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par Jean-Pierre Salgas

Dans le document Communautés transatlantiques (Page 41-44)

LEIRIS ILLIMITÉ

fortiori celle d’un écrivain ? Nul écrivain (sinon André Gide dès Paludes ?) n’a autant joué que Leiris avec le « pacte autobiographique », dé-construisant à partir de la poésie « l’illusion bio-graphique » décortiquée en 1985 par Pierre Bourdieu citant Les romanesques d’Alain Robbe-Grillet. Il ne semble pas impossible de soutenir Chateau-briand ou Stendhal étaient « d’après Rousseau ».

« Reste à savoir, puisque tout est sorti de là, comment il se fait que moi, qui n’avais pas de vo-cation, je me suis trouvé un beau jour être un écri-vain » : c’est sûrement par la « chronologie croi-sée » de Denis Hollier ouvrant la correspondance avec Jouhandeau et par le cahier illustré « Vie et œuvre » de Jean Jamin ouvrant le Journal qu’il faut entrer dans ces nouvelles publications. Ce sont deux biographies magnifiques et complémen-taires, avec un plan large illustré et un gros plan avec miroir, qui introduisent à trois manières d’au-tobiographie. « Ma vie comme une voie de chemin de fer sur laquelle roulent des trains de vitesses et de puissances différentes, chargés de voyageurs et de marchandises diverses. »

Le jeune bourgeois d’Auteuil connait Raymond Roussel, ami de la famille, il a vu à douze ans Impressions d’Afrique mais rendra visite seule-ment en 1964 à la compagne de Roussel, Char-lotte Dufrène. En huit ans, de 1921 à 1929, il entre dans un cercle qu’il ne quittera plus. Le 3 mars 1921, il rencontre Max Jacob. Le 27 octobre 1922, il dine avec André Masson, « le plus grand peintre actuel avec Picasso ». Et c’est dans son atelier du 45 rue Blomet que, de 1921 à 1925, il fait toutes les rencontres qui informeront son existence : Louise Godon et Daniel-Henry Kahnweiler, Georges Bataille, Raymond Que-neau, Robert Desnos, Georges Limbour, Armand Salacrou, Juan Gris, Picasso, Giacometti… et Marcel Jouhandeau.

« 19 février 1929, je romps officiellement avec le surréalisme. » En 1930, tout semble joué en effet : dans le cornet de Max Jacob, les dés de Mallarmé sont jetés… son seul vrai portrait selon Leiris est un dessin par Masson en 1923 en joueur et en pleurs, reproduit dans le Journal.

L’écrivain est un « poète ». Au sens restreint,

c’est l’évidence, de La Révolution surréaliste à L’Éphémère en passant par Haut Mal. Mais aussi dans un sens général pour l’autobiographe, l’eth-nographe, le penseur anticolonialiste de l’art afri-cain, le critique ami des peintres. « Il y a toutes sortes de manières d’être poète. Tenir une plume ou un pinceau n’est pas forcément la meilleure », écrivait-il dans L’Afrique fantôme en 1932.

À l’heure où le surréalisme rompt avec lui-même et se met de diverses manières (Breton versus Ara-gon) « au service de la révolution », Michel Leiris rompt donc avec le surréalisme. Avec Bataille, accompagné de Carl Einstein, Georges-Henri Ri-vière, il participe à la revue Documents (quinze numéros, réédités ces jours-ci aux Nouvelles Édi-tions Place). Puis il est membre de la mission Da-kar-Djibouti. Œuvre d’un dissident du surréalisme, L’Afrique fantôme est contre-tout-contre l’ethno-logie, comme L’âge d’homme sera contre-tout-contre la psychanalyse. Le refus marque toutes ses œuvres, comme il l’écrit en 1941. Héritant des deux, l’autobiographique Règle du jeu fait se re-joindre les jeux du langage et les fiches de l’ethno-logue contre les images surréalistes.

Le lecteur de L’âge d’homme et de La règle du jeu pouvait être décontenancé par la publication du Journal, linéaire et chronologique là où les quatre volumes obéissent à la logique du signifiant et du montage. Le Journal est une doublure de La règle du jeu dont Leiris lui-même avait souhaité la pu-blication posthume. Ce « journal à bâtons rompus […] atypique : ni mémoire ni témoignage ni chro-nique », longuement décrit dans Biffures, com-mence en 1921. Le 17 mai 1929, il en fait la théo-rie : à la tradition romantique, il oppose un infra-ordinaire déjà perecquien. Il suit l’ordre des jours, de 1922 à 1989. Bien avant la psychanalyse, « lap-sus canalisés au moyen d’un canapé-lit », com-mencée auprès d’Adrien Borel en 1929 à l’instiga-tion de Bataille, le Journal de Leiris est un im-mense recueil de rêves, chacun relaté comme une petite nouvelle qui anamorphose le vécu. Il fait avec la réalité ce que le jeu de mots fait avec le langage (aux antipodes du « merveilleux purement mécanique » et de l’écriture automatique).

D’abord « surréalistes », au fil des années les rêves deviennent « existentialistes ». Son analyse des Vases communicants de Breton est sans pitié.

Du côté de la réalité, on y croise, outre les ren-contres déjà dites, nombre d’autres silhouettes (Colette Peignot, Francis Bacon, Simone de Beauvoir…), avec des obsessions permanentes (la mort et la sexualité, l’une dans l’autre), des

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passions fixes (le jazz, l’opéra, la tauromachie, les costumes). Les pages les plus fortes concernent l’arrestation et l’exécution du réseau du musée de l’Homme, puis l’Occupation et la Libération (très Fabrice à Waterloo), le séjour à l’hôpital suite à la tentative de suicide de 1957, avec une absence d’illusion lyrique malgré l’en-gagement anticolonial et communiste, au retour des voyages aux Antilles, en Chine et à Cuba, alliée à une très claire analyse (en 1958 et en 1968, par exemple) de sa position de bourgeois de gauche. Le Journal, sur cinq cahiers de cou-leur, est écrit dans la chambre du 53 bis quai des Grands-Augustins à Paris ou dans la maison de campagne de Saint-Hilaire, quand les autres livres le sont au bureau ou au sous-sol du musée de l’Homme dont il se verra expulsé en 1984.

Leiris unlimited : revenons au 45 rue Blomet, dans l’atelier d’André Masson. On savait que Georges Bataille (le sacré) ou Raymond Queneau (le langage) pouvaient être pour Michel Leiris des figures fraternelles. Un autre épisode biogra-phique resté à demi secret concerne ses liens avec Marcel Jouhandeau. Quatre-vingt-six lettres furent échangées entre les deux hommes qui ont treize ans de différence (Jouhandeau est né en 1888). Dans la nuit du 27 au 28 mars 1924, ra-contera Leiris dans L’âge d’homme, il a dormi

« avec un ami plus âgé et pédéraste », « après avoir humilié ma bouche et la sienne dans un réciproque égarement ». « Michel Leiris était d’une beauté extraordinaire, il avait le visage de Baudelaire jeune », écrira en 1977 Jouhandeau, qui de cette liaison fera un conte, une « transfigu-ration luciférienne » de leur aventure, dira Leiris, que Daniel-Henry Kahnweiler édite en 1927 avec des illustrations d’André Masson : Ximénès Ma-linjoude (on peut aujourd’hui le lire dans le

« Quarto » Chaminadour, 2006) dont Leiris reco-pie des morceaux dans le Journal en 1934-1936.

La rupture entre les deux hommes intervient lors de la parution d’un texte de Jouhandeau,

« Comment je suis devenu antisémite  », dans L’Action française du 8 octobre 1936, dont les cibles sont Maurice Sachs et Julien Benda. Leiris lui écrit, Jouhandeau répond… en mettant en cause Max Jacob dans Je suis partout. Jean Paulhan, qui les a reçus en 1935, publie à la fois L’âge d’homme de Leiris et De l’abjection de Jouhan-deau, qui ne sont pas sans symétrie. L’amitié re-démarre. Mais le voyage de Jouhandeau en Alle-magne avec Drieu la Rochelle la redéfait. Le

dos-sier complet figure en appendice de cette corres-pondance. En dehors des rêves, qui le mettent par-fois en scène avec son épouse, Élise, Jouhandeau est peu présent dans le Journal. En 1961, un cata-logue Max Jacob au musée de Quimper les réuni-ra. En 1979, Leiris assiste aux obsèques de Jou-handeau, « mangeur d’âmes », écrivait Maurice Nadeau dans Combat : « si je rends grâce à l’au-teur, l’homme me répugne » (dans La Quinzaine littéraire, il empruntera néanmoins la signature de Tante Ursule à La jeunesse de Théophile).

Tout semble opposer Leiris et Jouhandeau, et, hormis Claude Mauriac, ils n’eurent pas les mêmes lecteurs. En introduction à cet extraordi-naire livre-dossier, un essai de Denis Hollier es-quisse les vies parallèles de « l’iconoclaste » et de « l’iconolâtre ». Deux jeux sans règles com-munes. À moins que cette exhumation du fan-tôme de Guéret ne rende perpendiculaires les vingt-huit volumes de ses Journaliers et la suite autobiographique de Michel Leiris…

Michel Leiris, par Roger Parry © Gallimard

Nicole Loraux

La Grèce hors d’elle et autres textes.

Écrits 1973-2003

Texte établi par Michèle Cohen-Halimi Préface de Jean-Michel Rey

Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 900 p., 55 €

Faut-il d’ailleurs la dire « historienne » ? Nicole Loraux est principalement helléniste, et l’histoire n’est qu’un des modes de son approche de la Grèce antique. Comme à propos de Jean-Pierre Vernant ou de Pierre Vidal-Naquet, on pourrait aussi mettre en valeur le regard anthropologique porté sur ce temps fondateur. À l’EHESS, elle travaillait sur «  l’anthropologie de la cité grecque », le but étant de comprendre comment pensaient les hommes et les femmes de ce temps à la fois plus proche et plus éloigné que nous ne sommes tentés de le penser.

Karl Popper force quelque peu les textes quand il lit une profession d’individualisme libéral dans l’oraison funèbre que Thucydide met dans la bouche de Périclès, et qu’il en fait une réponse anticipée au « totalitarisme » de Platon. Mais la difficulté principale que pose son attitude tient à la volonté même de chercher une exemplarité et de

« construire sans plus de précaution un modèle théorique de la démocratie athénienne » conforme en tout point aux normes de l’individualisme libé-ral qu’il tient à promouvoir. Opposée à cette vision des choses, Nicole Loraux ne souhaite pas pour autant «  tordre précipitamment le bâton dans l’autre sens, crier qu’en Grèce l’individu n’existait pas, recourir au facile appareil conceptuel de

l’absence, du manque ». Mieux vaut, conclut-elle,

« parier sur la précision ».

Le précepte s’applique aussi à propos de la situa-tion des femmes dans la Grèce classique, sujet sur lequel Nicole Loraux est maintes fois revenue, bien avant la mode des gender studies, née avec la parution en 1990 de Trouble dans le genre de Ju-dith Butler. Les plus anciens articles publiés par Nicole Loraux datent de 1973, l’année où Michelle Perrot constatait que, jusqu’à une date récente, les historiens étaient tous des hommes et demandait si les femmes avaient une histoire. Malgré le poids institutionnel de Jacqueline de Romilly, la question se posait tout particulièrement à propos de l’Athènes antique. L’œuvre de Nicole Loraux y répond, pas seulement parce qu’elle a dirigé un volume intitulé La Grèce au féminin (Les Belles Lettres, 2003) ou qu’elle s’est intéressée à l’ima-ginaire féminin de l’homme grec tel qu’il apparaît à propos de la figure de Tirésias, le devin qui a connu les deux sexes (Les expériences de Tirésias, Gallimard, 1990). Sa réponse vaut aussi par l’ori-ginalité de la voie qu’elle emprunte. C’est ainsi qu’elle n’hésite pas à dire son désaccord avec la vision défendue en 1984 par le Michel Foucault de L’usage des plaisirs, en un temps il est vrai où Foucault n’était pas encore devenu le penseur offi-ciel qu’il est désormais.

Sa thèse d’État était consacrée à l’oraison funèbre comme miroir idéologique que la cité d’Athènes se tend à elle-même, c’est-à-dire principalement l’Épitaphios logos de Périclès à la fin du deuxième livre de La guerre du Péloponnèse de Thucydide.

Ce bref discours a accompagné toute sa vie intel-lectuelle. Il apparaît comme la cellule originaire de sa réflexion, sa référence constante depuis ses

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