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par Marie Étienne

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 28-31)

ESQUIF POÉSIE (4)

Pierre-Marc de Biasi, qui dirigea l’ITEM, s’inter-roge sur l’histoire et le sens du geste conserva-toire, qui nécessite selon lui des qualités à la fois scientifiques, « hypothético-déductives » et artis-tiques, « oniriques et fictionnelles »  ; Daniel Bougnoux, responsable des romans d’Aragon dans la Pléiade, relate « le roman de la genèse du roman  »  ; Renate Lance-Otterbein raconte comment elle s’attela à l’énorme tâche de recen-sion et de classement du fonds Aragon-Elsa Trio-let  ; Suzanne Ravis-Françon étudie les Apo-cryphes du Fou d’Elsa ; Maryse Vassevière s’at-tache à décrire le passage de la poésie au roman et, avec Jacques Vassevière, le passage de l’écri-ture sur papier à l’écril’écri-ture en images sur les murs de la rue de Varenne. Quant aux conservateurs de la BnF, Marie-Odile Germain et Olivier Wagner, ils reviennent sur la constitution du fonds qui leur a été confié.

Ajoutons quelques mots à propos de deux com-munications particulièrement intéressantes. La première concerne la question des incipit, analy-sés par Luc Vigier. On y voit d’abord Aragon faire grossir le contenu initial d’un texte par dé-coupages, collages et notes de bas de page ; puis se transformer, par le soin qu’il apporte aux cor-rections, par sa connaissance de l’art éditorial, en maquettiste et en typographe. Luc Vigier établit des rapprochements entre la technique de l’inci-pit, à travers laquelle « c’est la question de l’in-achèvement qui se pose », et celle de La mise à mort, « où la parenthèse, le détour, l’insertion, l’ajout géant sont monnaie courante » et où les nombreux clones que s’invente Aragon pour-raient trouver des analogues dans le dernier Gon-court.

La seconde intervention, de Maryse et Jacques Vassevière, se focalise sur un aspect inattendu de l’art aragonien : le mur image ou le mur page, ou encore le mur qui murmure, « matériau génétique d’un genre nouveau  », minutieusement décrit, indissolublement lié à la mort d’Elsa, aux pertes de mémoire d’Aragon vieillissant, et contempo-rain de l’écriture de Théâtre/Roman, « dernier acte d’une aventure poétique ».

Pour conclure avec Pierre-Marc de Biasi, il ne s’agit pas de faire du chercheur un concurrent du créateur, de substituer la recherche, même élevée au rang des beaux-arts, à l’œuvre, ici, de

Dans son essai sur Aragon, Alain Badiou désigne trois repères importants « qui organisent le sujet-Aragon comme poète  », et qui correspondent chaque fois à un engagement passionné : de na-ture politique (le Parti communiste), amoureux (la relation avec Elsa), artistique (la pratique de la poésie). Pour Aragon, comme pour Badiou, le poète est « doué d’un sens inconnu venir à se renier ? Comment admettre que ce vers quoi on aspirait intensément était mensonge ou illusion sans éprouver pour soi le plus profond mépris et sans désespérer ?

Alain Badiou, comme Aragon, s’est engagé poli-tiquement (il a été l’un des dirigeants du maoïsme français et, en 1979, au moment de la guerre entre le Cambodge et le Vietnam, il a pris le parti des Khmers rouges et de Pol Pot), a ad-mis des erreurs mais continue à défendre une cer-taine idée du communisme, qui aurait été, à ses yeux, « avili et prostitué ». Badiou voit en Ara-gon un frère déçu par l’activisme politique  :

« Nul doute que la fonction de demeure lumi-neuse du PCF n’ait, dans la pensée d’Aragon, subi une épreuve redoutable » ; et un homme ca-pable de « négocier avec les circonstances, éviter la posture misérable du renégat », grâce à la poé-sie qui lui permet de persévérer dans ses choix initiaux et lui fait écrire, peu avant sa mort :

« Et l’on cherche la lumière Quand c’est à peine le Matin ».

Pourtant les positions d’Aragon paraissent plus complexes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire son récit de la mort de Gorki dans La mise à mort, de penser à l’intérêt qu’il manifestait, avec An-toine Vitez, à l’égard de poètes comme Maïakovs-ki et Semion Kirsanov, dont le poème « La maison vide » est une fable sur la désespérance politique.

Parce qu’il tente de faire « tenir ensemble la fidé-lité, le renoncement et la promesse, ou encore la

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victoire et l’inévitable recommencement », cet Essai sur Aragon d’Alain Badiou nous permet d’entrevoir un autre personnage derrière le mili-tant radical, le polémiste virulent, le philosophe

et le dramaturge – celui d’un homme qui s’éver-tue à ne pas dénoncer son passé, à ne pas y re-noncer grâce à l’amour de l’art et, là encore comme Aragon, grâce à l’amour de l’amour.

« Les Incipit », feuillet 19. © Paris, BnF, avec l’aimable autorisation de Jean Ristat

Boualem Sansal

Abraham ou la cinquième Alliance Gallimard, 284 p., 21 €

Et si Abraham revenait pour fonder une nouvelle Alliance ? C’est à lui que Dieu avait dit : « Quitte ton pays, ta parenté, et la maison de ton père, et va dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai ». Au début du XXe siècle, un clan arabe, habitant Ur, se sent appelé par Dieu. L’un de ses membres, Brahim, appelé Abram, va devenir la réincarnation de l’antique prophète, et refaire pendant une tren-taine d’années le parcours de son prédécesseur.

Abraham ou la cinquième Alliance s’ouvre sur un meeting politique que mène le père d’Abram, dans l’ancienne Ur chaldéenne devenue une mo-deste bourgade. Il brosse « un tableau apocalyp-tique » de l’avenir de l’Empire ottoman. Il pré-vient également contre les agissements du colo-nialisme anglais et français car le dépeçage est effectivement programmé par les accords Sykes-Picot. Abram, bien que jeune, est fort lucide :

« La fringante Europe venait s’installer dans notre Orient vermoulu et le refaire à neuf ». C’est donc toute l’histoire de la région que la tribu no-made va affronter dans son quotidien tout en s’in-terrogeant sur ce que peut être le nouveau message que Dieu veut adresser aux hommes à travers elle.

Terah, le père, est convaincu que son fils est la réincarnation d’Abraham. Ce nouvel avatar, tou-tefois, est sans illusion. S’il n’ignore pas la soif de pétrole des Européens, il évoque un Moyen-Orient « dangereusement fascinant » et « diabo-liquement retors ». Jérusalem et la Mecque lui inspirent un jugement mitigé : « On distinguait mal le vrai du faux, après des siècles d’incuba-tion, la foi humble et douce, la bigoterie, le mar-chandage oblique, l’avarice et la folie avaient

fait jonction ». On devine aisément quel message Boualem Sansal cherche à faire passer lorsque cette nouvelle figure du prophète soutient : « Il en était ainsi, l’amour de Dieu voulait la haine de l’homme et la division du monde ».

Terah est consterné lorsqu’il voit son fils bâiller d’ennui, à Hébron, devant les tombeaux des pa-triarches. Abram n’est pas convaincu de la réalité de sa mission et ne ressent rien devant la sépulture d’« Ibrahim ». Loin d’être un illuminé, il redoute la potence pour usurpation de sainteté mais se ras-sure en songeant qu’Abraham est mort de vieillesse ! Il se demande également si Dieu est toujours le même et si les connaissances touchant la protohistoire sont bien fondées, « les scribes malins » n’hésitant pas à « inventer des récits du commencement antidatés ». Dieu ne serait peut-être qu’un alibi pour faire d’un fou un prophète…

Et d’abord, pourquoi refaire ce qui a déjà été fait ? Il se convainc toutefois que « la Révélation est un phénomène itératif » et que « c’était à notre tour de l’actualiser ». À moins qu’une révélation iden-tique dans un monde qui a changé ne soit reçue différemment… Devant obéir à la prédestination, la tribu délaisse l’islam pour retrouver «  l’inno-cence génésiaque » et contracter une nouvelle Al-liance avec Dieu. La cinquième, comme l’indique le titre, après Abraham, Moïse, Jésus et Mahomet.

Abram en vient donc à se considérer comme juif, chrétien et musulman tout à la fois, à la tête d’un clan devenu de plus en plus cosmopolite.

Sansal se plaît à énumérer la multitude de peuples anciens, aux religions diverses, qui se sont succédé dans la région puis se sont effacés, ne laissant que quelques traces. Alors, pourquoi tant d’intolérance ? Abram remarque que le trajet de son prédécesseur le conduit de ruines en ruines, témoignages des guerres mais aussi ves-tiges du temps. Comment expliquer aussi cette indifférence au passé lorsqu’on traverse Ur, Ba-bylone, Palmyre, Sichem ?

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 28-31)