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par Jean-Yves Potel

Dans le document Communautés transatlantiques (Page 80-83)

UN SAUVETAGE CONTROVERSÉ

10 mars. Ces populations avaient déjà subi de fortes discriminations mais, suite à des protesta-tions de parlementaires, de l’Église orthodoxe et de personnalisés proches de la cour royale, Boris III en bloqua la déportation. Ainsi est née et s’est ancrée l’idée que les Juifs de Bulgarie avaient été

« sauvés » par le peuple bulgare. Jusqu’à au-jourd’hui, cette idée domine. Des personnalités aussi lucides que Tzvetan Todorov ou Hannah Arendt l’ont relayée.

Depuis la guerre, les controverses mémorielles ont été dominées par un paradoxe : on discutait principalement des mérites des uns et des autres (le roi, les communistes, l’Église…) dans ce

« sauvetage », terme contesté, sans jamais com-plètement cacher l’existence des déportations qu’on ne voyait pas. S’interrogeant sur ce qu’elle appelle « l’énigme du sens commun », Nadège Ragaru se demande comment il est possible que

« les déportations, sans être oblitérées, aient été invisibilisées sous l’éclairage singulier que le “sau-vetage des Juifs bulgares” projetait sur elles ». Elle fait de cette interrogation l’objet de son enquête :

« Comment expliquer que, d’un passé complexe et contradictoire, une facette unique – la non-déportation des Juifs du “vieux” royaume enten-due comme “sauvetage” – ait fait l’objet d’une narration et d’une transmission prioritaires en Bulgarie et au-delà ? » Elle explore alors plu-sieurs champs du savoir sur la Shoah – histo-riques, judiciaires, fictionnels et politiques –, les place dans une continuité historique, voit crimes antijuifs, ouverts en 1945. C’est-à-dire

« quasiment en synchronie avec les faits », avant celui de Nuremberg, par un pays qui avait retour-né brusquement ses alliances et sigretour-né un accord avec Moscou en octobre 1944. Elle analyse la présentation d’une soixantaine d’accusés devant un « tribunal populaire », comme une scène, un théâtre réglé où le passé récent est mis en récit.

Elle note, par exemple, l’impossibilité de la chambre à caractériser juridiquement l’excep-tionnalité des violences antijuives, lesquelles sont presque occultées, tandis que la référence omni-présente à l’antisémitisme remplit un autre rôle :

« étayer un récit de la guerre ordonné autour de deux figures du mal, les nazis et la “clique

fas-ciste”, et d’un héros collectif, la résistance ». On poursuivait des criminels de guerre, et on jugeait l’ancien régime tout en exaltant un futur révolu-tionnaire. Il s’agissait de se démarquer nettement des élites au pouvoir jusqu’en septembre 1944, de condamner un nombre limité de « fascistes » au nom d’une Bulgarie victime qui les avait su-bis. Dès lors est apparue une « topique de l’inno-cence collective, aujourd’hui encore constitutive des récits publics sur la Shoah en Bulgarie ».

Nadège Ragaru poursuit son enquête en passant de cette « intelligence judiciaire » des crimes contre les Juifs à leur transposition dans la fic-tion. Elle s’arrête sur un film atypique, une co-production bulgare/est-allemande, œuvre présen-tée au festival de Cannes de 1959, où elle obtint le prix spécial du jury. Intitulé Zvesdi/Sterne, l’objet est doublement passionnant. Il raconte une histoire d’amour entre une juive grecque et un indépen-damment de ses qualité artistiques, il est devenu le symbole de l’amitié antifasciste des deux peuples (l’Allemand rejoint la résistance bulgare quand son amoureuse est déportée), au prix d’une

« présence élusive » de la Shoah sur les écrans bulgares et est-allemands.

L’élusion se retrouve dans le film documentaire, censé plus proche de la réalité. Nadège Ragaru consacre un chapitre très fort aux aventures d’un document muet, filmé en 1943, montrant l’em-barquement de Juifs au bord du Danube, à Lom en Bulgarie, sur des navires qui les conduiront à Vienne, dernière étape avant la mort. L’utilisation de ces 6 à 7 minutes d’images incarne ou résume les tribulations de la mémoire bulgare de la Shoah. Elles ont disparu et réapparu, l’identité de leur auteur est incertaine, elles ont été montées et remontées, présentées comme preuves au procès d’un dignitaire nazi en Allemagne dans les an-nées 1960, mais surtout ce film a fourni la plupart des photos utilisées depuis toujours, en Bulgarie et dans le monde, pour illustrer le « sauvetage des Juifs bulgares ». Le catalogue d’une exposition, à Berlin en 1984, consacrée à ce sauvetage, met en couverture une captation de ce film. On y voit des Juifs monter dans un wagon sous la garde de po-liciers bulgares. Ainsi, l’image détournée est de-venue un outil de la diplomatie culturelle bulgare.

UN SAUVETAGE CONTROVERSÉ

L’apport principal de cet ouvrage, si riche en exemples et en études de cas, qui traite aussi des attitudes des Juifs bulgares face à cette manipula-tion mémorielle, est le dévoilement, à partir d’une enquête sur la production des savoirs et des représentations de l’événement, de la façon dont ces écritures du passé se sont maintenues, jusque dans les débats et politiques d’après 1989.

On le voit, les complexités du passé, la division des mémoires et les controverses ne datent pas d’hier. Chacun sait qu’en parlant d’histoire on peut parler d’autre chose. Le collectif d’histo-riens à l’origine du livre Histoire partagée, mé-moires divisées élargit la question à trois pays – Ukraine, Russie, Pologne – et à une gamme de sujets plus large. Leur démarche, comme celle de Nadège Ragaru, quoique plus concentrée sur ce que les Polonais appellent « les politiques historiques », témoigne des évolutions récentes de la réflexion sur les débats mémoriels. On n’est plus dans l’opposition histoire versus mé-moire, mais dans la compréhension de leurs in-terpénétrations.  Korine Amacher, Éric Aunoble et Andrii Portnov ont réuni une trentaine d’his-toriens, fins connaisseurs de ces pays, pour étu-dier, à partir de moments historiques ou de per-sonnages controversés, les évolutions des dé-bats. Ce sont de remarquables synthèses.

Chaque article comprend une présentation histo-rique de l’objet traité, suivie des interrogations dans le pays et des conflits qui s’ensuivent.

Aussi Korine Amacher s’interroge-t-elle, à l’issue d’un panorama ensoleillé de l’histoire de la Cri-mée, sur la mémoire que «  les Ukrainiens peuvent proposer face à l’imposant récit russe ».

Ou bien Éric Aunoble, qui traite des révolutions et des guerres entre 1917 et 1921, se demande pourquoi les gouvernements de ces trois pays ont évité de célébrer le centenaire de la révolution russe. Il considère que l’on peut soutenir « à bon droit que les trois États dans leur forme moderne sont nés de la Révolution russe ». Et Andrii Port-nov, qui aborde un des objets les plus conflictuels de la région, les massacres de Volhynie en 1943, tente de reconstituer les mémoires, polonaise et ukrainienne, et la polémique récurrente autour de la qualification de génocide.

L’ouvrage ne construit pas des « lieux de mé-moire ». Il dégage des objets cristallisateurs de partages et de divisions, sur lesquels s’agrippent de nouveaux (ou d’anciens) romans nationaux.

On peut citer encore Daniel Beauvois (sur la Ré-publique polono-lituanienne, 1385-1793), Wla-dimir Berelowitch (le temps des troubles, 1604-1613), Viktoriia Serhiliienko (l’ukrainisa-tion bolchevique dans les années 1920), Nicolas Werth (la Grande Famine, 1932-1933), Luba Jur-genson (le massacre de Babi Yar, 1941), Cathe-rine Gousseff (l’opération Vistule, 1947) ou Thomas Chopard (Symon Petloura). L’ensemble, auquel il manque évidemment bien des objets, est à la fois fort enrichissant et très stimulant. Un livre d’une rare qualité.

Le cimetière juif de Sofia © CC/Anthony Georgieff

Robert S. Boynton Le temps du reportage.

Entretiens avec les maîtres du journalisme littéraire Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michael Belano

Éditions du sous-sol, 688 p., 29 €

Peut-il y avoir un trait d’union entre des parcours hautement singuliers, où la personnalité de l’au-teur et sa passion du « fait » imprègnent chaque opus, voire chaque page, si ce n’est la reconnais-sance critique et publique qui les accueille ? Quoi de commun entre When Children Want Children, une enquête de Leon Dash sur les mères adoles-centes des quartiers pauvres de Washington et Jours barbares, mémoires de William Finnegan dédiés au surf, ou encore entre L.A. bibliothèque, dans lequel Susan Orlean relate trente ans plus tard l’incendie dévastateur de la bibliothèque centrale de Los Angeles et Tragédie à l’Everest, récit de Jon Krakauer sur une ascension de l’Hi-malaya à l’issue macabre ?

La préface de Robert S. Boynton inscrit cette mouvance « non fictionnelle » dans une filiation littéraire spécifiquement américaine, faite à la fois de traditions et de ruptures, oscillant en per-manence entre les formats journalistiques et litté-raires – fossé qui paraît aujourd’hui comblé.

Cette filiation remonte aux journalistes « fouille-merde » du XIXe siècle, hérauts de la Penny

Press qui s’attachaient aux histoires d’« intérêt humain », soit des récits centrés sur le quotidien, soucieux d’une proximité avec leurs lecteurs, signés dans des journaux emblématiques comme The Sun ou le New York World. L’expression

« Nouveau Journalisme » apparaît pour la pre-mière fois dans les années 1880, même si, avec son manifeste, Tom Wolfe l’a entérinée pour de bon au début des années 1960.

Désormais, l’ombre du maître plane pour mieux s’en démarquer : s’ils ont acquis leurs lettres de noblesse dans le reportage avec un goût particu-lier du détail et de l’originalité, assumant leur singularité, les Nouveaux Journalistes actuels délaissent la démarche esthétique propre au dan-dy du Bûcher des vanités pour brandir une conscience politique, activiste. Plus question non plus d’accéder au statut de romancier avec le journalisme comme première étape transitoire et alimentaire : l’objectif est de produire un écrit saisissant sur un aspect de la société ignoré, laissé dans l’ombre, en donnant la parole à celles et ceux qui le vivent. C’est davantage dans le style « per-sonnel, tranquillement rebelle » de John McPhee, professeur de literature of fact à l’université de Princeton, qu’ils puisent la sobriété et le détache-ment de leur prose ; ils embrassent ainsi des sujets à l’infini, sans courir après l’excentricité.

Grâce à ce survol rapide des flux et reflux du journalisme littéraire depuis deux siècles, un point commun sans en être un se détache donc, à savoir l’intérêt porté au sujet du reportage,

Dans le document Communautés transatlantiques (Page 80-83)