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par Marie Étienne

Dans le document Communautés transatlantiques (Page 77-80)

ESQUIF POÉSIE (6)

La mort avait alors cessé pour moi d’être abs-traite, elle avait revêtu un aspect proprement in-supportable. En outre, l’ambiguïté des termes me rendait cette phrase fascinante. Ainsi, comment comprendre le verbe « avoir » dans « elle aura tes yeux » ? Comme moi, lorsque je l’ai entendu pour la première fois, « elle détruira tes yeux » ? Ou, comme je l’ai interprété ensuite, « elle pren-dra l’aspect de tes yeux » ? Et comment entendre le « tes », l’adjectif possessif ? Est-ce à lui-même que s’adresse le locuteur, ou à quelqu’un qui lui a nui, qui l’a fait souffrir ? Les expériences amou-reuses de Pavese, nous apprennent ses bio-graphes, furent destructrices.

Sans conteste, la phrase est aussi prémonitoire pour lui, qui s’est donné la mort après ce volume.

Quant à sa signification, elle est encore multipliée par le poète lui-même.

« Pour chacun la mort a un regard.

La mort viendra et elle aura tes yeux.

Ce sera comme se défaire d’un vice, comme voir dans le miroir

revenir le visage d’un mort, comme entendre des lèvres closes.

Nous irons dans le gouffre, muets. »

Jacques Darras ne nous donne pas, cette fois-ci, à lire sa poésie mais un essai-anthologie sur la Grande Picardie qui réserve des surprises.

En effet. On y découvre que la région que l’on croyait assimilée depuis des lustres à l’Hexagone, parfaitement fondue en lui, confondue à la France, est en réalité demeurée autonome, sinon politiquement, du moins dans sa culture et ses aspirations. Les Picards sont Picards avant d’être Français. Et ce sont eux qui ont donné au pays

« annexeur » le meilleur de lui-même. Eh oui, qu’on se le dise !

« Picardie était un nom. Nous en avons fait une mémoire », déclare superbement Darras, en ou-verture. Le ton est enjoué mais combatif. Sans agressivité et avec l’air de s’amuser, Darras refait l’histoire, il nous en donne une autre, preuves à l’appui : « L’histoire du Nord de la France, que nous appelons “Grande Picardie” au sens

lin-guistique et géographique du terme, est l’histoire d’une conquête récente, donc tardive, de la mo-narchie française. » Tardive, puisque c’est Louis XIII qui conquiert Arras, Louis XIV et Vauban qui s’emparent de Lille. À l’époque médiévale, en 1254, le collège qui deviendra la Sorbonne fait appel à quatre catégories d’étudiants, les Fran-çais, les Normands, les Anglais et les Picards. Où l’on voit que la Grande Picardie est l’égale de la France. De quelles régions est-elle constituée ? Eh bien de la Picardie proprement dite, de l’Ar-tois, du Hainaut et de la Flandre française, les-quelles ont en commun de parler le picard ainsi que le latin, deux langues qui se verront «  inter-dites d’emploi, tout au moins dans les registres d’état civil, par le fameux décret pris par Fran-çois Ier à Villers-Cotterêts en 1539 ». Un bon moyen pour diviser et affaiblir, sinon anéantir, la grande rivale nordique.

Et pourtant, grande, elle le demeure en dépit de

« l’invraisemblable éclipse où le “récit national”

français [l’] aura sciemment plongée […] au cours des trois derniers siècles ». Et c’est là que Darras sort de sa manche ses meilleures cartes :

« Imaginez la littérature française amputée d’Adam, Bodel, Froissart, Molinet, Calvin, Le-fèvre d’Étaples, La Fontaine, Racine, Gresset, Voiture, Laclos, Prévost, Condorcet, Robespierre, Babœuf, jusqu’à Dumas, Verne, Bernanos, Jouve et Claudel, sans compter Marceline Desbordes-Valmore, Mac Orlan ou Dorgelès, pour s’arrêter aux portes de la Seconde Guerre Mondiale ».

Quel coup ! Voilà donc quelques-unes de nos plus grosses têtes littéraires qui passent la fron-tière et ne sont plus vraiment à nous, mais acca-parées, volées par les Picards. Sauf à changer de point de vue, à passer nous aussi la frontière, vir-tuelle désormais, à reconsidérer l’histoire et à redonner force, aux dépens de Paris, à la province française.

Car c’est là l’intérêt d’un tel livre. La construc-tion de la naconstruc-tion aux dépens des provinces est désormais acquise, on y est habitué, et, en dépit de quelques-uns, trublions égarés dans les marges, aux frontières, elle fait partie du pay-sage. Le livre de Darras nous permet de sortir de l’univocité, de penser du point de vue de ceux qui estiment désastreuse la perte progressive des richesses autochtones par la nécessité de construire un pays qui ne parle qu’une seule langue, n’admet qu’une seule culture et subit la férule de Paris

ESQUIF POÉSIE (6)

Nous voilà invités à relire nos classiques, du moins nombre d’entre eux, avec cet éclairage-là.

Par exemple, Bernanos, très « attaché à la terre picarde par son enfance et son éducation » et marié à Jeanne Talbert d’Arc, « lointaine descen-dante d’un frère de Jeanne d’Arc ». Le lieu de son enfance lui sert de cadre pour la plupart de ses romans : « ce sont les mêmes talus, les mêmes flaques et chemins creux, les mêmes départemen-tales tirées tout droit dans la nuit, la même argile boueuse où marchent, trébuchent ou s’allongent ses héros ».

De la maison du père de Bernanos, dans Sous le soleil de Satan, il reste « un paysage métaphy-sique, qu’expriment des mots travaillés par amas, par conglomérats, comme les couleurs d’un ta-bleau expressionniste. Bernanos en vérité est un expressionniste. Peignant à partir d’un mélange de terre flamande à la Permeke et d’obscurité espagnole ».

Ne quittons pas Darras avant d’avoir évoqué avec lui son poète préféré, Adam de la Halle, surnom-mé le Bossu d’Arras. Son théâtre, dont voici un extrait tiré du Jeu de la feuillée, est « une mine de renseignements pour les historiens tant il a transposé directement la réalité socio-écono-mique arrageoise de son temps ». Il est aussi d’une crudité réjouissante.

Dame douce et son amant, Rainelet, consultent un médecin.

« Dame Douce :

Cher Maître, j’aimerais que vous Me conseilliez contre déboursement, Moi aussi j’ai le ventre tendu, Je ne vais plus, je ne fais plus […]

Le Docteur :

Mon urinal me dit que trop Souvent vous gisez sur le dos Dame Douce :

Vous me mentez mon beau ribaud.

Je ne suis pas Dame matronesse.

Contre aucun don, aucune promesse Je ne ferai un tel métier !

[…]

Rainelet :

Je vois que vous vous laissez foutre Autant ne le taire à personne. »

Le plus intéressant, dans cette série sur les fron-tières, c’est que leur traversée est aussi bien géo-graphique que mentale, intérieure.  Qu’elle incite à poser la question, pour les auteurs, autrices, nomades ou voyageurs, de leur appartenance.

Quel est le lieu où ils se trouvent bien, en accord avec eux, apaisés, parce que réconciliés au moins avec eux-mêmes ?

Pavese était né à Santo Stefano Belbo, une locali-té piémontaise, dont il est parti pour faire ses études, puis travailler à Turin. Il souffre dans son lieu d’origine, aux collines pourtant chères à son cœur, comme dans la grande ville industrielle du nord de l’Italie, à l’aise nulle part, jamais posé, pas même dans l’écriture, à laquelle il déclare renoncer, peu avant son suicide. Darras, au contraire, se déplace beaucoup, mais il élit sa province d’origine, Amiens, pour travailler, et Bernay-en-Ponthieu, commune de son enfance, pour aimanter son œuvre. Une origine non pas niée mais exaltée, réactivée.

Pas de recette, pas de morale : changer de lieu ne change rien si l’usage que l’on fait de lui et du voyage ne permet pas de s’assurer de son appar-tenance, à un clocher, un paysage, ou une activi-té. Emily Dickinson demeura à Amherst mais son lieu et sa maison étaient dans ses poèmes.

Cesare Pavese

Nadège Ragaru

« Et les Juifs bulgares furent sauvés… » Une histoire des savoirs sur la Shoah en Bulgarie

Presses de Sciences Po, coll. « Académique » 380 p., 29 €

Korine Amacher, Éric Aunoble et Andrii Portnov (dir.)

Histoire partagée, mémoires divisées.

Ukraine, Russie, Pologne Antipodes, 439 p., 30 €

Organisatrice d’un colloque sur la Shoah en Bul-garie qui a fait date, Nadège Ragaru s’est lancée dans cette aventure à la manière d’une archéo-logue. Elle étudie comment s’est établie, dès avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, la connaissance du sort des Juifs de Bulgarie et des provinces occupées (dès 1940 et 1941). Elle se dit « fascinée » par les conditions dans lesquelles

« des éléments d’informations, des impressions, des sensations, des souvenirs se sont agrégés au fil du temps, pour faire sens au point de faire évi-dence », et par la façon dont cette agrégation d’éléments disparates, devenue une totalité, s’impose dans les controverses d’aujourd’hui.

Elle examine la genèse et la diffusion de l’affir-mation centrale que résume son titre – « Et les

Juifs bulgares furent sauvés… » – au regard de faits établis depuis longtemps, plus nuancés.

La Bulgarie d’avant la guerre était un petit royaume de dix millions d’habitants, dont envi-ron 50 000 Juifs. En accaparant des provinces jusque-là roumaines, grecques ou yougoslaves, elle a hérité de 15 000 Juifs supplémentaires et adhéré au pacte tripartite avec l’Allemagne nazie en mars 1941. Le roi Boris III avait déjà ratifié une loi limitant les droits civils des Juifs. Puis, en 1942, après la conférence de Wannsee organisant la « solution finale de la question juive » par le Reich, le gouvernement bulgare a mis en place un commissariat aux affaires juives chargé de régler le problème. Lequel commissariat a signé, en février 1943, un accord avec la SS pour la dé-portation de 20 000 Juifs, issus des « anciens » comme des « nouveaux » territoires.

L’armée et l’administration bulgare ont commen-cé les déportations entre le 4 et le 8 mars 1943, en embarquant par train 4 103 Juifs de la Thrace et de Pirot, jusqu’à Lom où des navires les ont conduits à Vienne, d’où ils ont été envoyés dans des camps d’extermination. Le 11 mars, ce fut le tour de 7 123 Juifs de Macédoine, raflés et dépor-tés directement à Treblinka. Au total, 11 383 Juifs ont été envoyés à la mort par les autorités bul-gares. Un troisième contingent de 48 000 juifs des « anciens » territoires était prévu pour le

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