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par Sonia Dayan-Herzbrun

Dans le document Communautés transatlantiques (Page 74-77)

DANS LES TRACES DES RÉVOLUTIONS ARABES

un objet. Je ne suis pas une tasse d’eau, pas un cristal et certainement pas un bonbon ».

Certains chapitres évoquent des figures de la ré-volution, souvent tragiques, comme celle de la comédienne syrienne Fadwa Souleimane, qu’une vidéo de juillet 2011 montre haranguant la foule à Damas, en scandant « Un, un, un, le peuple sy-rien est un » et qui, après avoir sombré dans la dépression, mourut en exil à Paris en 2017. Il y a aussi la militante alexandrine Mahienour el-Massry, engagée dans une organisation trotskyste et deux fois emprisonnée brièvement, en 2014 pour sa participation à diverses manifestions, puis en 2015, et à nouveau en 2020, et qui écrit depuis sa prison. Un chapitre évoque la photo iconique de Shaima al-Sabbagh, le visage ensan-glanté, déjà morte, après avoir reçu un tir de gre-naille des policiers sur une place du Caire, mais maintenue debout par un camarade qui l’avait rattrapée alors qu’elle s’effondrait. La commu-nauté révolutionnaire, impuissante et défaite face à la contre-révolution, s’est renouée au moment de ses funérailles massives au cours desquelles « des militant-e-s fugitif-ve-s purent diriger des chants contre le régime et pour la révolution ».

On aura rarement montré avec autant de talent et de pertinence que dans L’esprit de la révolte toutes les émotions, toutes les modalités d’action du mouvement révolutionnaire, y compris le lancer de chaussures, « discipline politique qui semble débu-ter avec l’épisode du lancer de chaussures sur le président Bush par un journaliste irakien, en dé-cembre 2008 » et qu’on retrouve sur la place Tah-rir du Caire, où un envol de chaussures sur fond du slogan « dégage ! » accompagne un discours de Moubarak. Ce beau livre qu’on a un vrai plaisir, esthétique et intellectuel, à consulter, a réussi le pari de montrer tout ce qui s’est joué, se joue en-core, dans les révolutions arabes, et de le décryp-ter, avec sa complexité, ses polysémies, ses appels à une symbolique propre. Véritablement collectif, car aucune entrée de ce répertoire n’est signée, il a été élaboré en commun par un groupe de cher-cheurs remarquables, réunis en résidence à la Fon-dation Camargo le temps de sa rédaction.

Le volume publié sous les auspices de l’Institut du monde arabe est de facture beaucoup plus classique, même si les thématiques évoquées re-coupent parfois celles de l’ouvrage précédent : la volonté pacifique de ce mouvement, exprimée par le mot d’ordre « silmiya », ou encore l’« intense politisation des questions corporelles et sexuelles »

comme l’écrit Abir Krefa, avec l’émergence d’as-sociations LGBT, et la dénonciation du racisme à l’égard des personnes noires. Le livre est compo-sé d’une succession de textes assez brefs (parfois de courtes bandes dessinées), scandés par des illustrations (dessins, caricatures, ou œuvres élabo-rées de plasticien-ne-s). Chacun devrait trouver son bonheur dans cet ensemble inégal, un peu hé-téroclite, où les contributions sont réparties en trois grands chapitres : faire la révolution, parmi les révolutions, lexique révolutionnaire.

J’y ai trouvé le mien au hasard de la lecture. On a peu entendu parler des manifestations pacifiques qui se sont déroulées en Irak depuis 2011, ni même du soulèvement d’octobre 2019, devenu révolte générale. Zahra Ali, qui l’évoque de façon magis-trale, rappelle que, depuis son déclenchement,

« plus de 700 protestataires non armés, principa-lement des hommes jeunes, ont été tués par balles ou par les grenades lacrymogènes à tir tendu utili-sées par les forces de sécurité irakiennes et leurs milices ». Les femmes ont participé massivement à ce mouvement, et contribué à créer « un nouveau quotidien qui remet en question les hiérarchies sociales, comme les normes sociétales ».

Ce qui se met en place, selon Zahra Ali, en dépit de la violence de la répression, c’est un nouveau contrat social. C’est aussi ce qui semble se jouer au Liban où, comme le rappelle Karim Bitar, sous des institutions démocratiques de façade, « le véri-table pouvoir était détenu par une petite oligarchie de leaders communautaires ». Au Liban, comme celle « d’un nouveau pacte social fondé sur la ci-toyenneté », et la fin de ces systèmes, coiffés par des régimes autoritaires, « qui ont bénéficié, écrit Karim Bitar, d’une extraordinaire bienveillance occidentale au nom de la hantise de l’islamisme, au nom du mythe du rempart, et au nom de cette idée que, après tout, les peuples arabes n’ont pas de tradition démocratique, et qu’ils ont besoin d’un homme fort, qu’ils ont besoin d’être gouver-nés par ces régimes autoritaires ».

Les textes les plus intéressants sont ainsi ceux qui sortent des sentiers battus et donnent envie d’en apprendre davantage. Stéphane Lacroix, par exemple, met en évidence la puissance révolution-naire du wahabisme des origines. « La plupart des

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mouvements dits « salafistes » en Orient comme en Occident, restent axés sur une « logique de purifi-cation de l’islam » et ont vu dans les slogans de l’État islamique une trahison de leurs idéaux ».

Interrogée par Christophe Ayad sur le chiisme dont on dit qu’il serait intrinsèquement révolutionnaire, Sabrina Mervin met en évidence le caractère d’abord politique et social de ce que l’on a parfois qualifié de « soulèvement chiite ». Elle rappelle qu’à Bahrein la « révolution de la perle » étouffée par une répression violente qui se poursuit, avec la condamnation à mort de militants des droits hu-mains, n’a rien de confessionnel à l’origine. Il en va de même au Yémen, où il s’est agi d’abord « de fonder un nouvel ordre politique loin de la sclé-rose du passé » ; il n’y a plus beaucoup de place aujourd’hui pour une révolution, dans un pays où le problème majeur est devenu la famine. Il est dommage que le volume se conclue sur une bluette fadasse signée par Leïla Slimani quand la question présente est celle de la contre-révolution et du dé-veloppement de ce que Baghat Korany  nomme des « guerres nouvelles », qui ne sont plus ni des guerres interétatiques ni même des guerres intraé-tatiques, mais des guerres menées contre l’État, par des sectes, des tribus, des milices, des groupes paramilitaires, des mercenaires étrangers et « de plus en plus des entreprises de sécurité privées ».

Le roman de l’écrivain égyptien Mohammad Ra-bie nous plonge justement au cœur de ce que les spécialistes en sciences sociales peinent encore à explorer : non pas la guerre de tous contre tous, mais bien l’enfer. Frédéric Lagrange, qui le tra-duit admirablement, a préféré l’intitulé Trois sai-sons en enfer à son titre arabe, Otared, patronyme du narrateur, mais également nom de la planète Mercure. La référence au Rimbaud des Saisons en enfer est évidente et voulue. « Je me crois en enfer, donc j’y suis », écrivait Rimbaud. « Nous nous trouvons tous en enfer », écrit Mohammad Rabie, et il n’y a pas de sauveur.

Otared est policier. On devine qu’il a été tortion-naire, mais c’est surtout un tireur d’élite. Quand débute le roman, en 2025, il est posté en haut de la Tour du Caire, sur l’île de Gezira, et tire sur les cibles qu’on lui a désignées. Parfois – il faut bien se distraire – il s’amuse à faire quelques victimes de plus. C’est un sniper, membre d’une mysté-rieuse résistance, qui lutte contre les forces armées de la République des Chevaliers de Malte qui ont envahi l’Égypte. Au fil des missions qu’on lui confie, il deviendra une machine à tuer qui se

dé-place masquée, avec pour compagnon un petit drone accroché à son épaule qui lui sert de guide.

Le centre du Caire, si familier à tous ceux qui ont visité la ville, se transforme au fil du roman en pourchas-sés, personne n’avait compris « que ce qui allait se passer par la suite était inéluctable », « que sur la place Rabia, en août 2013, et l’entassement de cadavres qui encombrent les rues, en 2025.

« Si tuer des citoyens est permis pour préserver l’État, alors le faire pour le récupérer est un de-voir », dit l’un des chefs d’Oatred.

On ne peut échapper à l’horreur de ce qui se dé-roule qu’en s’absentant de soi-même, ou en deve-nant aveugle, sourd et muet. La petite Zahra a per-du son père per-durant les manifestations de 2011 et sa mère est morte. Ses lèvres vont se souder, ses pau-pières et ses oreilles tomber, et tous les orifices de son visage vont être obturés par une membrane épaisse, à l’exception de ce qui demeure de ses narines, et qui va lui permettre d’être alimentée à l’aide d’une sonde. D’autres enfants vont subir la même métamorphose devant laquelle les médecins sont impuissants. Les adultes ont recours à une drogue, le karbon, fabriqué à partir de cadavres de scarabées. Quand ils fument du karbon, prostituées et tortionnaires agissent sans conscience ni mé-moire. Tout devient possible.

Le roman de Mohammad Rabie est à la fois une splendide œuvre littéraire et une réflexion poli-tique d’une qualité rare. Mais il a aussi une indé-niable portée métaphysique. C’est au cours d’une montée aux enfers, sur les pentes de la colline désertique du Moqattam où coexistent cimetières et chiffonniers, que s’abandonne toute espérance.

Otared y reçoit la révélation que l’effroi a succé-dé à l’humanité. « Je vis que j’avais vécu quatre-vingts vies dans la géhenne, passant d’une tor-ture à l’autre sans savoir que j’étais supplicié. Je sus alors que je serais en enfer pour l’éternité ».

Au-delà de l’analyse sociale et politique, il faut bien affronter l’énigme absolue du mal. Seul un très grand écrivain pouvait le faire.

Cesare Pavese Travailler use

Choix de poèmes et préface de Carlo Ossola Trad. de l’italien, annoté

et présenté par Léo Texier Édition bilingue

Payot/Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 160 p., 8,50 €

Jacques Darras

Tout Picard que j’étais…

L’exceptionnelle richesse littéraire de la Grande Picardie à travers les siècles Éd. du Labyrinthe, 300 p., 19 €

Cesare Pavese s’est suicidé en 1950, à quarante-deux ans. Il ne s’agit pas ici d’un livre inédit mais de son premier ensemble de poésie, dans une nouvelle traduction. Travailler use (Lavorare stanca) reprend le titre du premier livre de poèmes que publie en 1936, à vingt-huit ans, Ce-sare Pavese et qu’il augmente en 1943.

Le volume contient également des poèmes de son tout dernier ouvrage de poésie, La mort viendra et elle aura tes yeux (Verrà la morte e avrà i tuoi occhi), publié en 1951. Le premier livre inaugure et le second achève une activité littéraire qui, dans l’intervalle, est consacrée à la prose (ro-mans, nouvelles, journal). Mais ils suffisent à donner à Pavese une notoriété internationale.

Leur originalité, à mon sens, se mesure dès leurs titres. Travailler use, traduit précédemment par Travailler fatigue, ressemble à un slogan crié lors d’un défilé de travailleurs réclamant une augmen-tation de leurs retraites. C’est que Cesare Pavese, après avoir été, dans sa jeunesse, du côté des fas-cistes, s’est rallié par la suite aux communistes. Il a aussi été marqué par la littérature américaine qu’il a lue très tôt, et qu’il a traduite : Whitman,

Steinbeck, Melville, Dos Passos, Lewis. Il anti-cipe le néo-réalisme italien d’après la Seconde Guerre mondiale. Et il n’est pas étranger à la fu-reur moderniste des futuristes.

Ce qui séduit particulièrement dans cette poésie, c’est son mélange de vers et de prose, son écri-ture presque familière, dépourvue de mots rares et d’états d’âme, au plus proche du réel, juste-ment, son parler « posé, qui, comme les pierres / de cette même colline, est si rugueux / que vingt années de langues et d’océans divers / ne l’ont pas entamé », comme il l’écrit dans le poème

« Les mers du Sud ». Ce qui ne l’empêche nul-lement d’être travaillée, personnelle, et profon-dément bouleversante.

« Nous marchons un soir sur le flanc d’une colline, en silence. Deux ombres du crépuscule tardif mon cousin est un géant vêtu de blanc, qui s’avance paisible, le visage bronzé

taciturne. […]

Et il monte la côte abrupte

Avec le regard recueilli que j’ai vu, enfant, Dans les yeux des paysans un peu fatigués. » J’ai été sensibilisée à la poésie de Cesare Pavese en entendant, dans la bouche d’Antoine Vitez, le titre de son deuxième et dernier livre de poésie, La mort viendra et elle aura tes yeux. Il avait alors sonné pour moi avec une force singulière, oraculaire. Je ne l’avais pas entendu comme une menace, à moi adressée, mais comme un présage à propos de l’ami qui la prononçait. L’ami mou-rut effectivement quelques années plus tard, en-core jeune.

La force de cette phrase, de ce titre, tenait aussi à son réalisme : je n’avais jamais pensé que nos yeux, auxquels nous tenons tant, étaient les pre-miers des organes de notre corps à se détériorer.

Passage de frontières (2) Esquif Poésie (6)

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