• Aucun résultat trouvé

par Richard Figuier

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 71-74)

L’ÉTAT SOCIAL

Le problème qu’entend résoudre Carl Schmitt dans cette conférence, intitulée « État fort et éco-nomie saine » (« Une économie saine dans un État fort », traduit Jean-Pierre Faye) ‒ le titre de la conférence se distingue précisément de celui que le philosophe et économiste Alexander Rüs-tow donne à la sienne quelque temps plus tôt : « Économie libre, État fort » ‒, c’est de sortir de la confusion entre économie et État. « État fort » veut dire : qui concentre en lui-même le pouvoir de « faire Un » (Schmitt pense à l’intérieur de la trilogie définie par Hannah Arendt : peuple, terri-toire, État), qui peut contenir chaque région de l’action humaine dans ses limites.

Et Schmitt d’énumérer les conditions d’une éco-nomie saine : le rétablissement d’une fonction publique (« qui soit autre chose qu’un marche-pied et un outil pour des intérêts ou des objectifs politiques partisans »), la reconnaissance d’une économie régalienne (parmi les exemples choisis, les transports, les postes), la délimitation d’une économie d’intérêt public (« il y a une sphère économique qui, sans être pour autant étatique, relève bien de l’intérêt public ») bien distincte de la sphère purement privée, et qui serait organisée et administrée par les acteurs eux-mêmes (ce thème de l’auto-administration était déjà discuté par Max Weber dans Économie et société et dans La domination).

Mais, au-delà de l’exégèse de cette conférence, la question que pose Grégoire Chamayou n’est pas exactement la même que celle de Jean-Pierre Faye. Celui-ci voulait montrer que cette interven-tion publique de Schmitt, devant un parterre de patrons et d’industriels, avait joué un rôle décisif dans l’avènement du nazisme. Chamayou, quant à lui, veut l’inscrire dans sa généalogie du libéra-lisme autoritaire, et montrer que nous vivons sous un régime politico-économique plus ou moins pensé par Schmitt. C’est pour cela qu’il oppose à sa conférence un article de Hermann Heller.

De ce juriste constitutionnaliste, mort en exil en 1933, peu de choses sont traduites en français (La crise de la théorie de l’État, Dalloz, 2012, et deux articles dans la revue Cités), alors que de nombreuses traductions de ses écrits existent en Italie et en Espagne. Socialiste, il s’efforça de penser un « État de droit démocratique et social en situation de crise » (Olivier Jouanjan). Heller a été opposé à Schmitt dans l’affaire, portée de-vant la Haute Cour de Leipzig, de la destitution

en juillet 1932 du gouvernement de Prusse. Il connaît bien son adversaire et dénonce sa théorie décisionniste de l’État qui ne peut que favoriser l’accession au pouvoir d’un Führer. À l’automne 1932, Heller réagit, non au texte même de la conférence de Schmitt, mais à un compte rendu paru le jour suivant. Il se croit suffisamment in-formé pour rassembler les propositions schmit-tiennes sous la désignation de « libéralisme auto-ritaire », dont il définit les caractéristiques : un État autoritaire, ennemi de l’authentique autorité démocratique, se retire de la politique sociale, désétatise l’économie et étatise de façon dictato-riale les fonctions politico-spirituelles (le pouvoir sur les médias, dirait-on aujourd’hui).

La clairvoyance du diagnostic de Heller témoigne en faveur de la thèse de Grégoire Chamayou : il est légitime d’inscrire Schmitt dans la généalogie du libéralisme autoritaire, cette idéologie qui fait du politique un « accélérateur de vitesse », selon l’heureuse formule de Chamayou, assurant le triomphe du paradigme de la production et de l’économisme censé « libérer » les énergies. Mais toute la pensée de l’auteur de La théorie du parti-san ne vise-t-elle pas à distinguer « sans sépara-tion » la sphère de l’économie et celle du poli-tique et donc de l’État ?

Dans le sillage de Hegel, il s’agit toujours, aussi bien chez Schmitt que chez Heller, de médiation entre le « système des besoins », la société civile des échanges, le « subjectif », sans cesse déséqui-libré, sans cesse conflictuel, et la sphère «  objec-tive », qui n’est autre que le règne de la liberté incorporé dans des institutions librement consen-ties rendant possible dans la durée (stabilité, sta-tus) le développement d’une humanité « vraiment humaine » dans chaque citoyen. Ce qui les sé-pare, c’est la question de l’unité. L’État total schmittien (du moins avant 1933, car en 1938 Schmitt parle de « polysémie sommaire du slogan

“total” » dans Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Hobbes), c’est l’unité « figurée, person-nifiée dans un être supérieur et déjà donné a priori (l’exception schmitienne) », plutôt que l’unité construite dans des « procédures capables de rassembler la volonté ou dans la stabilisation et l’institutionnalisation d’un complexe de forces déterminées » (Hasso Hofmann). Heller cherche à fonder un État social, tandis que Schmitt lutte contre un parlementarisme se résumant à une foire d’empoigne d’intérêts privés, contre une fausse dépolitisation du technico-économique l’imposant en réalité comme seule politique. Hel-ler, concentré sur sa critique de la politique du

L’ÉTAT SOCIAL

chancelier von Papen, caricature les positions de Schmitt, ne voit pas leurs accords (comment re-politiser l’économie ?) et se trompe sur leurs di-vergences (la construction de l’unité).

Beaucoup sont aujourd’hui convaincus, comme Heller, de la nécessité de (re)construire un État capable de résister aux pressions économiques, garantissant la justice distributive et redistribu-tive d’une vie décente pour tous. Certaines ana-lyses de Schmitt peuvent nous y aider.

Paul Otchakovsky-Laurens

Sablé-sur-Sarthe, Sarthe suivi de Éditeur 2 DVD. P.O.L, 20 €

Par où commencer ? Le commencement. Une ville moyenne, grise, banale, qui donne son titre au film : Sablé-sur-Sarthe dans la Sarthe. C’est la ville d’ « adoption » de Paul Otchakovsky-Lau-rens, cet éditeur qui avait choisi le cinéma plutôt que la littérature pour donner forme et contours à une enfance longtemps tue.

On entre dans Sablé-sur-Sarthe, la ville et le film, comme dans une gravure, par une voie ferrée sur un viaduc, la nationale, les routes secondaires, mais surtout par le silence, un silence qui en dit long, un silence pesant, qui s’adresse à quelques images fixes arrimées à une mémoire que l’on dirait elle-même figée, avant que les mots ne viennent les développer. La voix off irrigue dé-sormais le film. Lentement, sûrement, douloureu-sement.

Sablé-sur-Sarthe ressemble parfois à un film sur Sablé-sur-Sarthe, avec le refrain des anciens qui se souviennent d’avant (« c’était mieux »), l’anti-enne des jeunes qui parlent de maintenant (« c’est pourri ici », « y a rien à faire »), parfois à un non-film sur une non-ville («  c’est pas mieux ailleurs »). On hésite entre le passé et le présent, le quelque part et le nulle part, le pittoresque et le pathétique. On hésite, et puis le film repart, len-tement toujours, P.O.-L. raconte comment il est arrivé à Sablé, déplacé, séparé d’un frère et d’une mère tuberculeuse, qu’il reverra plus tard sans plaisir aucun ; il y a encore les lieux qu’il a fré-quentés, l’école, les deux cinémas, la tante qui l’a adopté et la famille qu’il a adoptée, faute de mieux, dira-t-on.

Sablé-sur-Sarthe ne ressemble en fait à rien d’autre qu’à un film qui ne dirait pas son nom, un film pour ne pas dire ce qui s’est passé un jour en moins, un jour de trop : un homme abuse d’un en-fant, treize ans et demi, le transforme en « petite pute », « petite vierge ». La caméra s’engage dans l’impasse, approche de l’indésirable maison, es-quisse un mouvement, ralentit, recule, repart, insen-siblement : beauté froide du geste documentaire.

C’est une poupée qui joue le rôle de P.O.-L. en-fant, chemise à carreaux, yeux bleus ou appro-chant, larme coulée dans le regard, visage triste mais parlant. Infiniment parlant. C’est une façon pour P.O.-L. d’accéder à son histoire sans pro-noncer un mot, faire parler le silence. On ne suit pas la poupée, c’est elle qui nous suit, nous ac-compagne, se plante là, dans les interstices du film, les moments blancs, gris, neutres, les mo-ments étranges aussi, indéfinissables comme lorsque P.O.-L. apprend qu’il est juif. Est-ce une coïncidence ? C’est à peu près à l’époque des faits non révélés que cette révélation-ci a lieu, et les questions résonnent dès lors différemment, semblablement  : qu’est-ce qu’on m’a fait  ? qu’est-ce que ça me fait d’être juif ? dois-je le dire ? le taire ?

On ne sort pas (indemne) de Sablé-sur-Sarthe, le film, la ville. On n’en peut sortir d’ailleurs, comme P.O.-L. n’est jamais sorti de son enfance ; il l’a quittée pour ne pas s’en souvenir, il y re-vient pour ne plus s’en souvenir. C’est tout et ce

« c’est tout » en dit plus que tout. Rarement. In-tensément.

Ou alors ? Recommencer par le recommence-ment, la vie. C’est le deuxième film, Éditeur, qui continue d’une certaine manière le premier, ou l’achève, c’est selon. Dix ans ont passé depuis Sablé-sur-Sarthe. Une éternité.

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 71-74)