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Chapitre 6 : Discussion

6.2 Le parcours de vie des femmes joueuses

L’exploration des parcours de vie des femmes joueuses a permis de mettre en lumière différentes trajectoires liées spécifiquement à leur trajectoire de jeu. Les résultats révèlent que certains événements et transitions, associés aux différentes sphères de vie des joueuses, peuvent entraîner des changements importants sur leurs habitudes de JHA. Comme révèlent plusieurs études, l’exposition à des événements stressants peut influencer le rapport aux JHA des individus (Nuske, Holdsworth, et Breen, 2011; Boughton et Falenchuk, 2007). La section qui suit expose donc l’effet des points tournants selon les cinq trajectoires sur la trajectoire de jeu des participantes.

6.2.1 La trajectoire de jeu

L’exploration de la trajectoire de jeu des participantes révèle certaines particularités, notamment en lien avec l’aspect évolutif de leur pratique de JHA, les motivations et les difficultés rencontrées. Il ressort des résultats que la pratique de JHA tend à s’inscrire tardivement dans leur parcours de vie. Un des éléments qui distingue également la trajectoire de jeu des joueuses est la rapidité avec laquelle émergent les premières difficultés depuis la première participation aux JHA. La plupart des joueuses rapportent comment leur pratique de JHA a progressé de récréatif à problématique, dans un court laps de temps. Certaines qualifient même cette progression comme étant insidieuse. Ce constat a d’ailleurs été démontré par de nombreux travaux de recherche dans la littérature (Nelson et coll., 2006; Grant et Kim, 2002; Ibáñez et coll., 2003; Shaffer et Martin, 2011).

Alors que certaines femmes commencent à jouer pour le plaisir, pour se divertir ou pour gagner, cette expérience de jeu positive tend progressivement à s’estomper avec le temps et à se remplacer par une motivation plus centrale : l’envie de se refaire. Pour certaines participantes, l’envie de se refaire

devenait une motivation première qui entraînait bien souvent une prolongation des sessions de jeu ou encore une succession des périodes de jeu, ce qui occasionnait davantage de pertes.

Les habitudes de JHA des joueuses semblent également affecter plusieurs domaines de leur vie. Certaines révèlent notamment avoir vécu des conséquences financières importantes ayant mené à des faillites personnelles ou des démêlés avec la justice. D’autres évoquent avoir commis de la fraude ou volé des proches pour financer leurs activités de JHA ou pour rembourser leurs dettes de jeu. Ces résultats concordent avec l’étude de Tschibelu et Elman (2010) qui a trouvé que les femmes auraient plus tendance à trouver des sources de revenus cachés pour financer leurs activités de JHA comme dépenser leurs économies ou encore emprunter à leurs proches. On observe également chez certaines des joueuses, une diminution ou un retrait de leurs activités sociales et des relations familiales plus tendues. Les propos des joueuses montrent d’ailleurs une plus faible estime de soi, notamment en lien avec leur incapacité à maintenir un budget, alors que d’autres affirment avoir vécu une détresse psychologique importante menant à des pensées suicidaires ou encore à tenter de mettre fin à leur vie. Ibanez et ses collaborateurs (2003) ont démontré à cet effet que les femmes joueuses présenteraient davantage d’antécédents de tentatives de suicide comparativement aux hommes.

6.2.2 La trajectoire de maternité

Les participantes mères de l’échantillon révèlent un certain nombre de moments charnières relatifs à leur expérience de maternité comme ayant entraîné des changements importants à l’intérieur de leur trajectoire de jeu : une grossesse non désirée, la rentrée scolaire ou encore le départ des enfants, du nid familial. Les sentiments de vide intérieur et de solitude à la suite du départ des enfants auraient engendré dans certains cas le début ou la progression de leur trajectoire de jeu par des comportements de jeu plus fréquents. L’arrivée subite de temps libre, combinée à une charge émotive importante, auraient ainsi mené certaines femmes à trouver du plaisir dans le jeu. Ces résultats font écho à l’étude de McMillen et ses collaborateurs (2004) qui a montré que les femmes seraient plus enclines à s’adonner aux JHA lorsque des changements surviennent dans les rôles sociaux qu’elles assument. Indépendamment des changements à l’intérieur du parcours, l’expérience de maternité amène en soi son lot de défis particulièrement pour celles ayant de jeunes enfants à leur charge. À cet effet, la conciliation travail-famille (p. ex., s’occuper des enfants, aller les chercher à la garderie et veiller aux repas) s’est révélée être une source de stress importante pour plusieurs mères. La charge mentale reliée aux responsabilités familiales et aux exigences du rôle de mère est vécue également pour

certaines d’entre elles comme étant très exigeante. Dans ce contexte, le jeu s’est révélé pour certaines mères être une échappatoire permettant de se changer les idées et de prendre un temps pour soi. L’expérience des participantes mères démontre également comment le stress financier relié au fait d’avoir une famille avec de jeunes enfants peut avoir un impact considérable sur leur trajectoire de jeu. En effet, le jeu apparaît dans certains cas comme un moyen de gagner un revenu supplémentaire pour subvenir aux besoins de base de la famille (p.ex., l’épicerie), l’achat de fournitures scolaires ou encore de cadeaux lors de célébrations. Durant les périodes de l’année, qui exigent généralement des dépenses plus importantes, certaines rapportent avoir joué davantage dans l’espoir de remporter un gain afin d’améliorer leur situation financière.

Si la trajectoire de maternité a pu entraîner une progression de la trajectoire de jeu, il semble qu’elle ait également pu engendrer un déclin de celle-ci. En effet, les répercussions du jeu sur la sphère familiale et les enfants ont été l’élément déclencheur ayant amené certaines participantes à entreprendre une démarche d’aide. L’analyse des résultats démontre clairement la centralité du rôle de mère dans le parcours de vie de ces mères joueuses et son impact sur la trajectoire de jeu. L’identité de mère représente sans équivoque, un levier de changement important pour plusieurs joueuses chez qui cette identité est centrale.

6.2.3 La trajectoire conjugale

L’exploration de la trajectoire conjugale révèle comment certains aspects liés à la vie conjugale des joueuses ont eu un impact important sur leur trajectoire de jeu. L’avènement d’une séparation conjugale a constitué pour certaines participantes un point tournant ayant entraîné une série de changements à la fois dans leur vie (p.ex., un déménagement, la vente de la maison et la garde partagée des enfants), mais aussi dans leur rapport aux JHA. Dans ce contexte, il semble que la pratique de JHA de ces femmes ait augmenté en termes de fréquence et de dépenses au jeu. Par exemple, la garde partagée fut vécue difficilement, notamment dans les moments où certaines se retrouvaient sans leurs enfants, déclenchant ainsi des envies de jouer. D’autres, évoquent comment la conciliation avec le ou les ex-conjoints pouvait constituer une source de stress importante menant ultimement à des comportements de jeu. Le jeu représentait donc une manière pour ces mères joueuses de composer avec des affects douloureux. Il ressort également des résultats que le fait de vivre un événement positif sur le plan conjugal peut, à l’inverse, entraîner un déclin de la trajectoire de jeu. En effet, investir son temps dans un projet conjugal intéressant semble avoir contribué à la

diminution des comportements de jeu. Le récit d’une participante illustre d’ailleurs comment le projet d’acquisition d’une propriété a mené à un désintérêt du jeu.

On constate qu’au-delà des points tournants identifiés par les joueuses, les dynamiques conflictuelles vécues au sein du couple ont favorisé la progression de la trajectoire de jeu de certaines joueuses. L’arrivée d’un enfant non souhaité ou encore les écarts de salaire semble avoir été source de conflits, incitant ainsi les femmes à se tourner vers les JHA pour fuir un contexte conjugal difficile ou pour gagner un revenu supplémentaire. À cet effet, González-Ortega et ses collaborateurs (2013) ont démontré une augmentation des comportements de jeu des joueuses en réponse aux difficultés conjugales. En revanche, il semble que même une trajectoire conjugale harmonieuse puisse modifier une trajectoire de jeu. En effet, le fait de jouer en couple ou encore les préoccupations financières associées, par exemple, à l’organisation d’un mariage auraient favorisé des comportements de jeu.

6.2.4 La trajectoire relationnelle et familiale

Divers événements ressortent de la trajectoire relationnelle et familiale des joueuses comme ayant entraîné des changements substantiels au sein de leur trajectoire de jeu. Par exemple, il semble que le fait de prendre soin d’un membre de l’entourage malade a été un point tournant important dans la trajectoire familiale et relationnelle pour certaines participantes, entraînant la progression de leur trajectoire de jeu. Il est intéressant de soulever comment le rôle d’aidante naturelle peut inversement entraîner le déclin de la trajectoire de jeu des joueuses, soit un arrêt momentané des habitudes de JHA. Davantage investi à prendre soin du proche malade, le temps accordé au jeu se retrouve par conséquent moindre. Certaines joueuses identifient également la perte d’un être cher comme un choc émotionnel très important ayant engendré une augmentation de leur fréquence de jeu. En réponse au deuil, le jeu constituerait pour ces femmes une échappatoire au sentiment de solitude, mais surtout à la souffrance dû à la perte de l’être cher. Ce constat va dans le même sens que l’étude de Tirachaimongkol et ses collaborateurs (2010) qui a révélé que la souffrance liée à la perte d’un être serait apaisée par des moyens compensatoires, dont les JHA.

Par ailleurs, il est important de noter que les points tournants identifiés dans la trajectoire relationnelle et familiale des joueuses peuvent survenir dans certains cas de manière isolée, entraînant ainsi des modifications ponctuelles de leur trajectoire de jeu. Pour d’autres, c’est plutôt le cumul d’événements stressants au sein de cette trajectoire qui sera marquée par une augmentation de leur trajectoire de

jeu. Le récit d’une joueuse illustre particulièrement bien comment la succession d’événements stressants a eu un impact sur ses habitudes de JHA.

Sur le plan relationnel, l’expérience des joueuses révèle d’ailleurs que le fait d’entretenir peu de relations sociales et familiales ou encore d’entretenir des relations conflictuelles avec des membres de leur entourage peut mener à des habitudes de JHA plus intensives. Les résultats montrent toutefois comment les comportements de jeu de certaines joueuses ont inversement fragilisé leurs relations familiales. Il semble aussi que le fait d’avoir des joueurs parmi le réseau social aurait incité certaines joueuses à s’adonner aux JHA. Il apparaît clair que le réseau social des femmes joue un rôle important dans la trajectoire de jeu de celles-ci et que cette influence s’exprime de différentes façons.

6.2.5 La trajectoire professionnelle

Il ressort des résultats que certains aspects liés à la trajectoire professionnelle des joueuses tels que les conditions de travail, la perte d’emploi, l’invalidité à l’emploi ou encore le passage à la retraite auraient entraînés des impacts majeurs sur leur trajectoire de jeu. D’abord, il semble que les conditions et le climat de travail de certaines joueuses auraient favorisé la progression de la trajectoire de jeu de celles-ci. En effet, le fait de vivre un stress important en milieu de travail, des situations d’adversité ou encore du harcèlement ait facilité l’adoption de comportements de jeu pour certaines joueuses. L’étude des trajectoires professionnelles des joueuses révèle également qu’à la fois l’absence de travail ou bien la surcharge de travail est liée à des comportements de jeu. Pour certaines déclarées invalides à l’emploi, ces périodes d’inactivité combinées à plus de temps libre représentent une fenêtre propice au jeu. Williams et ses collaborateurs (2012) ont démontré à cet effet que l’absence d’occupation professionnelle constituerait un facteur de risque à l’adoption de comportements de jeu.

Certaines joueuses identifient également la retraite comme une transition importante dans leur trajectoire professionnelle, provoquant ainsi des changements sur le plan de leurs habitudes de vie, mais aussi de jeu. Il semble que le passage à la retraite puisse entraîner une augmentation de la fréquence de jeu considérant l’arrivée plus grande de temps libre. Par exemple, une participante rapporte avoir augmenté ses sorties au casino au passage de la retraite pour passer le temps et se désennuyer. En contrepartie, la retraite peut engendrer une remise en question pour certaines joueuses de leurs habitudes de JHA et cette remise en question aurait facilité le déclin de la trajectoire de jeu de celles-ci. En effet, certaines rapportent avoir cessé de jouer, ne pouvant tolérer davantage

de mettre à risque leurs économies qu’elles avaient accumulées durant toute leur vie. Nos résultats vont à l’encontre de ceux de l’étude de Southwell et ses collaborateurs (2008), qui a révélé que les joueurs âgés risquaient de compromettre leur sécurité financière en retirant leurs placements pour financer leurs activités de JHA.

L’étude des cinq trajectoires des joueuses met en lumière le principe de bidirectionnalité. Il est clair que l’ensemble des trajectoires sont en interaction les unes avec les autres et s’inter-influencent. De même, les points tournants et les transitions qui marquent le parcours de vie de ces joueuses influencent mutuellement les différentes trajectoires, dont la trajectoire de jeu. Pour chacune des trajectoires explorées, le jeu s’est révélé être en quelque sorte une façon de palier ou de compenser aux situations difficiles ou potentiellement stressantes. À travers le jeu, les joueuses oublieraient momentanément certains aspects de leur vie qui les préoccupent ou encore certaines difficultés et obligations familiales. À cet effet, l’étude de Wood et Griffiths (2007) a démontré que les joueurs ayant des difficultés en lien avec les JHA auraient davantage recours à des stratégies d’évitement comportemental et émotionnel que les non-joueurs, davantage orientés vers l’utilisation de stratégies adaptées.

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