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par Marc Lebiez

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 25-28)

CÉLÉBRATION DE L’INTÉRESSANT

important de l’écrire, ce qui rend si poignantes ces pages douloureuses. Elles éclairent aussi celles où le grand historien raconte que ses choix ont toujours été dictés par ce qui lui paraissait

« intéressant », litote d’un passionné.

L’intensité de ses amitiés donne une couleur par-ticulière aux ouvrages que Veyne a consacrés à Michel Foucault et à René Char. Sous le joli titre Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, il nous est aussi raconté que, comme beaucoup d’intel-lectuels de sa génération, Paul Veyne aura eu sa carte du Parti communiste jusqu’à Budapest (1956). Et aussi, ce qui était moins courant, qu’il fit partie des réseaux de « porteurs de valise » au service du FLN pendant la guerre d’Algérie. Le plus éclairant sur son parcours intellectuel est d’apprendre que ce futur historien envisagea d’abord de préparer l’agrégation de philosophie et qu’il n’en fut dissuadé que par la banalité d’un tel projet du temps de « Sartre et Camus ». Ce n’est pas non plus vers l’agrégation d’histoire que s’est dirigé ce passionné d’archéologie, mais vers celle de grammaire. Autant dire que c’est l’objet d’étude qui lui importait, plus que la dis-cipline universitaire propre à l’aborder. Voie phi-losophique, voie linguistique, voie historique – qu’importe pourvu que ce soit vers l’antiquité gréco-romaine !

Voici donc éclairé d’un jour personnel le choix des normes théoriques explicitées dans la Leçon inaugurale. Cet historien y fait la part belle à l’exigence de conceptualiser. « Matériellement, déclare-t-il, l’histoire s’écrit avec des faits ; for-mellement, avec une problématique et des concepts ». Il cite sur le mode du « programme » Raymond Aron parlant de « flirter avec la philo-sophie ». Néanmoins, cet antiquisant se distingue de la démarche philosophique en ce qu’il prône une « attitude scientifique » de l’historien, qui soit « à la fois explicative et individualisante ».

Les deux autres livres recueillis dans ce volume illustrent la force et la faiblesse de cette méthode.

L’un, celui sur Palmyre, paru en 2015, est une parfaite réussite ; l’autre, consacré à la christiani-sation du monde antique, est plus discutable.

Dans les deux cas, Paul Veyne cherche à rendre compte à la fois d’une situation globale et d’une individualité qui peut être « la cité de Palmyre » ou « l’Empire romain au début du IVe siècle ».

On voit aisément ce qui rendait « intéressante » la situation de Palmyre quand les islamistes se

sont fait gloire de la détruire pour le seul plaisir de choquer les méchants Occidentaux. Paul Veyne a partagé notre émotion, ce qui lui a inspi-ré un livre magnifique – qui d’ailleurs ne s’at-tarde guère sur la douleur de cette perte. C’est la brève grandeur de Palmyre qu’il lui importe d’évoquer.

Il est presque inéluctable qu’un historien de Rome s’interroge sur la « révolution » qui a porté le christianisme au pouvoir et transformé le des-tin de l’Empire et le nôtre. Paul Veyne entreprend de montrer que tout était suspendu à la décision de Constantin, dont il ne doute pas qu’il ait été profondément imprégné par sa foi chrétienne. Loin d’être choquante, la comparaison que notre histo-rien fait avec Lénine et Trotski est éclairante. Il est admis que ces derniers étaient convaincus d’avoir réalisé une révolution qui bouleverserait le destin de l’humanité, et il n’est pas aventuré d’attribuer le même genre de pensée à Constantin. L’un et les autres étaient sans doute « convaincus d’une ratio-nalité du sens de l’histoire » ; une telle lecture est en tout cas plus satisfaisante que celles qu’inspire une vision vaguement complotiste. Faut-il pour autant faire de cet empereur un éloge aussi peu nuancé ? Vaut-il la peine de rompre des lances contre une notion de « l’idéologie » tellement cari-caturée que l’on doute qu’elle ait jamais pu être défendue ainsi ? On peut aussi s’étonner de l’in-sistance d’un historien – qui de plus se présente lui-même comme incroyant – à ne parler du chris-tianisme que sur le mode de la « vraie » religion, de la « vraie » foi, sans la moindre ébauche de sourire. Même au Vatican, on n’ose plus guère ce vocabulaire dogmatique.

Le gros problème est ailleurs : dans la portée de cette affirmation que «  la christianisation du monde fut une révolution qui eut pour déclen-cheur un individu, Constantin ». Sauf à donner au mot « déclencheur » une valeur excessivement faible, son emploi ici revient à dénier toute im-portance à un mouvement intellectuel dont Paul Veyne ne peut ignorer qu’il fut, aux IIIe et IVe siècles, très vivace et fécond. Pour prolonger sa comparaison avec la révolution d’Octobre, ce qu’il dit de Constantin revient à imaginer un Lé-nine qui n’aurait été précédé d’aucun Marx.

Comment, en outre, tenir pour morte une pensée antique qui faisait plus que se survivre ? Il est au reste aventureux de voir en sa nouveauté un puis-sant motif d’adhésion au christianisme  : dans cette société profondément traditionaliste, toute nouveauté était a priori perçue négativement et il fallut beaucoup d’efforts intellectuels aux

CÉLÉBRATION DE L’INTÉRESSANT

propagandistes du christianisme (le mot «  propa-gande » a été forgé par l’Église au début du XVIIe siècle, quand Grégoire XV a créé la Sacra congregatio de propaganda fide) pour inverser cette valeur et faire admettre que le nouveau était en tant que tel meilleur que l’ancien.

Le désaccord de fond avec un livre comme Quand notre monde est devenu chrétien (2007) ne signifie pas qu’on le jugerait négligeable, mal-gré ses aspects un peu simplificateurs dus peut-être à une volonté de vulgarisation. Celle-ci n’a rien de méprisable quand elle est assumée comme telle, à la manière de la longue introduc-tion au volume Sénèque de la collecintroduc-tion « Bou-quins », ici reprise.

De quoi parle-t-on ? Des travaux de Paul Veyne, de sa personnalité attachante, de ses apports à la compréhension de l’Antiquité, de l’importance qu’eurent ses interventions dans le champ intel-lectuel – ou bien de ce volume composé pour les deux tiers de pièces détachées ? La question est alors d’évaluer la mesure dans laquelle un recueil ainsi conçu est à même de donner une bonne idée de la personnalité intellectuelle de ce maître re-connu – « bonne » signifiant ici à la foi « exacte » et « favorable ».

La couverture de ce volume est illustrée par la pompéienne Fresque de Pan et des nymphes aux couleurs chaudes ; il fut un temps envisagé que ce soit la Fresque du plongeur, plutôt bleutée. Ce sont bien là deux images du même Paul Veyne.

Alain Badiou

Radar poésie. Essai sur Aragon Gallimard, 70 p., 9 €

Genesis n° 50, « Aragon »

Textes réunis et présentés par Luc Vigier Sorbonne Université Presses, 208 p., 33 €

L’écrivain Aragon est un morceau de choix pour amateurs de manuscrits, comme en témoigne le numéro de Genesis. Non seulement parce qu’il a beaucoup écrit, beaucoup gardé, transmis les

« hors champs » de son œuvre, mais aussi parce que ces derniers ont fait œuvre à leur tour.

Rappelons tout d’abord que c’est Victor Hugo qui a donné une légitimité au brouillon et à la rature, lorsqu’il légua, quatre ans avant d’être inhumé au Panthéon, l’ensemble de ses archives à la nation.

Ce qui donna naissance à l’actuel département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale.

Un siècle après Victor Hugo, six ans avant de disparaître, Aragon lègue à son tour « les papiers de ma vie mentale », et cette fois, non pas à la BN, mais au CNRS, de manière que les cher-cheurs à venir ne se contentent pas de les légiti-mer « comme trésors patrimoniaux dignes de vénération mais comme objets scientifiques appe-lant un dispositif de recherche et d’analyse cri-tique » (Pierre-Marc de Biasi). La critique géné-tique, qui naît à ce moment-là, va prendre son essor grâce à la création de postes de chercheurs et d’un laboratoire.

Louis Aragon avait lui-même donné le branle en publiant en 1969 un texte énigmatique, Je n’ai jamais appris à écrire ou Les incipit, aux éditions Skira à Genève, qui contient la célèbre phrase :

« Comprenez-moi bien, ce n’est pas manière de dire, métaphore ou comparaison, je n’ai jamais écrit mes romans, je les ai lus ». Et dans un autre texte, datant de 1937, « Un roman commence sous vos yeux », Aragon « explore avec distance cette magie apparente du surgissement narratif », comme l’écrit Luc Vigier dans sa présentation.

La revue est belle, qualité du papier, variété et profondeur des analyses, attrait des images, on ne peut que s’en émerveiller. Elle donne aux cher-cheurs l’occasion d’«  une remontée policière dans les secrets de l’œuvre, inconnus parfois de l’auteur » (Luc Vigier) et permet au lecteur d’en-trer dans les coulisses de l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes), le laboratoire du CNRS qui travaille entre autres sur Aragon et dut, avant toute chose, se livrer à un gigantesque inventaire : 110 000 pièces manuscrites, 10 000 correspondances, articles, émissions de radio et de télévision, carnets de dessins offerts à Jean Ristat, cartes postales, images, lettres, documents exposés sur les murs de la rue de Varenne…

L’attention du lecteur va des photographies des manuscrits aux textes des « prolongateurs », ceux grâce auxquels nous est rendue possible une telle circulation, dans le temps et aussi dans l’espace, puisque, comme le rappelle Jean Ristat, Aragon travaillait aussi beaucoup en étalant sur des tables et dans des pièces différentes les éléments qu’il s’apprêtait à rassembler et à monter, pièces de puzzle, éléments de cut-up, tableaux mémoriels…

Les hors champs d’Aragon

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 25-28)