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par Vincent Pauval

Dans le document Communautés transatlantiques (Page 71-74)

ENZENSBERGER, POÈTE

substance poétique inhérente aux mots pris pour eux-mêmes, dans toute l’évidence de leur simpli-cité, comme il en fait la démonstration dans l’un de ses plus beaux textes,  « Acrobates chinois » :

« Lancer un mot en l’air le mot lourd

est tâche légère

Tracer à l’encre un signe dans l’air le signe impossible

n’est pas impossible »

Sans faire tous les chichis d’un Mallarmé (« Je dis  : une fleur…  »), Enzensberger préfère d’abord appeler un chat un chat, souvenir dérivé du matérialisme brechtien, dont on retrouve chez lui certaines traces. Et de louer l’économie radi-cale de la poésie face au brouhaha de la réalité : ses vers en reprennent le langage qu’ils assi-milent par dialogisme, histoire d’en révéler les ficelles pour mieux le transformer et nous laisser entrevoir un instant, comme par prestidigitation, la vraie nature des choses. Conscient de ne rien inventer, Enzensberger compose donc volontiers à partir d’images préfabriquées, de métaphores toutes faites, de tournures préexistantes, recyclant les éléments de discours, leur rhétorique éculée, leur phraséologie usée jusqu’à la corde, ainsi que les jargons scientifique, bureaucratique, média-tique, etc., qu’il expose, détourne, varie et agite de façon à les dégager du moule des conventions, des présupposés moraux, à dénoncer leurs impli-cations idéologiques. Le résultat est loin d’être triste, quand on lit par exemple :

« Non je n’arrive pas à la cheville de mon œuf coque du matin.

Il est parfait. »

Citons également ce poème intitulé « Une journée noire », où l’humour noir et la causticité viennent renchérir sur la mise en parallèle loufoque d’atro-cités quotidiennes plus ou moins dramatiques et sans rapport apparent :

« Il y a des jeudis où même le boucher le plus adroit se coupe un doigt.

Tous les trains ont du retard parce que les candidats au suicide ne se contrôlent plus.

L’ordinateur central du Pentagone est depuis longtemps tombé en rade, et dans les piscines tous les efforts de réanimation arrivent trop tard. »

Ou encore, à propos d’événements scientifiques, dont le persiflage, l’approche caricaturale ali-mente subtilement la satire :

« « Cet été j’ai trouvé quelque chose de complètement inutile »,

sans prix Nobel et sans l’aide de personne.

Heureux celui qui peut dire cela de soi.

Entourée de légende comme jadis la licorne, telle est la créature qui porte leur nom : le boson de Higgs, car elle s’appelle ainsi.

Une particule divine, disent les railleurs. »

Cette allégresse glorificatrice, tout en raccourcis, calquée sur l’extravagance imbécile des médias de masse, succède à une présentation bouffonne des deux savants en question. En cela, Enzens-berger se montre doué d’un sens redoutable pour le comique du réel qu’il fait ressortir par sa verve ludique. Dans le même temps, c’est le cosmos tout entier, depuis ses origines, que l’on trouve résumé en ces quelques strophes nonchalantes sous la question-titre « Pourquoi quelque chose pèse-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Et l’on ne saurait, en vérité, trouver plus belle métaphore pour caractériser la poésie telle que la conçoit l’auteur, lorsqu’il déclare par ailleurs qu’elle permet « de parler de choses dont il est norma-lement impossible de parler ».

À ce stade, lorsqu’on touche aux limites de la connaissance humaine, difficile de distinguer si c’est la science qui fait de la poésie, ou si la poé-sie à son tour s’improvise en accélérateur de par-ticules. Dans celle d’Enzensberger, entre l’intérêt pour les trivialités les plus futiles, voire les plus mesquines, et ses tentations encyclopédiques, le bouillonnement de la vie se traduit par une bigar-rure de signes, d’unités métonymiques, d’instan-tanés micro-narratifs maintenus en suspens dans

ENZENSBERGER, POÈTE

l’espace idéal d’un poème, comme dans celui des

« Acrobates chinois », déjà cité :

« En haut les corps respirent

pendant une minute

tandis que de plus en plus vite de plus en plus haut

de plus en plus

d’assiettes vides tournent fantomatiques

légères dans le ciel aaaaaaah ! »

Saisissons au vol une notion cruciale, celle de

« légèreté », qui fait justement partie de celles que les critiques de mauvaise foi du poète ont maintes fois brandies contre lui, en particulier ceux qui se font une idée vainement élitiste et excessivement complexe, mais en vérité bien ré-ductrice et pauvre, de la poésie vue comme un lieu privilégié d’expression de la beauté pure ou d’une quelconque subjectivité d’ailleurs bien niaise parfois. Or, si Enzensberger ne dément certes pas la nécessité d’une « passion », cet homme aux multiples engagements (à gauche), muni d’une plume volontiers provocante et qui contribua dès le départ au renouvellement de la littérature allemande avec ses confrères et

consœurs du fameux Groupe 47, n’en demeure pas moins convaincu du caractère absurde de tout exercice poétique, à l’instar de bon nombre de ses contemporains contraints de ruminer la maxime d’Adorno selon laquelle écrire un poème après Auschwitz tiendrait de la barbarie.

Enfin, il suffit de passer en revue quelques titres (« Tout faux », « Rayer les mentions inutiles », et ainsi de suite) pour s’apercevoir que la poésie d’Enzensberger est en cohérence avec cet autre constat adornien, issu des Minima moralia, qu’« il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse ».

En conséquence, la dignité du poète reviendrait à se situer à l’envers d’une réalité qui « marche sur la tête », en investissant l’espace universel de liberté que la poésie représente. La contestation se traduirait donc par un escapisme fondé sur la négativité, mêlé copieusement d’ironie, grâce auquel le poème et son auteur se soustrairaient à l’emprise d’une réalité qui impose sa loi et af-firme ses attentes tyranniques. D’où finalement cette impression singulière mais récurrente que les poèmes d’Enzensberger se résorbent dans l’immédiateté de leur performance, s’achevant en pied de nez comme effacés après lecture :

« Et pour ce qui est de cette page…

Comme elle était belle avant, quand elle était encore vide, parfaitement vide…

Parfaite ! »

Hans Magnus Enzensberger © D.R.

Leyla Dakhli (dir.) L’esprit de la révolte.

Archives et actualité des révolutions arabes Seuil, 320 p., 24 €

Araborama

Il était une fois… les révolutions arabes Institut du monde arabe/Seuil, 272 p., 25 € Mohammad Rabie

Trois saisons en enfer

Trad. de l’arabe par Frédéric Lagrange Sindbad/Actes Sud, coll. « Exofictions » 352 p., 22,80 €

À Mohamed Bouazizi, la police avait confisqué la charrette à bras et la balance qui lui servaient à vendre des fruits et légumes ; puis il avait été bousculé et malmené alors qu’il demandait qu’on lui restituât sa marchandise et les quelques objets lui permettant de travailler. Sa mort allait être le déclencheur d’un vent de révolte qui a gagné pro-gressivement l’ensemble du monde arabe, et continue encore à souffler en Algérie ou au Liban.

L’opinion dominante et les chancelleries furent surprises : on y dépeignait le monde arabe comme résigné et même prédisposé à subir l’ordre autori-taire. Mais, comme le rappelle Bertrand Badie dans son introduction à Il était une fois… les révo-lutions arabes, ces mouvements de révolte s’ins-crivent dans une histoire de très longue durée. On retrouve la « révolution au centre même de l’his-toire et de l’imagination propres au monde

arabe ». Cependant, ils inaugurent aussi un nou-veau cycle historique, parce qu’ils sont sans leader, qu’ils font largement appel aux réseaux sociaux, et que les femmes y jouent un rôle non négligeable.

Les chercheurs réunis autour de Leyla Dakhli ont fait le choix de « s’appuyer sur des archives pour faire place à une restitution momentanée mais raisonnée de l’événement à travers ses multiples incarnations » : saisir « l’esprit de la révolte ».

Les documents collectés et commentés sont au-tant de traces laissées par l’événement et « les historien-ne-s peuvent s’y hasarder comme on chinerait à l’intérieur d’un marché abondant de vieilles traces ». Chacun des courts chapitres s’organise autour d’une archive. Une vidéo par exemple, comme celle qui a été prise par des femmes le 14 janvier 2011, du haut d’un im-meuble de l’avenue Bourguiba à Tunis. Elles filment avec leur téléphone et commentent la chute du dictateur. Mais, à l’intérieur de ce cha-pitre, à la manière de liens hypertextes, on est renvoyé à d’autres chapitres. Par exemple, à par-tir de la mention de la forte présence des avocats dans la révolution tunisienne, à un autre chapitre sur la robe des avocats qui commente, contextua-lise et étend au cas algérien la photo d’un groupe d’avocats ce même jour, le 14 janvier 2011. Pein-tures murales, graffitis, poèmes, discours, chants, posts sur les réseaux sociaux rendent palpable l’élan révolutionnaire, lui donnent vie et chair.

Sur sa page Facebook, une femme écrit en 2012, en Libye : « Je suis avec le soulèvement des femmes dans le monde arabe parce que j’en ai assez que vous me traitiez et me décriviez comme

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