussi qu’elle lui apporte de l’amour et de l’affection, en fait qu’elle subvienne à tout ce que l’on attend d’une mère vis à vis de son enfant. Comme le déclare Béatrice Jacques (ibid. ; 26), « ici la

définition sociale du rôle de pré-mère est aussi circonscrite que celle du rôle de déjà-mère ».

Et en effet, les « bons comportements » qu’elle doit adopter et qui lui sont dictés par les normes biomédicales ressemblent parfaitement à ceux d’une mère. A travers les visites prénatales, les régimes, mais aussi en s’habillant de manière appropriée avec des vêtements pour femmes enceintes, la société attend de la femme (et de son partenaire) qu’elle se prépare de manière appropriée à la parenté (Miller ; 2005 ; 59). Elle se prépare en fait, par ses comportements, à répondre à l’idéal type de la « bonne mère ».

La conséquence indirecte de l’émergence de cette parenté prénatale mais surtout de la responsabilisation des femmes du développement et du bien-être du fœtus, est que leurs sentiments d’échec et de culpabilité sont décuplés lors que la grossesse vient à s’interrompre. Elle rend responsable la femme de l’interruption de grossesse et de la perte de son « enfant », sa souffrance s’en trouvant accrue. C’est ainsi que Jelly s’interroge à de nombreuses reprises dans son blog « Suis-je fautive, Ai-je failli ? ». Bien qu’on leur dise que ce n’est pas de leur faute, n’ayant rien pu faire pour l’empêcher, ce message contredit celui véhiculé durant toute leur grossesse par les diverses campagnes et les médecins qui les tiennent responsable de leur corps et donc du fœtus. Donner naissance à un enfant est montré comme le résultat d’une auto- discipline et d’un contrôle de soi, ainsi que d’une bonne hygiène de vie. Parfois même la responsabilité est directement imputée à la femme, comme me le raconte Hélène, une des membres d’AGAPA, lors d’un entretien. Lorsqu’elle était étudiante, un de ses professeurs, un

médecin, racontait que sa propre fille était enceinte mais continuait à faire du ski. Suite à une chute, elle a perdu l’enfant. Il en avait conclu qu’elle était responsable et que les femmes

enceintes doivent être prudentes. C’est souvent le style de vie des femmes qui est remis en cause, parfois par elles-mêmes (trop de tabac, trop d’activités, trop de travail, trop de négligences dans les examens médicaux, etc.). Blandine explique ainsi en partie son interruption médicale de grossesse par le fait que Gabrielle soit arrivée « dans de mauvaises

conditions », des conditions non conformes à celles qu’attend la société d’une femme enceinte.

Elle venait de changer de travail, était stressée, elle et son mari allaient déménager et elle s’est retrouvée sans véritable suivi médical pendant un certain temps. Ces femmes auraient des comportements négligeant et non conformes à ceux prescrits par la société, ce qui expliquerait l’interruption de grossesse. Et nous retrouvons les mêmes sanctions vis à vis des « pré-mères », que celles des « déjà-mères ».

L’apprentissage de la parenté commence donc de plus en plus tôt, dès le début de la grossesse. Les futurs parents remplissent d’une certaine manière le même travail parental – et toutes les fonctions décrites par Godelier que nous avons vues plus haut – que celui de tous les parents lorsque leur enfant né. Il est par conséquent normal que les femmes ayant perdu un enfant avant ou peu de temps après la naissance revendiquent ce statut de « mère », elles qui ont accompli durant toute leur grossesse les mêmes devoirs que des parents.

c) Quand la mort n’arrête pas la parenté.

Après avoir conçu et engendré, protéger et doter d’un prénom sont les fonctions que continuent d’assumer les personnes endeuillées rencontrées après la mort de leur enfant. Ce faisant, ils répondent finalement aux normes prescrites par la société pour faire des individus, des parents d’un enfant, même lorsqu’ils ne le sont pas juridiquement.

Ils n’ont en effet pas seulement conçu et engendré cet enfant. Même dans le cas d’une IMG,ils

lui ont également donné naissance comme si c’était un bébé « normal ». Ils ne le considèrent pas comme une simple « expulsion » qu’il faut éliminer, mais comme un enfant à part entière. Une femme rencontrée lors du stage de formation à Lille expliquait même que la naissance de son enfant mort-né avait été malgré tout un événement heureux car elle avait enfin pu rencontrer cet enfant qu’elle attendait tant. C’est l’avis que partage Jelly qui, malgré le contexte de l’IMG et de la malformation de Tommy, garde un souvenir ému de leur rencontre.

Cette vision n’est pas exactement partagée de la même manière par d’autres femmes, comme pour Blandine qui au début ne voulait surtout pas sentir ni voir sa fille Gabrielle, désirant être totalement inconsciente au moment de l’accouchement. Cela n’a pu réellement se faire, mais Blandine, après l’avoir vue, a malgré tout fini par la reconnaître comme sa fille. Lors d’une

IMG en effet, la femme n’est pas complètement endormie. La plupart du temps, elle est

totale de la partie basse du corps et supprimant de ce fait toutes les sensations de l’accouchement.

Si dans le cas d’un accouchement sous –x–, la femme refuse délibérément sa maternité et son statut de mère en refusant de voir l’enfant, dans les cas qui nous intéressent, après l’accouchement, les personnes accueillent cet enfant comme le feraient des parents avec un bébé « normal ». La présentation de l’enfant aux parents est par conséquent très importante dans la reconnaissance de la parenté et c’est d’ailleurs un des buts des nouvelles pratiques développées par les soignants. En instituant le fœtus comme un enfant, c'est à dire en l’humanisant et en le constituant comme une « personne » au centre de relations sociales, les soignants instituent par la même occasion le couple comme ses parents (Memmi ; 2011 ; 57). Jelly et Charly, après que les soignants aient lavé et enveloppé Tommy dans un lange, sont restés avec leur fils comme ils l’auraient fait avec un enfant vivant, et cela malgré sa malformation qui boursouflait son visage. Ils sont restés près de trois heures dans la salle d’accouchement en sa compagnie. Ils le prennent dans leur bras, l’embrassent, prennent des photos avec lui. Par la suite, tout au long de leur séjour à l’hôpital, ils vont le voir à la morgue. Ils lui apportent même toutes les affaires, achetées avant de partir à l’hôpital, que Jelly avait porté dans son sac pendant les trois jours de son hospitalisation : son pyjama vert, sa couverture en laine de la même couleur qu’elle lui avait tricotée, ses deux doudous, leur faire- part de mariage, le faire-part de naissance de J., une image d’un phénix – l’oiseau du Paradis dans la culture asiatique explique-t-elle –, un texte qu’elle avait écrit pour Tommy, ainsi que des photos. Une photo de leur mariage, une photo d’eux avec J. et d’autre encore l’incluant lui aussi, symbolisé sur les photos de famille par toutes ses affaires. Elle demandera d’ailleurs à chaque fois à le voir uniquement entouré de ses affaires. En lui laissant tous ces objets, Jelly ne veut pas qu’il se sente abandonné, tout seul à l’hôpital et même dans la mort, puisqu’il sera incinéré avec. C’est en quelque sorte lui laisser un peu d’eux, comme elle l’explique elle- même : « Il n’est pas tout seul. Même si ce ne sont que des photos, des couvertures et des

doudous. C’est bête, de toute façon il est mort ! Mais comme ça, on ne le laisse pas tout seul, il y a une partie de nous avec lui. ». Pourtant, arrive le moment où ils doivent partir. Jelly a

l’impression qu’elle l’abandonne, elle ne veut pas rentrer et le laisser. Finalement, on peut affirmer qu’elle remplit alors la seconde fonction d’un « parent » que décrit Godelier (2004),