• Aucun résultat trouvé

par Dominique Goy-Blanquet

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 99-102)

L’ANGLAISE ET LES DEUX GÉNIES

la trouvait suffisamment aimable pour la convier régulièrement aux soirées de Guernesey et consulter son mari l’avocat sur les chances de récupérer des droits d’auteur impayés en Angle-terre. Le second manuscrit est complété par soixante-dix pages d’échanges épistolaires en partie inédits entre Flaubert, sa sœur Caroline et les demoiselles Tennant, qui en disent plus long sur la nature de leurs sentiments respectifs.

Les derniers morceaux de la mosaïque sont four-nis dans la postface par Jean-Marc Hovasse, au-teur d’une brillante biographie de Hugo. Ainsi, il compare deux versions d’une soirée chez le

« C’est moi et le grand homme qui avons le plus causé ; je ne me souviens plus si j’ai dit des choses bonnes ou bêtes. Mais j’en ai dit d’assez nombreuses. » Gertrude, elle, observe que l’atten-tion du grand homme s’attachait à une jolie Pari-sienne, « frivole, coquette, étourdie par l’admira-tion que lui témoignait Victor Hugo sans cher-cher à s’en cacher-cher ». Flaubert n’avait même pas remarqué la présence de Léonie d’Aunet, mais il décrit la soirée sur le vif trois jours plus tard, alors que les souvenirs de Gertrude ont pu béné-ficier de la publicité donnée au scandale quand Hugo et la jolie Parisienne sont pris en flagrant délit d’adultère. Autre source d’information citée par Hovasse, la très vigilante Juliette Drouet, dont les fenêtres ont vue sur Hauteville House, range Mistress Tennant parmi les «  FLIRTA-TIONS » de Hugo avec « les séduisantes INSU-LAIRES qui te tomberont sous la main [1] ».

Hovasse trace, plus qu’une filiation, une chaîne romanesque reliant Hugo, Flaubert et Proust. Sa postface, « Remembrance of things past » – titre tiré d’un sonnet de Shakespeare que Scott Mon-crieff donna à sa traduction d’À la recherche du temps perdu –, achève le travail amorcé dans les notes en pulvérisant la chronologie et les asser-tions de Gertude, que Hovasse situe à mi-chemin entre Mme de Villeparisis et Mme Verdurin. Se-lon elle, mais il en doute, Hugo est entré dans sa vie le soir de la bataille d’Hernani lorsque, âgée de dix ans, elle est passée en cabriolet avec son père devant la Comédie-Française où une foule de sauvages faisait la queue depuis des heures.

Quand elle demande à son père qui est Monsieur

Victor Hugo, il lui répond avec dédain : « Jamais entendu parler. Un violoneux français, je sup-pose.  » Son éducation, dont ses parents ne prennent guère soin, se fait dans les salons pari-siens, et par la lecture des œuvres dont on parle, tel ce Notre-Dame de Paris contre lequel on la met en garde  : «  Monsieur Hugo va vous dévoyer. »  À l’époque, Fanny Trollope, la mère du romancier, qui séjournait également à Paris, indignée par la puissance écrasante de Hugo, s’étonnait qu’on pût admirer ses « extravagances hideuses », et qu’on osât le désigner comme « un second Shakespeare ».

Mais la jeune Gertrude le vénère. Elle a dix-huit ans quand la mère d’une amie consent à l’amener en visite place Royale, l’actuelle place des Vosges. Elle enchaîne après cette visite sa ren-contre avec les Flaubert à Trouville « dans les années qui suivirent », en fait cinq ans plus tard.

Gustave « partageait avec son ami Victor Hugo la même mauvaise volonté à apprendre notre langue ». Faux en ce qui concerne Flaubert, qui

« laboure » quotidiennement son Shakespeare et prend des leçons d’anglais afin de le lire dans le texte. C’est au retour de Trouville qu’a lieu sa deuxième rencontre avec Hugo, la première pour Gustave, venu étudier le droit à Paris, chez le sculpteur Pradier. Le récit de ces premières en-trevues évoque un homme admiré et très conscient de sa supériorité, courtois mais d’une parfaite indifférence envers la petite Anglaise qui se sent insignifiante devant lui. La flirtation devra attendre Guernesey.

Ce n’est que vingt ans après, pendant l’exil des Hugo à Hauteville House, que Gertrude les fré-quente régulièrement. Autres scènes improbables, estime Hovasse, celle où Hugo lui agite sous le nez des feuilles manuscrites comme un représen-tant de commerce de lui-même, et celle où Kesler va chercher des dessins du maître chez Juliette Drouet pour les lui montrer.  De même, Hovasse met en doute l’incendie du cottage de Trouville où Flaubert aurait arraché aux flammes Henriette, la sœur de Gertrude, ou les lectures et discussions sur la plage des œuvres de Hugo. Le postfacier devance les critiques les plus sévères qu’on pour-rait formuler à l’encontre de ce « curieux patch-work de choses vues, de choses lues, et de choses entendues ». Comme il le note, c’est à propos des personnages secondaires, moins connus, moins racontés, que Gertrude fait le mieux preuve de talent et d’originalité. Elle est sensible au décor étouffant des maisons de Hugo, diagnostique la maladie de la jeune Adèle, la mélancolie de sa

L’ANGLAISE ET LES DEUX GÉNIES

mère. Non sans finesse, avec ses préjugés bien assis, elle devine les contradictions de l’humble disciple Kesler, républicain acharné dont les ac-tions généreuses, le noble cœur, démentent les paroles : « Son amour de Paris et de la vie pari-sienne transformait son exil en une longue péni-tence. » Un peu plus loin, choquée par l’enthou-siasme de Kesler pour Mme de Pompadour, elle note que ni lui, ni Hugo, ni son fils ne tiennent les femmes en très haute estime morale : « Ils ne recherchaient pas chez elles la noblesse de na-ture ou d’intelligence, et ne s’attendaient pas à trouver ces qualités chez une femme. »

Gertrude Tennant apparaît elle-même comme un tissu de contradictions, tiraillée dès l’enfance entre la France qu’elle affectionne et des parents qui n’ont que mépris pour ce pays où ils vivent pendant vingt ans, entre l’attirance qu’elle éprouve pour la littérature, ou du moins les écri-vains, et les freins de son éducation anglicane.

L’admiration durable qu’elle professe pour l’œuvre de Hugo se reflète dans les noms donnés aux poupées de ses filles, Fantine et Cosette, mais s’accorde mal avec ses principes moraux. Entre deux éloges, son témoignage est parsemé de touches d’ironie et de critiques sur le mode de vie qu’il impose à sa famille. Elle déplore ses liai-sons, en particulier sa relation avec Juliette Drouet, « qui jeta bien évidemment une ombre épaisse sur la vie de Madame Victor Hugo » dont elle n’évoque jamais la relation amoureuse avec Sainte-Beuve, qui devait pourtant la choquer en-core plus profondément. Sa sympathie confine au féminisme quand elle s’étend à la fabricante de fleurs artificielles, dont le mari, encouragé dans ses idées républicaines par Hugo, a décidé de se poser en martyr : « Mais les vrais martyrs, c’était sa femme et ses enfants ! Elle les faisait vivre, lui et leurs quatre enfants, de son travail infatigable, tandis que lui dissertait sur les Droits de nouvelle fois, reconnus piteusement que le spec-tacle d’un parapluie gouttant autour de Victor Hugo eût été inconvenant, qu’il était bien plus poétique d’être trempé comme une soupe ».

Il en va tout autrement avec Flaubert. À Trouville où la famille Collier vient en vacances, Gertrude et sa sœur Henriette se lient d’amitié avec

Caro-line, puis avec son frère Gustave. Chez eux comme chez les Hugo, la mélancolie de la mère semble contaminer les enfants. Un fossé sépare leurs mentalités, « fossé qui relevait peut-être davantage de la métaphysique que de la religion.

Ils semblaient tous vivre sans espoir, sans vision de l’éternité ». Des liens amicaux et amoureux se nouent entre les quatre jeunes gens, dont les rela-tions se poursuivront lors du retour des Collier à Paris, puis, entre de longues périodes de silence, par des échanges de lettres tour à tour avec Hen-riette et Gertrude, qui sont alors brouillées pour une affaire d’héritage, jusqu’à la mort de Flau-bert. « Mi-Arnolphe mi-Alceste », dixit Hovasse, il entretient des relations sentimentales avec l’une et l’autre, et prend la fuite quand il se sent mena-cé de mariage par le sourire « composé d’indul-gence bénigne et de canaillerie supérieure » de leur mère. Il n’est plus gai, écrit-il à Henriette, mais il aimerait reprendre leurs causeries, lui ra-conter l’Orient, six ans d’absence n’ont pas en-tamé ses sentiments. « Mon amitié à moi res-semble au chameau, Une fois en mouvement il n’y a plus moyen de l’arrêter. »

Tout en vouant un culte au génie de Hugo, Ger-trude Tennant parle très peu de ce qu’elle appré-cie dans ses œuvres, et encore moins chez d’autres auteurs. La première fois qu’elle émet un jugement critique détaillé sur un roman, c’est à la lecture de Madame Bovary. Son cousin Hamilton Aïdé a déjà prévenu avec tact l’écrivain qu’une traduction serait « si difficile, comme (vous le savez) nos mœurs anglaises sont plus que ro-maines dans leur sévérité… pour des romans ! ».

Gertrude, elle, n’y va pas par quatre chemins. La lettre qu’elle adresse à Flaubert en remerciement de son exemplaire dédicacé est un morceau d’an-thologie. Elle a lu seulement « un peu » de sa Madame Bovary, car à mesure qu’elle y plongeait par-ci, par-là, elle se sentait suffoquer. Comment, avec son admiration pour tout ce qui est beau, a-t-il pu écrire « quelque chose de si hideux, que ce livre » ? Le talent qu’il y a mis le rend double-ment détestable. On croirait entendre le réquisi-toire du procureur : « À quoi bon faire des révéla-tions de tout ce qui est mesquin, et misérable ; personne n’a pu lire ce livre sans se sentir plus malheureux et plus mauvais. » Aucun doute ne l’effleure, il comprendra un jour qu’elle a raison.

Elle conclut en lui citant pour modèle un poème de Bailey sur le devoir des grands esprits de trai-ter des thèmes nobles comme un levier pour éle-ver la masse des esprits autour d’eux et d’aban-donner « ce qui est bas et méprisable, fruit du

L’ANGLAISE ET LES DEUX GÉNIES

vice et de l’éphémère », l’expression la plus dé-veloppée de ses propres théories littéraires.

Flaubert ne lui en tient pas rigueur, et continue à lui envoyer ses livres avec des dédicaces affec-tueuses. « Je vous nomme “ma jeunesse” », lui écrit-il encore vingt ans plus tard. Il lui parle de son Bouvard et Pécuchet en chantier, où il compte faire « une revue de toutes les idées mo-dernes ». Dans quelle catégorie de lecteurs il la situe, on se le demande : « Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le vi-comte seront dupés, mais j’écris à l’intention de quelques raffinés.  » C’est à lui qu’on doit quelques-uns des passages les plus incisifs de Mes souvenirs, par exemple ce diagnostic d’une

étonnante actualité, écrit quelques jours après le coup d’État de 1851 : « L’ennui qui nous ronge en France, c’est un ennui aigre, un ennui vinai-gré qui vous prend aux mâchoires. – Nous vivons tous maintenant dans un état de rage contenue qui finit par nous rendre un peu fous. – Aux mi-sères individuelles vient se joindre la misère pu-blique. Il faudrait être de bronze pour garder sa sérénité. »

1. Voir le recueil d’actes Juliette Drouet épisto-lière, dir. Florence Naugrette et Françoise Simonet-Tenant, Eurédit, 2019, et le site où l’équipe de Florence Naugrette édite les 22 000 lettres de son journal épistolaire.

Gertrude Tennant prise en photo par sa fille Eveleen Tennant Myers © D.R.

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 99-102)