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par Zoé Andreyev

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 83-86)

LE DIVAN DE L’ATTENTE

Ce qui fait peut-être l’originalité de ce livre, c’est que l’auteure s’expose justement en tant qu’ana-lyste femme, aux prises avec les attentes, les pro-jections et transferts de ses analysants. Rien n’est neutre en psychanalyse… Par exemple, Élodie : « avant de prendre contact avec moi, on lui avait dit que j’étais une femme chaleureuse, et, en me voyant, elle avait pensé “une femme de feu !” mais voilà, en lieu et place, elle trouvait une femme de glace qui ne faisait rien pour elle ».

Un autre patient, Eugène, lui avoue avoir été atti-ré par son rouge à lèvres. La séduction est là, avec son corollaire, la trahison : les patients sentent bien que le véritable objet de passion de leur psychanalyste leur échappe. Mais, comme l’écrit Catherine Chabert, « le feu ne s’éteint pas, parce qu’il est entretenu par le contre-transfert dans chaque moment déceptif, chaque moment heureux de l’analyse. Le découragement ou la jubilation, le dépit et la colère, la blessure et l’enthousiasme, l’ennui et l’excitation sont évi-demment déclenchés par les pulsions et leurs re-présentants, la scène et le théâtre peuvent toujours s’embraser à nouveau ». Aussi nous prévient-elle : ce livre parle d’elle, de l’analyste dans ses doutes, attentes, impatiences, projections ; « Il est impos-sible de séparer le transfert du contre-transfert : en présentant une cure, l’analyste s’expose lui-même autant que le patient dont il parle ».

Comment supporter l’immobilité, le silence ? Que se passe-t-il dans la tête de l’analyste pen-dant qu’il écoute, qu’il attend, penpen-dant cette pa-renthèse-là ? Est-il impatient ? C’est là peut-être qu’intervient le rôle de la théorisation, ce travail souterrain, interne, de traduction, d’élaboration, de perlaboration aussi, soutenu par les outils de pensée donnés par la théorie. On voit bien l’usage qu’en fait Catherine Chabert, comme pour ralentir le tempo de l’action, calmer l’exci-tation qui émane des vignettes cliniques. Et le lecteur doit aussi s’arrêter, prendre le temps de souffler, alors qu’il voudrait bien connaître la suite de l’histoire. Le texte fait alterner des sages cliniques d’une grande intensité et des pas-sages théoriques extrêmement condensés qui nous obligent à ralentir la lecture, à relire, à mettre en attente notre désir de tout comprendre, et vite. Il reflète dans sa forme même ces mou-vements de l’analyse, avec ses accélérations et ses ralentissements, ses moments d’arrêt puis de reprise, de traduction et de retraduction, des deux côtés du divan. La position d’attente de l’analyste – et n’oublions pas que l’attente est aussi là pour

faire durer le plaisir – en est donc la condition sine qua non : « Pour l’heure, le patient ne peut pas toujours se remémorer, l’inconscient prend d’autres voies, non plus seulement les mots, non plus seulement les souvenirs, mais aussi les actes.

Une tâche essentielle attend alors le patient, celle de la perlaboration et celle-ci requiert chez l’ana-lyste une position indispensable sans laquelle le processus serait empêché : il faut attendre ».

Il faut attendre, certes, mais comment attendre l’inattendu ? C’est l’injonction paradoxale à la-quelle est confronté le psychanalyste et qui fait pendant au « soyez spontané » adressé à l’analy-sant. Comment s’en sortir ? Catherine Chabert plonge dans un bain à remous clinique et théo-rique qui bouscule à son tour le lecteur ; mais s’il est patient, il y verra peu à peu apparaître une des formes inattendues.

En effet, tout en parlant de Freud – quoi de plus banal pour un psy –, Catherine Chabert arrive à qui se jouent entre patient et analyste, d’un côté, et entre l’analyste et ses propres objets de trans-fert, de l’autre. Catherine Chabert souligne l’im-pact de ces déplacements incessants d’attentes sur le travail de l’analyste en séance. Mais souvent, ils permettent à l’analyste de freiner l’impatience d’un furor sanandi qui risquerait d’empêcher une maturation psychique qui ne peut être que lente, puisqu’elle n’est pas linéaire.

Si les deux attentes, celles du patient et de l’ana-lyste, sont différentes, l’auteur souligne que l’analyste peut malgré lui « s’identifier aux at-tentes de son patient dans la collusion d’aspira-tions narcissiques toujours présentes ». Inverse-ment, l’analysant intériorise peu à peu la capacité analytique de mise en suspens, cette capacité winnicottienne d’être «  seul en présence de l’autre ». Le chemin parcouru par Eugène passe par le corps excitant de sa mère, retrouvé dans le rouge à lèvres de son analyste, pour aboutir à l’apaisement quand, à la faveur d’une porte qui s’ouvre enfin, revient le souvenir émouvant du parfum de sa mère venant l’embrasser le soir dans son lit. Athénaïs, après avoir terminé son analyse, revient de temps en temps chez son ana-lyste lui raconter ses aventures, renouveler

LE DIVAN DE L’ATTENTE

l’excitation de la première rencontre tout en se ras-surant, se racontant qu’il y aura une prochaine fois.

Comme dans ses autres livres, dans Les belles espérances Catherine Chabert explore l’œuvre freudienne avec une virtuosité et une précision impressionnantes. Mais il n’y a pas que Freud qui aide Catherine Chabert à penser, la place qu’elle donne à Winnicott est centrale, même quand il est fortement critiqué, en particulier concernant ses

positions sur le contre-transfert. Mais, au bout du compte, ce qui est exploré ici par Catherine Cha-bert, au-delà des complexités théoriques, c’est justement cet « espace intermédiaire, un entre-deux winnicottien, un lieu pour l’attente » où s’apprivoise l’absence, un entre-deux qui peut devenir un « entre-eux-deux », où l’enfant joue à la bobine, où la pensée s’improvise, un lieu d’être et d’imprévu.

« La salle d’attente, ou le quart-d’heure de réflexions désagréables » par Honoré Daumier (1855) © CC/Paris Musées/Musée Carnavalet

John Okada No no boy

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel Éditions du Sonneur, 408 p., 22 €

Le sobriquet qui donne son titre au roman s’ex-plique par les faits historiques qui marquent le lendemain de l’attaque de Pearl Harbor, le 7 dé-cembre 1941 : d’abord, l’internement de plus de 200 000 Japonais, suivi du questionnaire à rem-plir par les immigrés japonais et leur descen-dance, destiné à sceller, d’une part, leur incorpo-ration dans les forces armées américaines et, d’autre part, à s’assurer de leur renoncement à l’obéissance à l’empereur du Japon. Assortie d’un serment d’allégeance et d’un engagement à défendre les États-Unis, une telle promesse reve-nait à se livrer corps et âme à l’Amérique. On appelait « no no boys » les jeunes appelés qui, à ces deux questions, exprimaient deux refus de-vant le juge. Ils étaient internés au camp de sécu-rité de Tule Lake en Californie.

Le roman de John Okada s’empare d’une crise existentielle et retrace les difficultés d’ajustement de l’un de ces no no boys à son retour dans la ville où il est né et où il a grandi. Pour retrouver des repères dans une nation hérissée de murs in-visibles, Ichiro Yamada va, de manière systéma-tique, explorer ses anciens champs d’apparte-nance, à commencer par sa famille et ses amis, tout comme il va arpenter les lieux jadis fami-liers, les artères de Seattle, le campus où il rêvait de terminer des études d’ingénieur. Mais cette tentative de reconquête affective se heurte d’em-blée à tous les malentendus : Ichiro demeure aux yeux des autres celui qui a refusé de s’engager.

Nul secours de ses parents, arrivés il y a trente-cinq ans pour faire fortune et qui végètent au fond d’une maigre épicerie, nulle affinité avec son jeune frère qui veut intégrer l’armée améri-caine le jour de sa majorité.

Haine intestine au sein du foyer, méfiance des jeunes Japonais intégrés qui font la fête dans les bars et les salles de jeux de Chinatown, insultes, conflits, luttes d’influence… Ichiro se voit condamné à la prison éternelle, seul contre le monde qu’il a renié. John Okada avance pas à pas dans cette période d’apprentissage tardif, dans l’impossible d’une réinsertion apaisée, cernant l’égarement du jeune homme dont il donne un portrait attachant avec ses stances de sincérité, sa révolte impuissante lorsqu’il crie : « j’ai foutu ma vie en l’air pour vous, pour Ma, pour le Japon ».

Roman de la transition et d’une certaine expia-tion, No no boy pose la question de l’identité bousculée des Japonais au pays d’Amérique.

John Okada en a fait personnellement l’expé-rience, lui qui écrivit un court poème prémoni-toire le 7 décembre 1941, au soir du bombarde-ment : « For my dark features are those of the enemy / And my heart is buried in accidental soil / People will say things and people will do things / I know they will and I must be strong. » (Mes traits sombres sont ceux de l’ennemi / Mon cœur se terre en sol aléatoire / Les gens diront des choses, les gens feront des choses / Je le sais et il faut que je sois fort.) Le poème sort dans la presse et, l’année suivante, son auteur est interné avec sa famille au camp de Minidoka, dans l’Idaho.

La parution en 1957 de No no boy, première œuvre de fiction de cette communauté japonaise-américaine, donne l’ampleur nécessaire à la ré-flexion sur la malédiction qui a frappé sa

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