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L’origine de l’expérience participative, comme convenu dans ce projet, se trouve dans le rite dionysiaque. Durant l’Antiquité, les cultes organisent la société. Le culte de Dionysos correspond aux rites adressés aux récoltes et à la fertilité par la population. « Au temps des Grecs, le culte du dieu Dionysos a vu le jour. Son origine, encore discutée, n’est pas très bien définie. (…) Seul dieu apolitique, son règne sur la vie sociale et communautaire reflétait un besoin de débordement, de libération de l’ordre établi et du trop-plein d’énergie faisant éclater les règles » (Vaudrin, 2004, p. 61). Plus tard dans

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l’histoire, Dionysos est nommé par les Romains le Liber Pater, soit un dieu de la « croissance », comparable au Liber latin, soit, ce qui revient au même, le dieu de la nation, du « peuple » et dieu fructificateur (Benveniste, 1945, p. 8).

Le rite de Dionysos, dieu « des fruits de la terre », est particulièrement célébré par les femmes, parce qu’elles vivent dans une société hiérarchisée qui « impose une séparation identitaire » (Lanctôt- David, 2014, p. 13) des hommes, des femmes, des étrangers et des esclaves. Le rite s’appuie sur des pratiques relevant « du chamanisme et son contenu mystique sont rattachés à une expérience du féminin, de la grossesse et de la maternité » (Asker, 2013, pp. 27-28). Ce rite provoque la transe dionysiaque, un moment par lequel le dieu et le célébrant donnent l’impression de se confondre. « La transe est un phénomène où l’individu est littéralement possédé par la divinité qu’il honore » (Delavaud- Roux, 1988, p. 32). Le célébrant vit un moment intense de dépersonnification de soi, dans l’identification à un autre. Par ce « dérèglement », le rite permet de s’extirper pour un temps de la vie courante et de son cadre social. Pour cette raison, « la danse dionysiaque a du succès […] comme exutoire » des contraintes sociales rencontrées.

L’efficacité de ce rite est due à son caractère artistique non négligeable. La musique et la danse y jouent un rôle central, car « elles ont le pouvoir d’agir sur l’esprit des gens ». Lors de ces célébrations, « la musique est appréciée pour ses mélodies riches et instables » (Delavaud-Roux, 1988, p. 25). Ce sont ses rythmes « impétueux qui conduisent à la transe », car cette forme musicale dithyrambique agit comme un exutoire hypnotique. « La musique dionysiaque est donc placée sous le signe de la démesure et du dérèglement, du vacarme et de la frénésie […] ce qui provoque ou entretient l’état de transe » (Delavaud-Roux, 1988, p. 23).

Les participants forment un chœur qui chante des dithyrambes, autrement appelés des cantiques. Dans l’espace, le chœur encercle le thymélé, littéralement « l’autel où l’on brûle » (Moretti, 2009, p. 12) les offrandes. Or, « les danses au mouvement circulaire, par leurs rythmes irrésistibles et leur activité trépidante, menacent constamment d’entraîner les spectateurs dans leur extase »23

(Grove, 1989, p. 79). Cet effet d’entraînement du chœur implique tous les participants et les exhorte à la transe. Ici se situent la raison et l’origine de notre être-ensemble. « C’est en effet le “spectacle en soi” et notamment le “théâtre” qui se réalise dans un état plus ou moins conscient de transe »

23 Traduction libre de : « Circular forms of dance, due to their irresistible rhythms and vibrating activity, they constantly threaten to sweep nearby passive viewers up into their ecstacy ».

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(Delavaud-Roux, 1988, p. 57). La transe collective évolue vers une expression plus tempérée : le théâtre.

Avec la création du théâtre antique, l’espace circulaire autour du thymélé réservé aux danseurs et aux musiciens devient l’espace de l’orchestre (Moretti, 2009, p. 15). Cette configuration amène la naissance de la scène qui sépare les danseurs, les musiciens et les célébrants. Cet aménagement physique des lieux impose aux corps une condition de spectateur. Cette distanciation crée la « dramatique », qui est, sous une nouvelle forme, la persistance de la catharsis. L’espace scénique produit l’effet de distanciation des acteurs et des spectateurs. L’implication est plus subjective. C’est ainsi que le théâtre grec conserve l’invitation dionysiaque à outrepasser les lois et les classes sociales, dans son incitation à la participation démocratique et à la paix sociale (Csapo & Miller, 2007).

Ce rituel antique et l’émergence du théâtre produisent, dans l’audience, une expérience collective d’être-ensemble. « Il y a deux conceptions du rôle de l’audience, la première est que les spectateurs se sentent isolés dans leur sentiment empathique au drame, la seconde est que dans l’audience, les identités individuelles se mélangent et expérimentent un sentiment empathique collectif24 » (Nicholson, 1973, p. 181). Il y aurait donc une séparation représentationnelle qui

provoquerait une connexion expérientielle. Dans celle-ci, le chœur agit comme un « mur vivant » qui isole la tragédie du monde de la réalité, une convention qui élève le drame du plan de la vie naturelle au plan de la vie idéalisée qu’est le plan de l’art »25 (Nicholson, 1973, p. 84). Contrairement au choeur

du rite dionysiaque, qui implique tout le monde, le chœur du théâtre est constitué d’acteurs.

Un sens de la communauté émerge alors dans le vécu des participants. En retournant aux textes sur l’art de Platon, Rancière propose dès l’antiquité trois figures de la communauté (Rancière, 2000). Celles-ci concordent avec les trois formes de communauté de Turner (Alexander, 1991) : le régime représentatif ou normatif, par exemple, des spectateurs dans une représentation de théâtre ou un concert; le régime éthique ou idéologique, par exemple, une communauté religieuse, une confrérie, ou des hippies qui vivent ensemble parce qu’ils partagent les mêmes idées; le régime esthétique ou existentiel, par exemple, les participants d’un rite dionysiaque ou d’un happening artistique. « Le régime esthétique est mû par la logique égalitaire, la seule règle qui, parce qu'elle est paradoxale, ne

24 Traduction libre de: « There are two opposing concepts of the role of the audience: one Is that the spectators should feel Isolated, each alone in his empathic response to the drama; the other is that the audience should merge its separate identities and experience a collective empathy ».

25 Traduction libre de: « Schiller called the chorus a living wall which insulates the tragedy from the world of reality. In other words, it is a convention which elevates drama from the plane of natural life to the plane of idealized life that is the plane of art ».

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destine depuis aucune origine extrinsèque » (Rancière, 2000). Le régime esthétique, autrement appelé existentiel, conduit à l’être-ensemble de notre projet : les participants partagent une expérience esthétique.