• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : L’ubérisation

I. Qu’est-ce que l’ubérisation ?

1. Origine

Dans un article-entretien intitulé « Maurice Lévy tries to pick up Publicis after failed deal with Omnicom »7 et publié dans le Financial Times du 14 décembre 2014, Maurice Lévy s’exprime à propos du phénomène de l’ubérisation : « Everyone is starting to worry about being Ubered ». C’est la première fois qu’un grand patron détourne le nom de l’entreprise californienne pour en faire un néologisme désignant le phénomène issu de l’économie numérique et menaçant crescendo les entreprises traditionnelles.

1.1. Un néologisme pour désigner un phénomène darwinien

Le néologisme « ubérisation » a été créé à partir du nom de la start-up californienne Uber créée en 2009 par Garrett Camp, Travis Kalanick et Oscar Salazar. Globalement, il fait référence aux entreprises de l’économie numérique qui fondent leur modèle économique sur une plateforme d’intermédiation en ligne mettant en relation directe des autoentrepreneurs, souvent géolocalisés, proposant leurs biens et/ou leurs services à des clients, particuliers ou entreprises, ayant la possibilité de réserver et de payer en ligne, la plateforme se rémunérant généralement par une commission prélevée sur le montant de chaque transaction réalisée par les autoentrepreneurs. Ce modèle est typiquement celui d’Uber : celle-ci a créé une application disponible sur smartphone qui permet de mettre en contact des chauffeurs de VTC (Véhicules de Tourisme avec Chauffeur) avec des clients de toutes sortes (professionnels, touristes, personnes non véhiculées, etc.). Cette nouvelle manière de faire du business inquiète sérieusement les compagnies de taxis traditionnelles qui voient cette concurrence d’un très mauvais œil en la qualifiant de déloyale, puisque les chauffeurs ne sont pas des professionnels, et en ayant peur de voir leur marché rentier s’éroder. Ce « digital darwinism »

6 Schumpeter, J.A. (1943). Capitalisme, socialisme et démocratie, traduction française (1951), Editions Payot,

pp.106-107.

est aussi dû à la structure de coûts et à la flexibilité très différentes des entreprises classiques puisque les start-ups ubérisées ne supportent que des coûts limités, liés uniquement à la gestion de leur plateforme, et les autoentrepreneurs ne sont pas toujours des professionnels et gèrent leur temps de travail et leur volume d’activité comme bon leur semble. Les compagnies de taxis, tout comme les entreprises traditionnelles des autres secteurs, sont littéralement dépassées par le phénomène de l’ubérisation qui les ringardise et les expulse du jeu concurrentiel. Ainsi, le phénomène de l’ubérisation incarne un nouveau business model qui met en œuvre un processus de sélection naturelle des entreprises inédit jusqu’alors.

1.2. La définition du phénomène

Dans un entretien accordé et retranscrit dans le livre Uberisation = Economie déchirée ?8, Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à l’EM Lyon, donne une définition très complète de l’ubérisation : « […] c’est l’automatisation et la numérisation d’une industrie qui font tomber des barrières d’entrée que l’on croyait solides, ouvrant la voie à de nouveaux entrants qui mettent en œuvre des modèles d’affaire radicalement différents. La caractéristique de ces entrants est de ne pas posséder d’actif physique. Ainsi, Uber, qui donne son nom à ce phénomène, devient l’une des plus grandes sociétés de service de transport à la personne sans posséder un seul véhicule tandis qu’AirBnB propose des chambres dans le monde entier sans posséder un seul hôtel. La difficulté pour les acteurs en place est double : d’une part, il est très difficile de lutter contre un nouveau modèle d’affaire : techniquement, AirBnB n’est pas un hôtel et Uber pas une société de taxi. D’autre part, l’absence d’actif jointe à l’exploitation des effets permettent à ces acteurs des vitesses de propagation fulgurantes. Ce qui rend particulièrement difficile la réaction des acteurs en place est qu’initialement, ces nouveaux entrants ne leur prennent pas de clients ; ils séduisent des « non-consommateurs ». Les clients des hôtels et des taxis hésiteront à se retrouver sur le canapé ou dans la voiture d’un inconnu. Mais ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un hôtel ou un taxi peuvent, grâce à ces acteurs, devenir consommateurs. Donc ceux-ci augmentent le marché global de leur industrie. Dans un deuxième temps, le succès peut amener à grignoter l’espace des acteurs en place. Ainsi, le chiffre d’affaires des hôtels à New York a baissé l’année dernière, premier impact d’AirBnB. C’est à ce moment qu’on voit vraiment l’impact de la rupture et que les acteurs en place commencent à souffrir, mais alors il est trop tard. ». Ainsi, pour tenter de résumer cette définition claire et précise, on pourrait dire que l’ubérisation est un phénomène qui consiste pour une entreprise à proposer à un client un service (ou un bien) similaire à celui proposé par les entreprises établies, à la différence qu’elle ne le produit pas et qu’elle ne possède pas d’actif physique mais qu’elle met en relation par l’intermédiaire d’une plateforme l’offre et la demande.

1.3. Pourquoi l’ubérisation est-elle apparue ?

La question que l’on est alors en droit de se poser concerne l’apparition et le succès de ce modèle. Pourquoi avoir créé Uber ? La réponse est apportée par une histoire triviale9. Travis Kalanick, l’un des fondateurs de Uber, était en voyage en France en 2009. En débarquant de son avion à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle, il avait besoin de prendre un taxi pour se rendre dans le centre de Paris. Travis Kalanick a alors été effaré par le manque de taxis disponibles, par les prix pratiqués et surtout par la très médiocre – et légendaire ! – qualité de service des taxis parisiens, et français en général. Il ne comprenait pas comment un pays comme la France pouvait tolérer une économie de rente dans un métier aussi important pour le tourisme et les transports urbains. A son retour à San Francisco, Travis Kalanick a alors décidé de révolutionner le métier de taxi en créant Uber avec deux de ses amis.

La création d’Uber est donc venue de l’intuition qu’a tout grand entrepreneur : la compréhension de l’insatisfaction des clients face à un bien ou un service existant. Cette insatisfaction peut venir du niveau des prix, de la qualité proposée, de la quantité disponible ou même de la façon dont le bien ou le service est offert au client. De là découle un nouveau besoin chez le client, mécontent de son expérience passée et présente. Une zone, que les professeurs de stratégie appellent « Océan bleu », apparaît et consiste en un nouveau marché. Cet océan bleu constitue la brèche dans laquelle les start-ups ubérisées s’engouffrent pour conquérir des « non-consommateurs » mais aussi pour satisfaire les clients déçus par les entreprises traditionnelles. Le credo des entreprises ubérisées consiste à être « client-centric » et non pas autocentrées, c’est-à-dire à concentrer leurs efforts sur l’« UX » (User Expérience) afin d’améliorer la qualité de service, sans oublier les prix. Ces mêmes entreprises se sont également appuyées sur une révolution technologique et sociétale : la numérisation de l’économie et la digitalisation des modes de consommation. Ainsi, l’ubérisation est apparue suite à une insatisfaction des clients face à l’économie de rente instaurée par les entreprises traditionnelles dans de nombreux secteurs.