• Aucun résultat trouvé

B. Transformation du statut juridique du mort-né.

1. De nouveaux existants.

a) « L’humanité élargie par le bas ».

C’est sous l’impulsion de ces différents acteurs – soignants et associations – mais aussi suite à la découverte de 351 corps de fœtus et enfants mort-nés à la chambre mortuaire de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, que la France s’est vue forcée de réfléchir sur le statut du mort-né et sur la mise en place d’un cadre réglementaire. Cette découverte a en effet relancé le débat sur le statut du fœtus de manière virulente, révélant par la même occasion une tension entre la reconnaissance symbolique dont le fœtus et le mort-né faisaient l’objet, et leur reconnaissance juridique. Une enquête administrative fut confiée à l’Inspection Générale des affaires sociales et le Comité Consultatif National d’Ethique fut saisi, ainsi que le Parquet. L’enjeu est de donner un statut à cet être sans toutefois lui accorder le statut de personne car s’il est considéré comme tel, alors les lois bioéthiques ordonnent de préserver son intégrité remettant en cause la possibilité des femmes d’interrompre leur grossesse.

C’est la naissance, elle même soumise à des critères – on ne peut parler de naissance qu’à partir du seuil de viabilité25 fixé à 22 SA – qui donne droit à la personnalité juridique26 en

France. Elle peut être définie comme l’aptitude à être titulaire de droits et d’obligations dont tout individu fait l’objet depuis l’abolition de l’esclavage en 1848. Elle est liée à deux conditions : que l’enfant soit né vivant et qu’il soit viable, ce critère de viabilité ayant évolué en France. Dans une société profondément laïque, ce n’est plus l’Eglise qui intègre le nouveau- né dans la société mais c’est l’Etat par l’intermédiaire du droit civil. Malgré tout, il ne suffit toujours pas à un enfant de naître pour exister aux yeux de la loi française. C’est sa naissance mais aussi sa viabilité au moment de la naissance, son inscription dans le registre d’état civil et le livret de famille avec la dation d’un prénom, qui lui donne une existence juridique et administrative et qui autorisent à procéder au rituel funéraire. L’inscription à l’état civil n’équivaut pas à l’octroi de la personnalité juridique. L’état civil ne fait en effet pas la personne mais il la révèle à la société en organisant un système de publicité. Cela évite à l’individu les risques d’une transparence administrative qui existe parfois dans certains pays en développement. Même en l’absence de toute personnalité juridique du mort-né, son inscription

25 La viabilité est définie comme l’aptitude à vivre.

26 Définition de l’Insee : « Les personnes physiques et les personnes morales sont dotées de la personnalité

juridique. Les personnes physiques acquièrent la personnalité juridique par la naissance et la perdent avec le décès. » http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/personnalite-juridique.htm

à l’état civil reste tout de même un moyen de le relier à sa famille et au reste de l’humanité (Murat ; 2001 ; 184). Il était ainsi extrêmement important pour toutes les personnes rencontrées, d’inscrire leur enfant sur leur livret de famille afin de montrer aux autres et à eux mêmes qu’ils l’avaient reconnu comme le leur. Ne pas l’inscrire serait en effet revenu à affirmer qu’il n’a pas existé, comme l’explique Jelly. Elle et Charly sont d’ailleurs très fiers de me montrer leur livret de famille. Elle était toutefois parfaitement consciente qu’en l’absence d’acte de naissance, cette inscription n’octroyait en rien des droits à Tommy. Blandine par exemple n’a pas eu droit à la prime à la naissance pour Gabrielle, car elle est morte sans jamais être née mais surtout parce qu’elle est morte en dessous du seuil d’attribution de cette prime, fixée à la fin du cinquième mois de grossesse. Elle se bat ainsi depuis deux ans avec la CAF

(Caisse d’Allocations Familiales), qui lui assène que l’état ne paie pas pour les fausses- couches. Pour elle, bien au-delà de l’argent, il s’agit d’une lutte « symbolique » pour la reconnaissance de sa fille.

Cette inscription à l’état civil dépend de critères fixés par le droit civil, critères qui ne cessent d’évoluer depuis une trentaine d’années vers une prise en compte de plus en plus tôt de l’existence du mort-né. Parallèlement aux diverses mutations qui ont touché la société, nous assistons en effet dans la plupart des sociétés modernes à un phénomène d’« élargissement de

l’humanité par le bas », c'est-à-dire à un abaissement du seuil d’entrée dans l’humanité jusqu’à

un point qu’aucune société n’avait encore envisagé (Pons ; 2009 ; 256). Aucune société n’applique de rituels funéraires et n’intègre en son sein des êtres qui n’appartiennent pas à l’humanité : « les rituels de deuil et d’engendrement sont inséparables l’un de l’autre, le

premier autorisant le second » (Pons ; 2009 ; 258). Les sociétés modernes n’y font pas

exception et doivent en conséquence innover en créant de nouveaux statuts pour des êtres d’un âge de plus en plus précoce et finalement pour des « existants » qui ne seront jamais vivants. C’est ce que Luc Boltanski (2004) appelle l’émergence d’une « condition fœtale », c'est-à-dire l’émergence d’une nouvelle catégorie d’êtres sociaux, déjà dans l’humanité avant de naître. Être « humain » n’est pas donc appartenir à une catégorie fixe et immuable, puisque le concept évolue dans et selon les sociétés. Cette transformation est d’autant plus impressionnante qu’elle est internationale et qu’elle touche la plupart des pays d’Europe (Memmi ; 2011 ; 11), comme en témoigne les documents de travail du Sénat, intitulé Les enfants nés sans vie publié en avril 2008. C’est au cours des années 1990 que les critères de viabilité sont redéfinis dans un certain nombre de pays, afin d’améliorer le statut des mort-nés. L’Allemagne a par exemple modifié sa législation en 1998, l’Irlande en 1994, les Pays-Bas en 1991 et la Grande-Bretagne en 1992, bien avant la France. Cela témoigne d’une profonde révolution symbolique et juridique, d’un profond changement des représentations sur le mort-né, dépassant les simples

frontières de la France. Ils s’attachent tous à redéfinir la définition de l’enfant mort-né, les conditions d’inscription à l’état civil, la possibilité d’organiser des obsèques ainsi que les droits au congé maternité. La plupart des pays se sont finalement alignés sur les critères de viabilité définis par l’OMS, avec toutefois de légères différences selon les pays.

D’autres pays ont également révisé leur position face au mort-né. L’Islande par exemple, société profondément christianisée, a fait preuve d’imagination et d’une grande souplesse face au problème que pose l’intégration d’un être incomplet dans l’humanité. Elle a réussi à contourner l’interdiction de l’Eglise d’inhumer des mort-nés, en créant une nouvelle catégorie d’existants : les « esprits27 ». Faute d’avoir été vivants, les mort-nés ne peuvent être que des esprits dans la pensée chrétienne (Pons ; 2009). Mais dans un contexte laïcisé comme la France ou d’autres pays, régler la question du mort-né est plus complexe. La pensée juridique ne peut avoir en effet recours à la catégorie des esprits pour contourner la loi. Elle est confrontée au dilemme du tout ou rien. Malgré tout, elle a réussi récemment à trouver un compromis juridique qui satisfait à la fois les parents endeuillés et sauvegarde la possibilité d’interrompre la grossesse.

b) Transformation du statut juridique du mort-né en France

Depuis les années 1990, le statut du mort-né n’a cessé d’évoluer. Ce sont en particulier les états « intermédiaires » qui furent l’objet de ces transformations et de cette pression sociale. D. Memmi les nomme à juste titre les « Limbes laïques » (2011 ; 23), le fœtus errant dans ces catégories et sortes de bricolages. Ils comprennent le fœtus situé entre la limite légale de l’avortement – fixée à 14 SA – et 22 SA,appelé « pièce anatomique », et l’ « enfant sans vie »,

né vivant mais non viable ou né mort mais viable. Entre ces deux catégories, nous trouvons le « déchet anatomique » ou « produit innommé », avant 14 SA, et l’enfant né vivant et viable28.

La loi du 8 janvier 1993 avait en premier lieu bouleversé les règles de déclaration des enfants nés vivants mais décédés avant leur enregistrement à l’état civil. Auparavant, si l’enfant décédait avant son enregistrement, il n’avait aucune existence légale. Avec cette loi, il suffit désormais que l’enfant ait un certificat d’enfant né vivant et viable29 pour pouvoir être inscrit sur le registre d’état civil et le livret de famille. Cette inscription est même obligatoire sur les registres de naissance et de décès, et les parents doivent donner un prénom et un nom à cet enfant et l’inscrire sur leur livret de famille (en partie naissance et décès).

27 Cette catégorie d’esprit concerne tout existant décédé entre la 22ème semaine et la 40ème semaine d’aménorrhée. 28 Cette catégorisation des produits de l’engendrement humain est celle proposée par F. Michaud-Nérard dans La

révolution de la mort (2007) que nous avons trouvé dans l’ouvrage de D. Memmi (2011).

29 Pour que l’enfant soit jugé avoir vécu il suffit qu’il ait respiré, ne fut-ce qu’un instant (Murat ; 1998 ; 150. Note

La déclaration d’une naissance à l’état civil dépend donc désormais de la vitalité de l’enfant au moment de la naissance et non pas au moment de son inscription. Elle préconise de retenir comme limite inférieure le seuil de 22 SA ou de 500 grammes de poids de l’enfant

recommandé par l’OMS pour tous les enfants nés vivants et viables mais morts avant leur enregistrement. L’enfant né vivant est désormais juridiquement individualisé par cette loi. Mais si cette dernière donne pour la première fois une existence légale à l’enfant né vivant et viable mais mort avant son enregistrement, il n’en était pas de même pour l’enfant mort in

utero, renvoyant alors au seuil des 180 jours de gestation (ou 28 SA)30 comme limite inférieure

de déclaration. Le code civil et les instructions générales relatives à l’état civil continuaient donc de s’appliquer. Juridiquement en dessous des 180 jours de gestation, il était considéré comme un « rien », un « produit innommé », un « déchet » ou une « pièce anatomique » qui n’appartenait à personne et qui ne pouvait faire l’objet d’aucun rituel funéraire. Ce « rien » était destiné à la crémation avec les autres déchets hospitaliers et ne pouvait être que « déclaré sans vie ». Il était – et il l’est toujours – enregistré uniquement à l’état civil « décès, » mais il n’était en revanche pas question de le considérer comme une personne décédée. Légalement, il était mort sans jamais être né. Il pouvait même ne pas être déclaré du tout, pour peu que les parents, mal renseignés, ne sachent pas qu’il fallait le faire ou qu’il décède avant les six mois de grossesse. Le mort-né ne figurait alors ni sur le registre d’état civil ni sur le livret de famille et les opérations sur son corps n’étaient pas soumise à réglementation (Dumoulin, Valat ; 2001/1 et Gélis ; 2006 ; 373-374). Cependant bien que non prévues, les funérailles n’étaient toutefois pas explicitement interdites et étaient placées sous l’autorité du maire de la commune. En 2003, plusieurs maires de France sollicités par l’association Clara acceptèrent de prendre la responsabilité de ces inhumations dans leur commune (Pons ; 2009). Mais déjà, depuis 1997, ces fœtus n’étaient plus assimilés aux déchets anatomiques. Ils bénéficiaient depuis d’une crémation dans un crématorium selon une procédure codifiée, et non plus dans un incinérateur hospitalier. Déjà, ici se perçoit la tension vers la fabrication d’un « être humain », avec toutefois quelques zones d’hésitations quant à ses contours car ils échappaient malgré tout au droit commun du traitement funéraire dû aux enfants morts, ce qui les auraient assimilés aux personnes humaines adultes (Memmi ; 2011 ; 23).

Il y avait là une véritable incohérence, puisqu’un enfant né à cinq mois de grossesse et qui n’était resté vivant que quelques minutes pouvait avoir un acte de naissance et de décès, alors qu’un enfant mort in utero à près six mois de grossesse n’avait aucune existence légale. L’arrêté du 19 juillet 2002 est venu mettre fin à cette incohérence. Il est désormais délivré pour

30 Ce délai provient du droit de la filiation qui présume depuis 1804 que la gestation la plus courte donnant

naissance à un être viable est de 180 jours (Murat dans Le Grand-Sébille, Morel, Zonabend ; 1998 ; 151, note de bas de page).

tous les enfants morts in utero, et cela à partir de 22 SA, un acte « d’enfant sans vie », et leur

inscription au registre « décès » d’état civil est obligatoire. Il est désormais également possible pour les parents qui le demandent, d’inscrire leur enfant sur leur livret de famille uniquement sur la partie « décès ». C’est notamment en 2002 grâce à l’association Clara, qui apporte entre autres un soutien moral, psychologique et spirituel aux parents endeuillés, que ces dispositions ont été prises. Si le ministère avait refusé la demande pour tous les fœtus de moins de 22 semaines d’aménorrhée, il autorisait cependant les parents à procéder à l’inhumation de ces fœtus en dépit de l’absence d’état civil. Comme le fait remarquer C. Pons (2009), on se confrontait ici à « une sorte d’impossibilité symbolique à penser – et à faire – le rituel de deuil

pour un existant qui (…) ne relèverait de l’humanité ». Pourtant, cette frontière symbolique

des 22 semaines d’aménorrhée a été franchie récemment par deux décrets parus au journal officiel du 22 août 2008 et par la circulaire du 19 juin 2009. Ils rendent désormais possible la délivrance d’un acte « d’enfant sans vie » et donc l’inscription à l’état civil et dans le livret de famille, des fœtus morts avant 22 SA jusqu’à 14 SA31. L’acte « d’enfant sans vie » ne donne pas

le droit à la filiation et par conséquent au bénéfice d’un nom de famille, mais il ouvre la possibilité aux familles endeuillées de réclamer le corps et de procéder à son inhumation ou à sa crémation comme une personne endeuillée32. Bien que l’acte « d’enfant sans vie » marque uniquement l’espérance d’un sujet, ce caractère fugitif n’empêche pas l’enfant de rester un être humain et d’avoir un statut, certes plus réduit que la personnalité juridique, mais un statut tout de même qui lui permet une individualisation et un minimum de reconnaissance sociale (Murat ; 2001 ; 187). Cette circulaire est présentée comme une forme d’aménagement juridique pour accompagner les familles dans le travail de deuil, une « réponse aux souffrance

des familles confrontées à un deuil » comme le déclare cette circulaire33. Le terme même d’ « enfant », dans l’expression « enfant sans vie », apparaît comme une concession de nature « compassionnelle » face à la douleur des familles, puisque l’Instruction générale relative à l’état civil du 11 mai 1999 modifiée, précise bien que les mots « né », « naissance », « décédé » et « décès » ne doivent pas être employés à l’égard de cet être sans vie, ne possédant pas de personnalité juridique. Le droit continuera de parler de « fœtus » ou éventuellement « d’enfant à naître ». C’est parce que le fœtus n’est pas doté d’une personnalité juridique que les femmes peuvent aujourd’hui faire le choix d’interrompre leur grossesse.

31 La limite de 14 SA n’est pas explicitement renseignée, puisque la circulaire stipule seulement que pour les

interruptions spontanées précoces (fausses-couches précoces) et les IVG, aucun certificat d’accouchement ne

pourra être délivré. Les seuils ne sont plus renseignés explicitement (Cf. annexes).

32 Certains cimetières s’adaptent désormais à la demande des parents et on voit apparaître des espaces réservés à

ces nouveaux existants. Ainsi certains cimetières ont réaménagé des carrés déjà existants pour les enfants mort- nés et morts en bas-âge pour accueillir les fœtus. On trouve ainsi dans de nombreux cimetière des « carrés des anges », comme c’est le cas à Lille, mais aussi à Marseille.

Cette circulaire ne comprend donc pas (encore ?) les IVG (Interruption Volontaire de

Grossesse) et les fausses couches précoces. Encore, car en février 2008 un arrêt de la cour de cassation de Nîmes avait donné raison à trois couples ayant demandé l’inscription à l’état civil de leurs fœtus, décédés à 18 et 21 semaines, relançant le débat entre les partisans et les opposants à l’IVG. En dépassant le seuil des 22 semaines, le fœtus entre dans l’humanité. Il

acquiert une individualité propre que l’état civil est chargé d’enregistrer, ce qui risque, si ce seuil continue de descendre, de remettre en cause à terme l’IVG et l’IMG, qui pourraient alors

être taxées d’infanticide (ibid. ; 259 et Curtet-Poulner, 2008). Les questions que nous pouvons en effet légitimement nous demander sur le but de cette circulaire sont : veut-elle simplement fournir un cadre théoriquement adapté au deuil des parents ou bien est-ce là une forme de recherche d’un statut pour l’enfant à naître ? Comment gérer l’incohérence qu’engendrent le traitement radicalement différent et la différence de statut entre le fœtus avorté et le fœtus désiré ? Quels sont les problèmes que génère cette circulaire ?