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Chapitre 2 : L’ubérisation

I. Qu’est-ce que l’ubérisation ?

3. Fonctionnement

Les principales caractéristiques des entreprises ubérisées étant désormais connues, il s’agit maintenant de s’intéresser à leur fonctionnement financier et juridique pour comprendre dans quelle mesure elles représentent un modèle économique prédateur pour les entreprises traditionnelles et en quoi ces dernières sont bouleversées.

3.1. La capacité à bouleverser les entreprises traditionnelles

Le fait véritablement clivant du fonctionnement des entreprises ubérisées est leur caractère disruptif très intense. En effet, à l’instar des Barbares des steppes attaquant Rome au Vème siècle – comparaison tirée des cycles de conférences « Les barbares attaquent » organisés par Nicolas Colin de The Family12 –, les startuppers semblent affluer de toutes parts et s’attaquer sans vergogne aux entreprises établies et reconnues parfois depuis des dizaines d’années. Aucun secteur ne semble être épargné : la SNCF doit faire face à la concurrence du covoiturage, représentée par BlaBlaCar, à la fois sur ses lignes à grande vitesse mais aussi et surtout sur ses lignes de TER et Intercités qui ont un rapport qualité/prix parfois inférieur au covoiturage ; les banques doivent contenir l’arrivée massive du crowdfunding dans le financement de projet, dont KissKissBankBank est la figure de proue ; le secteur des intérimaires est également bouleversé par l’arrivée de start-ups comme Y qui proposent aux entreprises, recherchant des personnes compétentes pour remplir de courtes missions, de les trouver sur leur plateforme sur laquelle s’inscrivent des étudiants issus des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs ; même les guides touristiques ont eux aussi leur concurrence avec l’arrivée de Cariboo, une start-up spécialisée dans la mise en relation des touristes avec les habitants du lieu ou de la ville visité par ces touristes ; etc. La liste est bien trop longue pour être évoquée de manière exhaustive car les secteurs de la santé, du droit, de l’éducation et bien d’autres sont aussi touchés par le phénomène de l’ubérisation.

Ce qui est particulièrement effrayant pour les entreprises traditionnelles, c’est à la fois la vitesse avec laquelle cette concurrence apparaît sur le marché et arrive à maturité, et surtout la facilité déconcertante avec laquelle des individus, parfois même des adolescents, armés de leur seul ordinateur et de la maîtrise du code, parviennent à créer une plateforme de mise en relation qui constitue pour eux une vraie « poule aux œufs d’or », alors que cela signifie des pertes parfois colossales pour les entreprises établies qui ne sont plus que des colosses aux pieds d’argile.

Ainsi, pratiquement aucun secteur de l’économie ni aucune entreprise traditionnelle n’est à l’abri de « se faire ubériser ».

3.2. Une structure économique optimisée à l’extrême

La question financière demeure tabou dans l’ensemble des entreprises ubérisées. Pourtant, leur rentabilité, même si elle n’est pas universelle, est un secret de polichinelle.

12 http://barbares.thefamily.co/

D’un côté, leurs revenus sont potentiellement très importants, et ce souvent grâce à plusieurs canaux. Si l’on prend l’exemple d’Uber, la principale et quasi-unique source de leurs revenus consiste en une commission de 25% (en France, en tout cas) prélevée sur le prix facturé à chaque course. Le revenu total est alors variable puisqu’il dépend du trafic, c’est-à- dire du nombre de courses effectuées, dépendant elles-mêmes du nombre d’offreurs, donc de VTC, et du nombre de clients prenant ces VTC. La seconde source de revenu, là encore variable, consiste à proposer aux offreurs des suppléments à une opération de vente qui est à la base gratuite. Par exemple, sur Leboncoin.fr, lors de la création d’une petite annonce, les offreurs ont la possibilité d’accentuer la visibilité, et par conséquent la probabilité de vente, de leurs produits en achetant des emplacements photos supplémentaires ou le droit de figurer pour une durée déterminée en tête de toutes les annonces des biens de la catégorie. On voit donc que dans ce cas de figure, les revenus dépendent du nombre de clients et de leur propension à acheter ces facilitateurs de vente. La troisième source de revenu est encore variable et consiste principalement en la vente d’espaces publicitaires sur les plateformes en ligne et les applications mobiles. Enfin, la dernière source de revenu est mi-fixe, mi-variable : il s’agit des abonnements, tel qu’Uber Plus lancé fin 2016 par Uber, pour permettre à ses clients, en échange d’une somme forfaitaire mensuelle, d’avoir des trajets illimités dans une zone géographique précise. Au global, on se rend compte que les revenus des start-ups ubérisées sont en grande partie variables et nécessitent un trafic important.

D’un autre côté, la nature même de ces entreprises fait qu’elles supportent peu de coûts de structures, notamment en raison de leur absence totale d’actifs physiques (hormis les bureaux de gestion) et de leur faible masse salariale. Par exemple « Charles Leadbeater parle dans son intervention d’une rencontre avec Timothy Chan pendant laquelle il prend conscience que Shanda, une des plus grandes entreprises de jeux en ligne de Shanghai qui compte plus de 2,5 millions d’abonnés, n’est gérée que par 500 salariés. »13. Concrètement, les coûts de ces entreprises se limitent généralement à payer les salariés qui gèrent le fonctionnement et l’optimisation de la plateforme ainsi que l’internationalisation du modèle. Il peut y avoir malgré tout des coûts liés à la publicité, mais aussi des frais de justice liés aux procès perdus face aux acteurs traditionnels pour cause de concurrence jugée déloyale. Au global, les coûts des plateformes semblent donc plutôt limités.

Ainsi, le business model des start-ups de l’ubérisation semble très profitable puisque si le succès est au rendez-vous, les coûts et les investissements sont très largement absorbés par les revenus. Pourtant, certaines entreprises ubérisées sont en pertes, dont Uber qui a perdu 2,8 milliards de dollars en 2016. Mais cela n’empêche pas sa valorisation de grimper car de nombreux investisseurs considèrent que son business model est « scalable » dans le monde entier et va permettre de générer un trafic énorme, et donc des profits très importants.

3.3. L’exploitation des failles juridiques

On vient d’évoquer les possibles frais juridiques dont doivent s’acquitter les entreprises ubérisées suite aux poursuites judiciaires engagées par leurs concurrentes traditionnelles pour concurrence déloyale. Ceci s’explique par le fait que le fonctionnement intrinsèque de ces start-ups consiste à exploiter la moindre faille juridique du système législatif de chaque pays pour pouvoir s’implanter et prospérer.

Prenons le cas de Uber. Rien n’interdit légalement à un individu ayant un permis de conduire de plus 3 ans (+ une licence professionnelle VTC, une courte formation et une assurance de transport professionnel) de conduire un VTC et de faire exactement le même travail qu’un conducteur de taxi professionnel, à ceci près que le conducteur de VTC n’a pas acheté de licence professionnelle de taxi à prix prohibitif et est soumis à des charges sociales souvent très inférieures à celles des taxis classiques – la plupart des conducteurs de VTC ont un statut d’entreprise individuelle ou SARL (80%) ou sont des autoentrepreneurs (20%). Certains chauffeurs ne paient même aucune charge du fait qu’ils conduisent sans le moindre statut social. Uber profite largement des failles du système social et juridique français pour se constituer une armée de chauffeurs volontaires. Tout le monde est gagnant, Uber comme les chauffeurs de VTC et leurs clients, sauf les taxis.

Intéressons-nous maintenant à AirBnB. La plateforme californienne de location d’hébergement permet à tous les propriétaires – et même parfois aux locataires ! – de louer leur bien immobilier autant de jours qu’ils le veulent au prix qu’ils souhaitent, et ce sans en informer les autorités publiques. Certains multipropriétaires en font leur métier et peuvent gagner beaucoup d’argent non déclaré. La subtilité juridique repose sur le fait que l’argent issu de la location est considéré comme une rétribution et non comme une source réelle de revenu. En réaction, comme à Paris par exemple, des mesures juridiques sont progressivement mises en place pour limiter la durée annuelle de location des biens, mais rien n’est encore fait pour exiger la transparence des loyers et leur taxation.

Ainsi, l’un des éléments clefs du fonctionnement des start-ups ubérisées consiste à entrer sur le marché des entreprises traditionnelles en exploitant les failles des systèmes juridiques et sociaux qui constituent autant de talons d’Achille pour celles-ci.