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A. L’émergence d’un nouvel existant : le fœtus au centre des débats.

1. L’émergence du fœtus dans la société.

a) Un nouvel être social.

Depuis quelques années nous assistons à l’entrée du fœtus dans le monde social selon L. Boltanski (2004), ce qu’il qualifie d’« innovation radicale » (ibid. ; 204). Le fœtus s’est répandu bien au-delà des frontières du débat sur l’avortement et devient une figure courante du paysage public. Une vingtaine d’années après la dépénalisation de l’avortement en France avec la loi Veil, il n’est en effet plus un simple pion dans les mains des activistes pro-life. Les images du fœtus sont devenues un lieu commun, pas seulement dans la littérature, les films et les affiches contre l’avortement, mais sont aussi devenues populaires et omniprésentes dans les

manuels de grossesse, les programmes de télévision et les publicités (Morgan, Michaels ; 1999 ; 1-2 et Layne ; 1999 ; 251). Pourtant le fœtus a été très peu investi par les sciences sociales, considéré jusqu’à présent comme « socialement amorphe » (Boltanski ; 2004 ; 45). D’ailleurs jusqu’à une période récente, il était quasiment absent du champ des rapports sociaux, où sont présents non seulement des êtres humains actuels, mais aussi des morts, des animaux ou encore des êtres surnaturels.

Il est vrai qu’un grand nombre de sociétés ont produit, de manière plus ou moins inégale, des idées sur la conception, la gestation et la génération. On trouve en effet dans le monde occidental depuis l’antiquité, des idées développées surtout par des médecins sur la conception et la vie avant la naissance. En outre, comme le rappelle Saskia Walentowitz (2005), le fœtus comme sujet de droit n’est pas l’apanage des sociétés modernes, mais existe dans bien d’autres sociétés, comme c’est le cas chez les Touaregs (Berbères Sahariens). Ces derniers punissent sévèrement par le paiement du prix du sang, la diya du fœtus, les fausses-couches provoquées par un tiers. La diya ne semble pas être une évidence aux yeux de tous dans l’Islam car les livres de loi ne reconnaissent une personnalité qu’à un enfant né vivant et considèrent le fœtus uniquement comme un membre de sa mère. Pourtant les Berbères de l’Atlas punissent toute fausse-couche provoquée. Si la grossesse était suffisamment avancée, ils examinaient le cadavre afin de déterminer le sexe, la diya étant plus conséquente si le fœtus était un garçon. (Walentowitz dans Le Grand-Sébille, Morel, Zonabend ; 1998 ; 60). Cela montre que le fœtus, alors même qu’il n’a pas quitté le ventre de sa mère, semble être considéré comme une « personne » à part entière, y compris dans son identité sexuelle. L’idée que le fœtus a des droits propres et non pas seulement en fonction de son appartenance à une lignée, n’est pas donc nouvelle. En témoignent également les dispositions pénales dans les droits civils et ecclésiastiques de l’Ancien Régime concernant l’atteinte à l’être embryonnaire à partir d’un certain seuil, le plus souvent la frontière de l’animation35, laquelle provoquerait l’individuation progressive de l’être.

Ces idées sur le fœtus sont pourtant restées cantonnées dans des domaines de savoirs relativement limités et n’assuraient pas sa véritable présence dans la société. Ce qui prédominait socialement pour les institutions et les sciences sociales, c’était uniquement la femme enceinte et le nourrisson. Le fœtus n’était pas reconnu comme un être doté d’une identité spécifique, en témoignent la pauvreté de ses représentations, le caractère limité du corpus juridique le concernant, ou encore la quasi absence, en cas de fausse-couche ou d’avortement, de rituels accompagnant sa mort. C’est à peine si on pouvait dire que le fœtus « mourrait » (Boltanski ; 2005 ; 37). Si l’on met de côté les images et les figurines pour les

médecins et les sages-femmes qui se multiplient à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle,

L. Boltanski (ibid.) rappelle que le fœtus était peu présent aussi bien dans les représentations visuelles (les images religieuses par exemple) que dans la poésie, la littérature et dans le discours en général. Il était également peu présent dans le droit, la religion et la politique. Si les anthropologues semblent avoir été attentifs au fœtus, en particulier dans les sociétés « autres », ils l’ont placé d’emblée dans le domaine de l’imaginaire et commencent à peine à en concevoir la valeur sur le plan théorique. Ils l’ont surtout étudié pour comprendre l’apport différentiel des sexes dans sa conception (Godelier ; 2004). Plus encore que le nourrisson et l’enfant, le fœtus a donc souffert d’une forte dévalorisation de la part des sciences sociales, car considéré comme « hors de propos sociologique », notamment en raison de son absence de langage (Walentowitz ; 2005 ; 126).

b) Le fœtus : une création historique ?

L’entrée du fœtus dans le monde social peut être considérée comme une « innovation

radicale » (ibid.) dans le sens où, comme l’explique l’historienne Barbara Duden (dans

Morgan, Michaels ; 1999), le fœtus est une invention historique, sociale et culturelle spécifiquement humaine. L’actuelle invention du fœtus comme une entité purement biologique que nous voyons comme un fait naturel nous empêcherait de recevoir d’autres représentations et perceptions de la vie prénatale. Nous colonisons le passé en voyant un « fœtus », quand les générations antérieures voyaient un enfant (ibid. ; 21) voire même un être ne relevant pas de l’humain.

Ce que nous appelons aujourd’hui un « fœtus » n’était pas reconnu auparavant comme un enfant, parce qu’il n’avait pas forme humaine. Les métaphores empruntées au monde animal ou végétal étaient d’ailleurs très nombreuses pour désigner l’être sortie prématurément de la matrice. Il était « gros comme une fève de haricot », il ressemblait à une « sourie écorchée » ou encore à un « poulet qui vient d’éclore » (Gélis ; 1984 ; 301-302). Les médecins les observaient mais ils ne les désignaient pas comme des fœtus et la création de l’homme in utero n’était pas conçue comme une forme pré-humaine. Les femmes n’imaginaient pas le « fœtus » ou le développement fœtal quand elles voyaient leur ventre bombé, mais elles se voyaient comme portant un enfant. Même dans les traités d’anatomie l’enfant non né était montré comme un petit garçon, un bébé lové dans le placenta, en fait comme un futur homme. C’est le cas notamment des illustrations de Léonard de Vinci sur lesquelles nous voyons clairement un nourrisson de plusieurs mois, dans une matrice de bovin (Illustrations 10 et 11).

Certes les femmes d’aujourd’hui s’imaginent toujours porter un enfant, mais elles ont été amenées à croire à l’existence du fœtus dans leur ventre et cela grâce notamment aux

échographies et aux manuels de grossesse, lesquels regorgent d’images. Elles peuvent y suivre le développement fœtal de leur enfant tout au long de leur grossesse. Ces manuels assimilent d’ailleurs le fœtus au futur enfant à naître, comme c’est le cas dans Livre de bord de la future

maman (Delahaye ; 2007) qui déclare par exemple « votre bébé mesure maintenant 10 à 14 mm et pèse 1,5g. C’est toujours un embryon » (111). Chaque chapitre est intitulé « Votre bébé à naître » et le tout accompagné de schémas du développement du fœtus, tous clairement

identifiés comme représentant le futur enfant. Cette représentation du futur enfant comme un fœtus, c'est à dire avec une forme fœtale, est d’ailleurs montrée par les surnoms que donnent certaines femmes à leur fœtus, en fonction du stade de son développement, de sa taille et de sa forme : « framboise », « petit haricot », « sauterelle », etc. Ainsi écrit Zap dans son blog, sorte de journal de grossesse, pour les deux premières échographies de sa fille Elise :

« Nous voyons un petit haricot de 1,18mm et un cœur qui bat  »

« Mes hommes sont avec moi pour cette vrai première rencontre avec haricot qui est

plus une cacahuète maintenant » (Zap).

« ♥ (¯`·._.• ҠĪИDƐŔ SƱŔṖŔĪSƐ •._.·´¯) en route pour le 21/02/11. Après 2 ans d'essais et beaucoup de larmes, notre petit miracle est là et s'accroche à la vie. A quoi ressemble cacahuète » (une partie de sa signature dans un forum)36.

Elle va d’ailleurs continuer à l’appeler « haricot » puis « cacahuète » pratiquement durant tout le long de sa grossesse, jusqu’à ce qu’elle apprenne le sexe de cet enfant et qu’il soit totalement formé. Elle va par la suite l’appeler par son prénom, Elise.

C’est notamment avec la découverte du développement fœtal comme un processus linéaire de production de la vie – et notamment la découverte que l’ovule fécondé est le début d’un processus se concluant avec la naissance – que le fœtus et même l’ovule fécondé sont devenus des icônes de la vie. Ce modèle a d’ailleurs tellement pénétré nos représentations que même l’Eglise catholique a construit ses arguments contre l’avortement sur ce modèle.

Cette entrée du fœtus dans la société n’aurait pu se faire sans les nouvelles technologies de visualisation et les avancées de la science concernant le développement fœtal – que nous étudierons en détails plus tard – qui l’a rendu accessible au sens. Mais elle n’aurait pas pu se faire également sans l’intermédiaire des conflits dont il fait l’objet.

36 Le terme de « Kinder surprise » est généralement utilisé sur les forums Internet pour désigner un futur enfant