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Une nouvelle forme de concurrence pour les entreprises classiques

Chapitre 2 : L’ubérisation

III. Les conséquences de l’ubérisation

2. Une nouvelle forme de concurrence pour les entreprises classiques

D’après John Chambers, le CEO de Cisco : « 2/3 des grandes entreprises auront disparu d’ici 20 ans. ». Ce constat fait froid dans le dos. Comment peut-on imaginer que des grandes entreprises comme AccorHotels, SNCF, ou encore Cisco qui sont installées dans le paysage économique depuis des décennies, qui sont en position de monopole pour certaines, qui bénéficient d’une notoriété, d’une marque et parfois d’une reconnaissance sans pareil, puissent être renversées par ces « moucherons » que sont les entreprises ubérisées,

30 Teboul, B., & Picard, T. (2015). Uberisation = Economie déchirée ? Editions Kawa (2015), p.69. 31 Teboul, B. (2016). « La disruption créatrice à l’œuvre », Revue Constructif, n°44, juin 2016.

constituées d’une plateforme en ligne et d’une poignée de salariés ? Cela paraît fou, mais pourtant cette hypothèse doit être prise très au sérieux dans les scénarii prospectivistes des grandes entreprises. Car, comme dit Andrew Grove, l’ex-PDG d’Intel : « Seuls les paranoïaques survivent. ».

2.1. La remise en cause des rentes établies

Comme on l’a vu précédemment, l’un des atouts du business model des start-ups ubérisées est de clarifier le marché pour les consommateurs, autrement dit de réduire l’asymétrie d’information dont ils peuvent souffrir. Celle-ci recouvre principalement l’écart existant entre le prix facturé pour le bien ou le service proposé et son coût de production, c’est-à-dire la marge que réalise le producteur. Grâce aux plateformes, les consommateurs peuvent être davantage informés du niveau de ces marges et peuvent même, si les indépendants sont maîtres des prix, faire jouer la concurrence de manière beaucoup plus importante qu’avec des entreprises classiques qui parfois s’entendent sur les prix. En réduisant le flou artistique, les start-ups ubérisées ont renforcé l’exigence des clients tant en matière de prix que de niveau de qualité attendu.

L’arrivée de ces nouveaux concurrents a une conséquence directe : la remise en cause des rentes établies. Les grandes entreprises traditionnelles ne peuvent plus se cacher derrière leurs coûts de production pour justifier des prix prohibitifs, et elles ne peuvent plus non plus se contenter de proposer un service minimum à leurs clients. Elles sont obligées de se réformer et de faire des efforts face à ces nouveaux intermédiaires qui se sont immiscés dans la chaîne de valeur avec pour étendard « glasnost » et « perestroïka ». Les pertes de chiffre d’affaires, de marges et de capacités d’investissement peuvent être colossales. « Les exemples des rentes remises en cause sont nombreux : dans le transport avec le monopole des taxis qui vole en éclats, dans l’hébergement avec l’arrivée sur le marché de 300 000 lits supplémentaires dans 15 000 communes (contre 6 000 pour celles comptant au moins un hôtel), dans le juridique avec les plateformes dites « LegalTech » qui simplifient et optimisent les premières démarches juridiques simples, dans la restauration avec les plateformes de livraison de repas (appuyées ou pas sur les acteurs traditionnels), dans l’esthétique avec les coiffeuses et maquilleuses indépendantes qui viennent concurrencer les salons de beauté… »32. Et les rentes qui s’érodent laissent la place à d’autres, celles des start-ups ubérisées. Celles-ci s’apparentent volontiers à des coucous qui s’installent dans le nid des entreprises traditionnelles car elles instaurent à leur tour une nouvelle forme de rente. Par exemple, la plateforme de réservation de chambres d’hôtels Booking est devenue un incontournable pour les hôtels. Mais ces derniers doivent s’acquitter de la fameuse commission comprise entre 15 et 30% qui n’existait pas auparavant, et leur activité doit se

32 Jacquet, D., & Leclercq, G. (2016). Uberisation : Un ennemi qui vous veut du bien ? Editions Dunod (2016), Hors

recentrer uniquement sur le service des clients. Les start-ups ubérisées constituent donc un nouvel empire en lieu et place de l’ancien.

Ainsi, l’arrivée de ces nouveaux conquérants que sont les start-ups ubérisées remet très largement en cause les rentes établies par les entreprises traditionnelles, que ce soit au niveau des prix ou de la qualité proposée.

2.2. Le règne des innovations frugales

Le deuxième point à noter à propos de l’ingéniosité dont font preuve les start-ups ubérisées par rapport à leurs aînées, c’est leur capacité à se remettre en question et à innover de manière intelligente si l’on peut dire. L’innovation n’est pas qu’une question d’argent mais aussi d’intelligence…

En l’occurrence, les start-ups ubérisées s’inscrivent dans ce que l’on nomme l’innovation « jugaad », autrement dit l’innovation frugale. Traduit de l’hindi, « jugaad » fait référence à « l’art de concevoir des solutions ingénieuses ». Ce nouveau genre d’innovation est apparu dans les pays émergents qui ont jusqu’à présent été contraints d’innover avec le peu de moyens qu’ils avaient à disposition. Pour réussir à rattraper les pays développés, ces pays sont contraints de devoir « faire plus et mieux avec moins », et donc d’optimiser leurs ressources grâce à leur créativité et à leur ingéniosité. Or, c’est exactement ce que font les startuppers de l’ubérisation : souvent étudiants, ils n’ont que peu de moyens pour se lancer à l’assaut des marchés matures où règnent les puissants groupes rentiers. Ils doivent alors faire preuve de génie pour arriver à capter le marché, et la création d’une plateforme d’intermédiation est une idée ingénieuse qui a ensuite fait florès dans de nombreux secteurs de l’économie. « Les entrepreneurs « jugaad » perçoivent les fortes contraintes comme autant d’incitations à innover. « Le moteur de l’innovation des économies occidentales est devenu trop rigide, trop insulaire et trop gourmand pour rester efficace. Il consomme beaucoup de ressources, et pourtant, pour de nombreuses entreprises, il produit peu de choses significatives. Selon le cabinet de conseil en management Booz & Company, les mille premières entreprises dans le monde qui investissent le plus dans l’innovation, pour l’essentiel des entreprises occidentales, ont dépensé plus de 600 milliards de dollars pour leur R&D en 2011. Mais qu’ont-elles obtenu en retour ? Pas grand-chose, selon les recherches effectuées en R&D et les performances financières des entreprises. Pour dire les choses plus crûment : l’argent ne peut pas acheter l’innovation », écrit Navi Radjou le 23 avril 2014 dans une tribune du Huffington Post. »33

Ainsi, les start-ups ubérisées ont su tirer parti de leurs ressources limitées et de leur ingéniosité pour faire de l’innovation frugale qui s’est révélée être très fructueuse pour elles… et terribles pour les entreprises traditionnelles.

2.3. Le risque d’inertie organisationnelle

Dans Capitalisme, socialisme et démocratie34, Joseph Alois Schumpeter démontre que les entreprises traditionnelles qui jouissent d’une position de force sur un marché ont tendance à se contenter de réaliser quelques innovations incrémentales de manière à faire vivoter leur marché, mais à ne pas chercher à réaliser des innovations de rupture potentiellement plus profitables mais aussi plus coûteuses et plus dangereuses. Ces entreprises préfèrent donc investir dans ce qu’elles connaissent et ce dont elles sont capables de tirer du profit. Autrement dit, elles vivent sur leurs acquis en évitant de prendre des risques.

Cependant, le fait de vouloir rester comme un bernard-l’hermite dans sa coquille porte un nom : l’inertie organisationnelle. Celle-ci est souvent la conséquence d’un paradigme stratégique développé par les entreprises installées, qui s’apparente à un complexe de supériorité. Les entreprises dominatrices d’un marché croient que le succès qu’elles ont obtenu jusqu’à présent, grâce à une innovation de rupture, va se perpétuer ad vitam

aeternam et qu’elles n’ont pas à prendre des risques inconsidérés, ni à se soucier des

innovations de leurs voisins. C’est exactement ce qui est arrivé à l’entreprise Kodak qui a cru que son appareil photo traditionnel, qui a eu un succès mondial pendant des décennies, valait toujours mieux que les appareils numériques qui ont commencé à faire leur apparition dans les années 2000. Kodak ne s’est lancé qu’à dose homéopathique sur ce marché, ce qui l’a conduite à la faillite en 2012. Kodak a donc été victime de son inertie organisationnelle provoquée par son paradigme stratégique. Un Ted Talk du journaliste au Financial Times, Charles Leadbeater, illustre ce risque d’inertie organisationnelle pour les grandes entreprises : « « Qui accepterait de faire confiance à un salarié qui vous demanderait d’investir sur un projet dont le marché n’existe peut-être pas, reposant sur un service complètement nouveau, inconnu, donc sans comparaison possible pour mesurer le risque, dont l’issue est loin d’être évidente ? » ». La frilosité des acteurs puissants et établis est donc un phénomène loin d’être isolé.

Ainsi, l’innovation disruptive est perçue par les grands groupes comme ayant un rapport bénéfices/risques déficitaire, ce qui les conduit souvent à ne pas suivre les innovations de leurs concurrents, au risque de prendre un retard irréversible.