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par Steven Sampson

Dans le document Les 120 mondes vacillants de Philip K. Dick (Page 78-81)

TROIS SIÈCLES D’AMÉRICANISATION

États-Unis se fonde sur la volonté de créer une

« communauté illimitée, étendue à l’échelle de la planète », c’est-à-dire de « rendre le monde états-unien » en se dispensant d’une conquête territo-riale, pour étendre son empire à travers l’inclu-sion de tous les pays « dans une épopée nationale à l’expansion sans fin ».

« préemption par les États-Unis de l’idée de mo-dernité », leur permettant d’apparaître comme

« la principale voie d’accès » à celle-ci.

Aujourd’hui, à l’aune de la révolution numérique, c’est cette dernière étape qui paraît la plus perti-nente. Tournès indique la provenance du terme « mo-dernité », formalisé par Baudelaire. Il se sépare de Baudrillard, pour qui l’histoire des États-Unis se confond avec celle de la modernité ; il insiste sur l’apparition inégale et parfois tardive de la modernité aux États-Unis, ainsi que sur le rôle joué dans la diffusion de ce mythe par les intel-lectuels et les hommes politiques, lesquels se sont appuyés sur des phénomènes historiques comme le taylorisme ou le fordisme, la Première Guerre mondiale et le plan Marshall.

Pour Ludovic Tournès, assimiler la modernité à l’Amérique est une illusion qui commence à s’écrouler dans les années 1970, pour être rem-placée par une autre équivalence : américanisa-tion = globalisaaméricanisa-tion, équaaméricanisa-tion qui atteindra son apogée dans les années 1990. La réussite de ces fausses idées serait due à la remarquable machine de propagande américaine : « Les États-Unis ont produit au cours des deux derniers siècles un arsenal discursif mutant destiné à légitimer aux yeux du monde l’idée selon laquelle le pays pos-sède un régime parfait potentiellement reproduc-tible dans le reste du monde. » Heureusement – l’historien laisse deviner sa réticence à l’égard de cette ambition –, les Américains auraient échoué, de façon de plus en plus évidente : « Le projet d’une communauté illimitée formulé au XIXe siècle et partiellement réalisé au XXe s’est fracas-sé en moins d’une décennie après la chute du mur de Berlin, contre les réalités internationales. » Ah bon ? En a-t-on informé Mark Zuckerberg ? La chute du mur de Berlin est-elle la fin de

l’améri-canisation ? Il nous semble que l’historien fait un contresens monumental  : c’est précisément la mort du communisme qui a marqué la victoire absolue de l’Amérique. One World.

On constate ici les limites de certaines sciences humaines, qui ont tendance à se focaliser sur les écrits et les déclarations d’essayistes, d’universi-taires et de politiciens, à analyser des chiffres de production et des tendances macroéconomiques, au lieu de regarder ce qui se passe dans la rue. De voir ce qui s’affiche sur les écrans. D’écouter les conversations. Pourtant, cela devrait être facile pour Ludovic Tournès : spécialiste du jazz (et amoureux de l’Amérique ?), il parle sans doute bien l’anglais, il comprendrait les conversations parisiennes, souvent en américain ou en franglais.

Il saurait déchiffrer l’offre promotionnelle en-voyée par courriel par une boutique locale juste avant la réouverture des commerces : « Must Have du Black Friday ». Dans quelle langue a-t-elle été écrite ?

La question linguistique – négligée par Tournès, et pour cause ! – est essentielle :  aujourd’hui, on communique en « anglais » (par refoulement, on nie l’américanité de cet idiome, de même qu’on dit « globalisation » pour désigner l’imitation servile d’un mode de vie new-yorkais ou califor-nien). Il y a un an encore, on m’envoyait des SMS débutant par « Bonjour Steven », alors que maintenant c’est uniquement « Hello Steven ».

Comme on dit partout, « God is in the details ».

Peu importe si le consommateur délaisse l’iPhone en faveur du Samsung, son âme ne deviendra pas coréenne. La révolution, pour faire écho aux gé-néraux de la guerre du Vietnam, se passe dans les esprits et dans les cœurs. En 1919, après son retour de l’Union soviétique, le journaliste Lincoln Stef-fens a dit : « J’ai voyagé dans le futur, et ça fonc-tionne. » C’est un autre futur, aussi implacable, que j’ai lu sur ce visage américanisé à Tunis.

Cet avenir, à quoi ressemble-t-il ? À un film de Disney ou de Spielberg ? Contrairement à la mé-canique complotiste décrite par Tournès, les stu-dios reçoivent rarement des consignes du gou-vernement. L’esthétique philistine, sentimentale et désérotisée de Disney fut créée à Kansas City,

TROIS SIÈCLES D’AMÉRICANISATION

lorsque Walt était un inconnu. Elle ne consiste pas à romancer la conquête de l’Ouest – obses-sion d’intellectuels parisiens – mais à infantiliser le monde. L’Amérique, c’est le pays de l’indiffé-renciation sexuelle (y a-t-il une activité moins érotique que le sport, thème majeur quasiment ignoré ici ?), de l’enfant roi (pensez à Trump), de la déstructuration systémique. L’Amérique, c’est l’aplatissement érigé en principe, l’abolition de tout mystère et de toute hiérarchie, le culte de la familiarité et des surnoms (« Jimmy » Carter,

« Bill » Clinton, « Joe » Biden), afin de faciliter la triomphe du capital.

L’ethos américain est né bien avant 1776, de ce côté de l’Atlantique, en amont de la « rupture » considé-rée comme décisive par Tournès, transplanté à tra-vers l’Atlantique par les puritains. Expliquer sa spé-cificité par le rapport de l’homo americanus à la terre renvoie étrangement à Buffon : c’est une inter-prétation bien française, reflet de l’idéologie hexa-gonale, voire une projection. Bref, l’américanisa-tion, c’est une épopée européenne.

En Crimée © Jean-Luc Bertini

John Nathan Mishima

Trad. de l’anglais par Tanguy Kenec’hdu Nouvelle édition de l’ouvrage paru en 1980 sous le titre La vie de Mishima

Préface de l’auteur

Gallimard, coll. « NRF Biographies » 352 p., 23 €

La mort de Mishima est survenue le 25 novembre 1975, à la suite du son seppuku qu’il avait prépa-ré plusieurs années auparavant. Sa mort a choqué le monde littéraire japonais, et l’onde de ce choc a ensuite affecté le monde entier. Quatre ans après, deux biographies de l’écrivain ont paru dans le monde occidental, l’une rédigée par le journaliste anglais Henry Scott-Stokes, The Life and Death of Yukio Mishima, l’autre par John Nathan, Mishima : A Biography. Ce dernier est aussi le traducteur de The Sailor Who Fell from Grace with the Sea (1965, en français Le marin rejeté par la mer, traduit du japonais par Gaston Renondeau en 1968). C’est à partir de cette tra-duction que John Nathan est devenu un proche de Mishima, et c’est aussi à cause d’un problème de traduction que leur relation s’est rompue.

Cette anecdote racontée par John Nathan dé-montre à quel point l’écrivain accordait de l’im-portance à sa traduction en anglais, et nous rap-pelle l’énigme qui tourne autour de la publication de ses œuvres en France : Mishima a voulu que, après sa mort, tous ses ouvrages qui seraient pu-bliés à l’étranger soient traduits à partir de leur traduction anglaise. En effet, après 1970, tous ses livres publiés en français sont des «  traductions-relais », qui passent d’abord par l’anglais. Les éditions Gallimard n’ont jamais donné aucune

explication sur ce point, à part une vague indica-tion dans l’avant-propos de Neige du printemps.

Curieusement, depuis 1989, l’éditeur français a recommencé à faire traduire ses œuvres à partir de l’original japonais, sans fournir non plus la moindre explication de ce changement.

Conscient de l’importance de sa réception à l’étranger, Mishima a accordé une grande atten-tion à la traducatten-tion de ses œuvres. Comme pour la plupart des écrivains japonais, comme Tanizaki Jun’ichirô et Kawabata Yasunari, c’est avec la traduction anglaise, et plus précisément améri-caine, que son œuvre a d’abord été connue dans le monde occidental. Ainsi, nous pouvons lire dans les journaux de voyage de Mishima les ef-forts qu’il a fournis pour que ses pièces de Nô puissent être montrées aux États-Unis. Dans sa biographie, John Nathan révèle encore d’autres épisodes concernant les éditions de ses œuvres aux États-Unis, y compris sa rencontre et sa rup-ture avec celui-ci.

Tout est raconté d’un ton franc et familier. En 1964, en traduisant Le marin rejeté par la mer, John Nathan fait la connaissance de Mishima.

Apparemment, cette traduction a eu un succès remarquable. Quand l’écrivain est venu à Paris en 1965 pour promouvoir Après le banquet, traduit du japonais par Gaston Renondeau, Dominique Aury, qui traduira plus tard de l’anglais un recueil de nouvelles (La mort en été, 1983), lui a dit l’admiration qu’elle portait à la traduction de John Nathan. Espérant remporter le Prix Nobel de littérature, Mishima a proposé à John Nathan d’être son traducteur particulier. Ce que John Na-than accepte d’abord, avant de traduire les œuvres d’Ôe Kenzaburo — que Mishima consi-dérait comme son rival. Nathan et Mishima se sont alors brouillés. Pour John Nathan, l’écriture

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