• Aucun résultat trouvé

La mort périnatale : bouleversement de l’identité et réorganisation de l’espace temps.

Chap 2 Transformations du vécu parental de la mort périnatale.

A. Bouleversement des identités.

1. La mort périnatale : bouleversement de l’identité et réorganisation de l’espace temps.

a) La mort, facteur de remise en cause personnelle.

La mort de l’enfant est un véritable traumatisme qui laisse un « vide », terme présent dans tous les récits de deuil, comme celui de Jelly : « nous avions tant de beaux projets à partager, tant

de tendresse à te donner, mais il ne reste que ce vide. ». La mort a brutalement fait avorter

l’ensemble des projets, des projets d’autant plus précis que l’enfant était proche du terme : « et

là, tout s’écroule : la vie à 4, nos rêves, nos espoirs, tout !!! Il ne reste plus rien ! », s’exclame

Zap. Confrontées à l’épreuve d’une mort périnatale, certaines personnes subissent un bouleversement de leur identité, non seulement comme « parent » mais aussi au travers d’autres aspects de la personnalité. La mort de manière générale est en effet potentiellement perturbatrice pour l’identité et amène à s’interroger sur soi et ses relations avec l’entourage. Dans les récits de mort périnatale, les femmes directement impliquées décrivent cette épreuve d’abord comme une perte : perte de sens, de la féminité, perte d’un objectif, d’un potentiel, de projets, d’une part de soi ou encore de sa propre identité. Cette perte bouleverse la vie de la famille dans son entier, leur prenant une part d’eux-mêmes à tel point que certaines personnes se sentent désormais « incomplètes ». Certaines femmes déclarent qu’elles ne sont plus les mêmes depuis qu’elles ont perdu leur enfant, cette expérience les ayant changées à jamais. C’est ce qu’explique Zap dans une de ses lettres : « le bonheur n’est plus pour moi, ni ceux que

j’aime. Le deuil de son enfant est quelque chose de terrible dont on ne se remet jamais (…) ».

décrit comme une constante, que « (…) vous ne retrouverez jamais l’ami, le fils, la fille, la

sœur, le frère que vous avez connu. N’attendez pas d’eux qu’ils redeviennent ce qu’ils étaient avant, cela n’arrivera jamais. Ils sont marqués pour toujours, (…) ». D’autres comme

Isabelle, parlent même d’une sorte de « double identité ». Une pour donner le change en faisant semblant d’être heureuse et une autre, profonde et cachée, qui souffre de la disparition de l’enfant mort trop tôt, avec parfois une telle intensité que Zap et Isabelle ont longtemps souhaité mourir pour rejoindre leur enfant.

Cette disparition a également entrainé pour Jelly, comme pour d’autres femmes, outre la perte de la maternité, la perte de la féminité. C’est dans ces termes que se décrit Jelly dans son blog : [j’ai] « l’impression que ma féminité s’est envolée parce qu’on m’a volée ma

maternité. » Cette perte de la maternité est d’autant plus destructrice qu’elle est et reste encore

un élément constructeur de l’identité des femmes, celles ci n’étant, pour beaucoup, complètes que lorsqu’elles ont eu un enfant. Selon Béatrice Jacques (2007 ; 23), la grossesse aujourd’hui se vit comme un temps « presque obligatoire » de travail sur soi. Les théories psychologiques ont d’ailleurs toujours présenté la grossesse comme un moment fondamental du développement de l’identité féminine, un moment à partir duquel les femmes font désormais parties du « clan des mères » (ibid.). La perte est donc vécue comme un événement terriblement destructeur pour l’identité, non seulement pour l’identité de femme car elle a interrompu l’accomplissement naturel de la féminité par la maternité, mais aussi pour l’identité de mère, ces femmes se considérant souvent comme de « mauvaises mères » qui n’ont pas su et pas pu sauver leur enfant. Toutes celles que j’ai rencontrées ont d’ailleurs, en réaction à cette perte, développé une sorte de « haine » focalisée sur les femmes enceintes, leur présence leur rappelant douloureusement tout ce qu’elles ont perdu.

Le deuil périnatal est présenté par la psychanalyse comme étant plus difficile encore que le deuil d’une personne qui a pleinement vécu. Ainsi, Jean Allouch (1997 ; 19) fait de la mort de l’enfant le cas paradigmatique du deuil, remplaçant le cas de la mort du père au temps de Freud car « moins aura vécu celui qui vient de mourir, plus sa vie sera restée en puissance, et

plus dur sera le deuil » (Delaisi de Parseval dans Le Grand-Sébille, Morel, Zonabend ; 1998 ;

172). Le Japonais Kenzaburo Oé (ibid. et Allouch ; 1997 ; 19) dans plusieurs livres sur la naissance de son enfant malformé traite également de ce thème. Il y développe entre autre la problématique de la perte d’un « potentiel », c'est-à-dire de ce que l’enfant aurait « potentiellement » pu donner s’il avait vécu. C’est le deuil des « possibles », de tout ce qui était possible et qui n’a pas eu lieu (Théry ; 2006 ; 498 et Bacqué ; 2000 ; 110). Un deuil d’autant plus difficile, qu’Allouch encore (1997), considère que tout deuil, et en particulier celui de l’enfant, touche à une forme d’anéantissement dans lequel le sujet sacrifie une part de

soi : « l’on est en deuil non parce qu’un proche (…) est mort, mais parce que celui qui est

mort a emporté avec lui dans sa mort un petit bout de soi ». Ce thème de la perte « d’un bout de soi » est effectivement présent dans la majorité des récits de deuil périnatal que j’ai pu

entendre.

Pourtant il arrive que certaines personnes considèrent malgré tout la mort périnatale comme un facteur leur ayant permis de se développer et de s’élever. Un grand nombre de femmes explique ainsi que cette perte a favorisé la réévaluation de leurs préoccupations à l’origine essentiellement matérielles et matérialistes, en faveur de valeurs morales plus durables. Sandra, rencontrée à la Fête des Anges, m’explique que lorsqu’elle a appris sa grossesse, elle et son mari se préoccupaient alors uniquement des soucis matériels. Leur appartement était trop petit, ils n’avaient pas assez de moyens et ne se sentaient en fait pas capables financièrement d’avoir un enfant. Désormais elle ne se préoccupera plus de considérations si bassement matérielles et fera en sorte de profiter pleinement de sa prochaine grossesse et de son nouvel enfant. Isabelle quant à elle, explique que la perte de sa fille lui a permis de relativiser beaucoup de choses et notamment la mort, comprise dès lors comme faisant partie de la vie. Elle déclare profiter plus de la vie, mais en contrepartie ne fait plus autant d’efforts pour certaines choses matérialistes considérées désormais comme secondaires. C’est un discours que l’on retrouve chez beaucoup de membres d’associations d’accompagnement au deuil périnatal. La mort de leur enfant leur a souvent donné l’envie d’aider d’autres personnes confrontées au même drame. Cet évènement si douloureux soit il est parfois même présenté comme l’origine d’un profond développement personnel. C’est le cas de cette femme, fondatrice d’une association, pour qui la mort de son enfant a été une étape fondamentale dans sa vie, lui permettant de progresser :

« Cela va peut être vous choquer ce que je vais vous dire, mais si demain on me

demande si je veux signer pour le même vécu, je signe. Je ne serai pas la femme que je suis si je n’avais pas vécu ce que j’ai vécu. Je dois tout à mes deux fils, en tout cas je leur dois d’être bien dans la vie, épanouie, en accord avec moi même, joyeuse, et ça se voit je crois quand on me rencontre ».

Mais la mort périnatale n’est pas seulement un événement profondément perturbateur pour l’identité. Elle entraine également une réorganisation de l’environnement.

b) La réorganisation de l’espace et la déformation du temps.

Après l’épreuve d’une mort périnatale, les personnes affectées expliquent que le temps et l’espace ne sont plus investis de la même signification qu’auparavant. Non seulement leur vision de la vie est altérée, mais le « calendrier » l’est également car la temporalité, bien qu’étant une notion subjective, est un facteur important dans la gestion du deuil.

Tel qu’il est décrit par les femmes, le moment même de la mort périnatale, c'est-à-dire le temps à l’hôpital puisque désormais la majorité des décès s’y déroulent, semble être altéré. Le temps en effet joue un rôle majeur dans la plupart des récits et beaucoup de femmes décrivent cet événement comme une sorte de « bulle temporelle » qui, paradoxalement, passe très lentement et en même temps très vite, comme le raconte Isabelle : « donc l’annonce du décès de Cécile

c’était le matin et moi je n’ai accouché qu’à 21h30 le soir. Donc la journée, c’est une journée que tu vis qui est très longue, interminable, mais en même temps, c’est tellement rapide… tu es tellement dans une douleur psychologique, pas physique, que la journée passe comme ça (…). Tu as l’impression d’être dans une autre dimension. Cela s’est passé sur une journée, mais nous étions vraiment dans une autre dimension… ». Lorsqu’elle sort de l’hôpital, elle a

l’impression que la bulle éclate. Alors qu’elle et son mari étaient entourés par leur famille et vivaient au « rythme » des diverses formalités administratives relatives aux obsèques ou à l’autopsie, elle se retrouve une fois rentrée chez elle, seule et de nouveau face au quotidien : « tu es dans le rythme (…). Mais c’est quand tu reviens chez toi, que la vie reprend son cours,

que ton mari est reparti travailler… Et là tu te retrouves toute seule… ». Il s’agit alors de

réorganiser sa vie sans cet enfant et les projets que l’on élaborait pour lui. Il s’agit de vivre « comme avant », la douleur et la peine en plus. C’est au cours de cette étape qu’elle a fait une dépression.

Malgré l’impression d’une altération du temps lors de l’interruption de grossesse et bien que certaines femmes expliquent que les souvenirs de cette période soient flous, la majorité se souvient parfaitement des dates et heures des évènements ayant traits à la mort, parfois même plusieurs années après. Isabelle se souvient ainsi parfaitement, « comme si c’était hier », de cette journée précise, cinq ans après. Son récit est jalonné par les horaires exacts de l’entrée à la maternité, du moment des contractions ou encore de l’accouchement proprement dit. Toutes ces dates et horaires, devenus de véritables références dans la vie de ces femmes, occupent une place centrale dans le récit des évènements.

Un rapport altéré au temps est également perceptible dans la manière dont les personnes réécrivent leur histoire en décrivant en particulier cette mort comme une plaque tournante dans leur vie, une vie qui a changé de manière si dramatique, ce qu’avait remarqué Layne dans son étude (2003 ; 201). La mort divise le temps entre un « avant » et un « après », comme le

marque explicitement Zap sur son blog, dans un article, ayant pour titre « “L’après” si

difficile » :

« Il y a 10 mois… tu venais au monde… Cette date : le (…) 2008 ainsi que celle du (…) 200859 resterons les moments les plus marquants de mon existence… L’avant et l’après.

AVANT

Nous étions heureux tous les trois et bientôt quatre J’avais confiance en l’avenir

Nous habitions dans une petite maison mais nous avions de nombreux projets Ma vie de maman m’épanouissait

Je pensais que nous ne serions jamais séparés

APRÈS

Nous sommes une famille brisée et malheureuse L’avenir me fait peur

Nous habitons une grande maison si vide et nous sommes si seuls Ma vie de maman est vide, j’ai peur de tout

Je te pleure chaque jour qui passe ma fille car tu me manques

(…) »

C’est une trame narrative que nous retrouvons dans tous les récits de deuil. Les récits de grossesse sont quelque peu éclipsés par les récits de deuil et pour cause. Le temps de la grossesse n’est évoqué généralement que dans l’unique but de faire contrepoids au récit de deuil, comme pour souligner l’impact de la mort de l’enfant sur leur vie. Le temps « avant » est en effet rarement relaté dans les détails, si ce n’est pour montrer l’insouciance, le bonheur et la naïveté qui marquaient cette période, jusqu’à ce que la mort de l’enfant vienne tout bouleverser. Particulièrement visible dans l’article de Zap, les récits de grossesse sont une sorte de « miroir inversé » des récits de deuil, des temps « mythiques » d’avant l’apocalypse. Auparavant Zap vivait heureuse avec son compagnon et son fils. Ils rêvaient ensemble d’un avenir pour leur fille. Après sa mort, leur couple se délite, l’avenir lui semble bouché. Pour des femmes dont le deuil est plus avancé, vient ensuite le temps de la « reconstruction ». La vie se reconstruit, le bonheur revient, même si le souvenir de l’enfant perdu ne disparaîtra jamais.

59 Ces deux dates correspondent à la naissance de sa fille Jeanne, prématurée, et à sa mort, quelques jours plus

De même, le calendrier, c'est-à-dire la référence au temps qui passe et aux évènements particuliers, ne possède plus pour ces personnes la même signification après une interruption de grossesse. Les fêtes tout d’abord, comme Noël ou encore la fête des mères, sont décrites comme étant des évènements très douloureux à vivre et dont elles redoutent la venue. Plus que tout, ces fêtes leurs rappellent les cadeaux qu’elles ne pourront jamais offrir à cet enfant, ou ce statut que la société ne leur reconnaîtra jamais. Les « dates anniversaires », comme celles de la date de naissance et de mort – lorsque ce ne sont pas les mêmes – mais aussi la date présumée d’accouchement, sont des repères qui ponctuent par la suite la vie des personnes endeuillées. Toutes les femmes rencontrées redoutent ces évènements (« Certaines dates me font peur » déclare Jelly) mais se rappelant les faits, les commémorent chaque année, voire chaque mois. Parfois c’est le chiffre du jour même qui est craint. Jelly redoute chaque 27 du mois car Tommy est mort un 27 août. Elle décompte en outre sur son blog, le nombre de mois qui la sépare du jour où Tommy est mort. Pour elle, le temps a pris une autre saveur :

« Le temps…

Mon fils, My little Teddy Boy. Les jours défilent et me rapprochent de cette date, de ta date.

(…) Car voilà, tu es déjà parti et je reste là, sans toi les bras vides. Le temps, ami ou ennemi,

car il m’éloigne un peu plus chaque jour de ces instant où, contre mon cœur, je pouvais te serrer. (…) Ton absence… »

C’est ce que font également Zap et Isabelle sur leur blog ou sur les forums. Mais si au départ ces commémorations sont d’abord mensuelles, elles ont tendance à s’espacer au fil du temps, pour ne retenir finalement que la date précise d’anniversaire. Ainsi en est-il d’Isabelle qui écrivait un mot pour sa fille chaque mois le jour de sa mort, mais n’a plus commémoré par la suite que la date annuelle d’anniversaire. Le temps passant, la fréquentation des forums devient progressivement moins intense. Le besoin de partager son expérience, de converser avec d’autres personnes endeuillées s’estompe. Cela coïncide souvent aussi avec la venue d’un nouvel enfant ou avec la reprise d’une activité professionnelle, qui leur permettent de se réinvestir dans autre chose. Certaines, comme Isabelle encore, s’estiment désormais de moins en moins « en phase » avec les nouvelles venues. Isabelle se souvient s’être sentie à la fête des

Anges mal à l’aise, parce que décalée face à Jelly dont le deuil était trop récent. Les mots lui

manquaient car sa propre peine était déjà atténuée, lointaine. Ces femmes, les « anciennes », sont passées à « autre chose », comme Blandine fermant désormais le message qu’elle avait posté sur le forum Petite Emilie pour les « 1 an » de sa fille. « C’est une page qui se tourne » explique-t-elle. Malgré tout, même si les années passent et qu’avec le temps les blessures

cicatrisent, elles ne peuvent pas oublier cet enfant mort prématurément comme le raconte Isabelle. Ayant repris sa vie en main, elle n’en ignore pas pour autant sa fille. Cinq ans après, les dates anniversaires sont des moments toujours aussi difficiles à aborder. Elle appréhende toutes les années ce « fameux » mois de janvier, car elle ressasse et revis sans cesse à cette époque les derniers moments passés avec sa fille. En dépit des années, elle pensera toujours à elle : « Je pleurerais encore je pense jusqu’à la fin de mes jours de toute façon. »

Beaucoup de personnes décrivent comme pour le temps, une relation altérée à l’espace. L’espace n’est plus en effet investi de la même signification. Non seulement beaucoup se décrivent comme étant « perdues », mais certains endroits sont désormais synonymes de malheurs. L’hôpital et en particulier la maternité, ne sont désormais plus associés à la vie, mais à la mort. Ceci est d’autant plus vrai si la femme s’est rendue dans une maternité loin de chez elle, comme ce fut le cas de Jelly et de Zap qui furent obligées d’accoucher dans une maternité de niveau trois. Certaines personnes éprouvent d’ailleurs parfois le besoin de déménager comme si elles se voulaient se débarrasser de ces souvenirs trop proches et encombrants.