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QUELLE(S) ORIENTATION(S) ENTRE COHÉRENCE THÉORIQUE ET COHÉRENCE PRATIQUE DES ARTEFACTS D’INFORMATION ? COHÉRENCE PRATIQUE DES ARTEFACTS D’INFORMATION ?

SECTION 2. SUR L’INNOVATION SOCIO-TECHNIQUE

1. QUELLE(S) ORIENTATION(S) ENTRE COHÉRENCE THÉORIQUE ET COHÉRENCE PRATIQUE DES ARTEFACTS D’INFORMATION ? COHÉRENCE PRATIQUE DES ARTEFACTS D’INFORMATION ?

Muriel Amar a élaboré dans [AMAR, 1997] des éléments pour passer d’un objet « empirique » – le sien était l’indexation – à un objet théorique. Sur un plan épistémologique, dit-elle, un objet étudié dans la perspective des Sciences de l’Information et de la Communication est nécessairement un objet appréhendé dans sa finalité. Sur un plan méthodologique, l’objet doit pouvoir être considéré de façon autonome : il faut pouvoir « isoler » un phénomène.

Amar analyse ainsi l’indexation à partir de ce qu’elle appelle ses « lieux d’inscription » : les lieux professionnels tout d’abord (les endroits où elle s’exerce), techniques ensuite (les lieux qui la simulent, comme les systèmes informatique, ou ceux qui la modélisent, comme les normes) et enfin discursifs (telle que décrite dans la littérature professionnelle et experte).

En fin de compte, sur la base de ces considérations et en se replaçant dans la perspective de Berrendonner et Reichler-Béguelin, qui proposent une analyse des décalages entre modèle

pratique et modèle scientifique, Amar montre que sur des points conflictuels précis, la description classique de l’indexation achoppe.

Le travail de Muriel Amar nous semble intéressant, en ce qu’il invite à sonder la cohérence d’un « objet » a priori cohérent, en analysant les discours des acteurs ainsi que les usages, tels que les systèmes les « simulent » et telles que les normes techniques les « modélisent ».

À la fin de la section précédente, nous avons envisagé une « autre approche » de la conception des systèmes d’information. Elle consiste à déduire les « catégories pratiques » d’une cohérence théorique – autrement dit à ne plus se servir de métaphores graphiques ou de catégories conçues dans l’usage. On retrouve cette autre approche employée chez trois auteurs :

- Daniel Peraya, cherchant à catégoriser les paratextes,

- Michel Foucault, cherchant à mettre en évidence des formations discursives,

- Charles S. Peirce, fournissant les moyens d’expliquer la construction des

significations.

Dans cette partie, nous présentons d’abord distinctement ces trois approches. Nous envisageons ensuite leurs points communs, dans la perspective d’élaborer une nouvelle approche de l’innovation socio-technique, qui nous aidera à développer l’approche fonctionnelle.

COHÉRENCE THÉORIQUE DES PARATEXTES.

Dans [PERAYA, 1995], Daniel Peraya entreprend d’élaborer une théorie générale des

paratextes fondée sur la relation fonctionnelle et dynamique qu’ils entretiennent avec les textes. A minima, le paratexte désigne l’ensemble formé par le péritexte et l’épitexte, sachant que :

- le péritexte désigne l’ensemble des textes qui complètent le texte principal d’un ouvrage écrit dont il fait partie,

- l’épitexte désigne l’ensemble des textes qui complètent le texte principal d’un ouvrage sans en faire partie50.

Mais Mohamed Ben Romdhane constate dans [BEN ROMDHANE, 2001] qu’il n’y a pas de consensus chez les chercheurs du domaine (Lane, Genette, Jacobi, Peraya, etc.). Il

recommande donc de manier les définitions avec prudence. En effet, ce qui préocupe Genette, c’est l’articulation entre une forme proposée par un auteur et l’appropriation de cette forme par un médiateur, afin qu’elle pénètre l’espace public. Le texte désigne ainsi l’élément produit par l’auteur, et le paratexte les éléments rajoutés en rapport à la médiatisation. Peraya quant à lui considère l’illustration comme une forme importante de paratexte, qui regroupe différentes « réalités empiriques » tels que les schémas, les sociogrammes, les sémantogrammes, les graphiques, les tableaux. Cette proposition diverge de celle de nombreux enseignants-chercheurs, pour qui l’illustration est au cœur même du raisonnement et de fait, ne saurait être dissociée du texte51.

Néanmoins, nous partirons ici de cette définition : dans tout texte s’insère un paratexte ; ce dernier constitue un élément secondaire, complémentaire par rapport au texte : tandis que le texte a une existence propre, une autonomie, le paratexte s’avère quant à lui conditionné par le texte qui lui préexiste et qui lui donne accès. À propos du paratexte donc, la question centrale que pose Peraya est la suivante :

Comment peut-on fonder une cohérence théorique du paratexte, et comment catégoriser les paratextes […] Que peuvent en effet avoir en commun, par exemple, une photographie et un schéma, un dessin et une formule mathématique ?

Le premier élément remarquable de son approche réside dans le fait de convoquer des théories « sémiotiques » et « psychologiques », afin de replacer le paratexte dans un double cadre conceptuel : celui de l’image et de la représentation :

Toutes les recherches convergent aujourd’hui pour souligner le rapport entre représentations matérielles et représentations mentales, entre images et modèles mentaux. C’est pourquoi il nous semble important de reconnaître la nécessité théorique d’une articulation entre une sémiotique des représentations et une théorie psychologique de ces dernières.

Le deuxième élément remarquable de l’approche de Peraya consiste à refuser l’analyse empirique (l’observation), au profit d’une « conceptualisation ». En effet, Peraya estime que l’on ne pourra établir une typologie utile des paratextes qu’à partir du moment où l’on aura fondé leur cohérence théorique. Ce postulat implique de s’être dégagé des formes usuelles

51 Sartre disait d’ailleurs que « l’image n’est ni une illustration, ni un support de la pensée, mais elle est elle-même pensée et à ce titre elle comprend un savoir, des intentions ».

auxquelles ils sont associés : « de façon générale, il semble toujours délicat de définir des catégories à partir des objets empiriques qui sont susceptibles de les représenter »52.

Peraya propose ainsi deux critères a priori pertinents pour établir la cohérence du paratexte : « deux caractéristiques communes à tous les paratextes permettent de retrouver une cohérence théorique : d’une part la fonction sémiotique – symbolique – puisqu’il s’agit toujours de formes de représentation et, d’autre part, le type de discours dans lequel il s’inscrivent »53. Ces critères, Peraya s’en sert pour prendre le contre-pied des travaux de Beslile qui, pour catégoriser les paratextes, se fonde sur la seule échelle d’iconicité d’Abraham Moles, forgée pour rendre compe de la manière dont l’œil saisit les signes :

Nous voudrions évoquer la classification des paratextes que propose Belisle ; l’auteur distingue sept types de paratextes dont le degré d’iconicité va décroissant, mais dont les fonctions sont exclusivement définies par rapport à cette échelle d’iconicité : la photographie, les graphiques, les organigrammes, les schémas, les tableaux, les textes. […]. On le voit, en liant la fonction des paratextes à la définition de leur degré d’iconicité, il devient impossible de leur attribuer d’autres fonctions que celles liées à leur statut de signe et à leur qualité d’icône. Le degré d’iconicité des paratextes est plus que vraisemblablement corrélé avec certaines fonctions. Cependant, nous pensons quant à nous que la seule façon de faire apparaître ces relations – entre nature des paratextes et fonctions – consiste à définir les uns et les autres selon des critères distincts, respectivement le degré d’iconicité et le fonctionnement discursif .

Cette critique est donc l’occasion pour Peraya de préciser sa piste initiale pour la cohérence théorique des paratextes : il s’agit de distinguer, d’abord la nature iconique ou sémiotique des paratextes, ensuite la fonction qu’ils vont remplir au cœur d’un système discursif et enfin, la relation qui va se tendre entre cette nature et cette fonction. Peraya précise encore :

On observerait donc des usages, des fonctions et des rôles différents attachés cependant au même type de représentation (l’illustration par exemple). Inversement, la même fonction pourrait être assumée par plusieurs représentations types différentes (l’illustration et le schéma, par exemple).

52

Cette attitude n’est pas sans rappeler le précepte « form follows function » de Louis Sullivan, l’un des instigateurs du mouvement fonctionnaliste en architecture : la forme suit la fonction ; la cohérence de l’objet, c’est ce qu’il permet de faire, et non la manière dont on le perçoit.

COHÉRENCE THÉORIQUE DES FORMATIONS DISCURSIVES.

Dans l’introduction à l’Archéologie du Savoir [FOUCAULT, 1969], Michel Foucault caractérise un changement de paradigme dans toutes les Sciences Humaines et Sociales qui, pour comprendre les faits de l’homme et notamment ses faits discursifs, les replacent dans le contexte de leur genèse et de leur évolution. Il s’agit, pour Foucault, de revoir en profondeur la question de la constitution des unités et des séries. Ainsi, les quelques transformations suivantes sont attendues :

- La possibilité d’une histoire globale tend à s’effacer – l’idée du « visage de l’époque » devient obsolète.

- La discontinuité n’est plus considérée comme une fatalité, mais devient un concept opératoire.

- On ne s’intéresse plus à l’enchaînement des éléments au seins de la série, mais à la constitution de séries. Autrement dit on cherche à mettre à jour l’ordre, les lois, les limites, les « dimensions » de chaque unité, de chaque série.

- Les problèmes méthodologiques se multiplient, se complexifient. On trouve notamment parmi eux : la constitution de corpus pertinents, la définition du niveau de caractérisation approprié54, ainsi que la détermination des relations caractérisant un ensemble. Ces dernières peuvent être numériques ou logiques, fonctionnelles, causales, analogiques.

Pour assurer le changement de paradigme, Foucault recommande de s’affranchir de toutes les notions ayant trait à la continuité, notamment les notions de tradition, d’influence, de

développement et d’évolution, de mentalité et d’esprit. Sur ce point, il refuse l’idée selon laquelle tout discours repose nécessairement sur un « déjà dit », cet « écho de l’intertextualité », que défend pour sa part Umberto Eco55 : « il ne faut pas renvoyer le discours à la lointaine présence de l’origine ; il faut le traiter dans le jeu de son instance ». Il invite encore à remettre en question les unités « matérielles », celles qui se donnent à voir de manière immédiate, notamment le livre :

le livre a beau se donner comme un objet qu’on a sous la main, il a beau se recroqueviller en ce petit parallélépipède qui l’enferme, son unité est variable et relative. Dès qu’on l’interroge, elle perd son évidence ; elle ne s’indique elle-même, elle ne se construit qu’à partir d’un champ complexe de discours.

54 Ce problème de définition du niveau de caractérisation approprié renvoit selon nous au problème actuel de la granularité.

Ensuite, Foucault livre quatre hypothèses ex abrupto pour mieux procéder à la « découpe » des discours :

- l’hypothèse de l’objet que traitent les énoncés, - l’hypothèse de leur forme et de leur enchaînement, - l’hypothèse de la permanence des conceptsemployés, - et enfin, l’hypothèse des thèmes.

Mais ces hypothèses, Foucault les démantèle aussitôt qu’il les propose, pour en proposer de nouvelles, lesquelles sont alors considérées comme les seules pertinentes :

Au lieu de reconstituer des chaînes d’inférences (comme on le fait souvent dans l’histoire des sciences ou de la philosophie), au lieu d’établir des tables de différences (comme le font les linguistes), [l’analyse] décrirait des systèmes de dispersions. Dans le cas où on pourrait décrire, entre un certain nombre d’énoncés, un tel système de dispersion, dans le cas où entre les objets, les types d’énonciations, les concepts, les choix thématiques, on pourrait définir une régularité, on dira qu’on a affaire à une formation discursive.

Cependant, Foucault prendra tout de même pour repère initial des unités toutes données, telles que la psychopathologie, la médecine ou l’économie politique. Il explique qu’il ne s’appuiera sur elles que le temps de se demander quelles autres unités (discursives) elles sous-tendent. C’est en s’abstrayant ainsi des unités naturelles, immédiates, universelles, que l’on se donne le moyen de décrire les formations discursives.

COHÉRENCE THÉORIQUE DE LA CONSTRUCTION DES SIGNIFICATIONS.

Charles S. Peirce a développé une théorie de la construction des significations : la

sémiotique [PEIRCE, 1978]. Nicole Everaert-Desmedt rappelle que chez la plupart des contemporrains de Peirce (Frege, Saussure, etc.), la signification apparaît par une mise en relation [EVERAERT-DESMEDT, 1990]. Par ailleurs, dans le structuralisme européen, les relations étudiées à la base de la signification s’avèrent toujours binaires. Peirce, quant à lui, explique la naissance de la signification par la mise en relation de trois catégories philosophiques fondamentales – la priméité, la secondéité et la tercéité –, et donne le nom de

phaneroscopie à la théorie dans laquelle il expose ces catégories [PEIRCE, 1978] :

Premier est la conception de l’être, et de l’exister indépendamment de toute autre chose. Second est la conception de l’être relatif à quelque chose d’autre. Troisième est la conception de la médiation par quoi un premier et un second sont mis en relation.

Joëlle Le Marec et Igor Babou nous donnent une synthèse utile de ces catégories dans [LE MAREC et al, 2003] :

La première de ces catégories, que Peirce baptise « priméité », correspond au registre de la qualité. […] c’est l’impression vague et non analysée de quelque chose de possible, en dehors de sa réalisation. […]. C’est une qualité telle qu’on peut l’imaginer en posant le rouge comme couleur potentielle au sein du spectre colorimétrique, et non comme une couleur perçue ici et maintenant. […]. La seconde catégorie, la « secondéité », correspond aux faits bruts, aux existants, aux phénomènes actualisés, aux évènements spatio-temporellement déterminés et engageant une relation. […]. La « tercéité », enfin, est le domaine de la pensée comme signification intentionnelle, mais aussi de la loi, des règles et conventions, des habitudes.

A partir de cette catégorisation, Peirce distingue trois registres de signes : les signes en soi

(ou representamen), les signes objets et les signes interprétants. Pour comprendre comment la production de la signification – c’est à dire la semiose – mobilise les signes, il faut également appliquer la phaneroscopie à chacun de ces trois registres, ainsi que le rappelle [EVERAERT-DESMEDT, 1990] :

La « sémiosis » ou production de la signification, est un processus triadique, qui met en relation un signe ou representamen (1er), un objet (2e), et un interprétant (3e). Chacun des termes de la semiosis se subdivise également en trois catégories : il existe trois types de representamen, trois modes de renvoi du representamen à l’objet, trois façon dont l’interprétant opère la relation entre representamen et objet. On obtient ainsi le tableau suivant :

Catégories de signes Æ Catégories philosophiques fondamentales È

Signe en soi Signe-objet Signe-interpretant

Priméité

Possibilité

Qualisigne Icône Rhème

Secondéité Réel

Sinsigne Indice Dicisigne

Tiercéité Nécessité

Légisigne Symbole Argument

Il apparaît enfin, comme le souligne Nicole Everaert-Desmedt, que l’intérêt de la sémiotique peircienne est d’aider à expliquer comment les individus parviennent à distinguer entre « réalité » et « possibilité » ; l’intérêt est aussi de maîtriser la dialectique entre l’« imaginaire » (la priméité), la « réalité » (la secondéité) et le « symbolisme » (la tiercéité). À ce titre, la sémiotique permettrait de caractériser l’ensemble des phénomènes « culturels ».

DISCUSSION.

Il est maintenant possible de revenir sur les similitudes et les originalités des trois approches qui viennent d’être détaillées, dans la perspective d’élaborer une nouvelle approche de l’innovation socio-technique – et donc, pour développer l’approche fonctionnelle.

Tout d’abord, ces approches ont en commun de partir de critères de cohérence a priori

pertinents pour comprendre, catégoriser ou concevoir des phénomènes du monde (les

paratextes chez Peraya, les formations discursives chez Foucault et les semioses chez Peirce). Elles ne s’assignent alors pas un objectif nomothétique (trouver les lois du monde) mais plutôt un objectif synthétique : les critères de cohérence forgés a priori n’ont pas vocation à être testés, vérifiés ou affinés lors d’une analyse empirique, mais plutôt à « faire voir différemment » les réalités auxquels ils s’appliquent.

Ensuite, il paraît impossible de suivre Peraya, Foucault et Peirce, dans la production des critères de cohérence a priori. Ces critères, ces principes, on ne sait pas précisément d’où ils viennent, sur quoi ils reposent ni comment ils ont été forgés. Cela ne pose pas de problème dans la lecture de Foucault, si l’on applique sur lui l’une de ses thèses essentielles : il est possible qu’un évènement véritable fasse irruption dans le discours. Mais cela en pose un dans la lecture de Peirce, si on applique sur lui le processus de l’abduction56, qu’il a lui-même théorisé.

Enfin, bien que ces auteurs affichent plus ou moins clairement le refus de raisonner à partir de catégories pratiques, tous ne parviennent pas à se déprendre de ces catégories pratiques, jusque dans la mise en perspective même de leur théorie :

- Peraya invite à se dégager des réalités matérielles que le paratexte est susceptible de représenter. Pourtant, c’est dans la critique des travaux de recherche sur le schéma que ses critères de cohérence établis a priori s’énoncent clairement.

56 L’abduction est un mode de raisonnement qui consiste à enchainer l’étonnement, la formulation d’une hypothèse, la déduction puis l’induction : « l’abduction est une méthode pour former une prédiction générale sans assurance positive qu'elle réussira dans un cas particulier ou d'ordinaire, sa justification étant qu'elle est le seul espoir possible de régler rationnellement notre conduite future, et que l'induction fondée sur l'expérience passée nous encourage fort à espérer qu'à l'avenir, elle réussira » [PEIRCE, 1978].

- Foucault appelle à s’affranchir des disciplines. Pourtant, c’est à partir de telles unités (la psychopathologie, la médecine ou l’économie politique) qu’il amorce ses analyses, dont ce sont les résultats qui, paradoxalement, justifient la pertinence théorique des formations discursives.

- Peirce décrit dans la phanéroscopie trois catégories abstraites – priméité, secondéité et tercéité –, dont la mise en relation forme le moteur de la construction des significations. Mais la mise en oeuvre qu’il prévoit de ces trois catégories consiste à les croiser avec trois registres de signes qui paradoxalement, se déduisent d’elles tout en venant comme les justifier.

En définitive, on peut donc reconnaître que ces approches « analytiques », qui prévoient de catégoriser les artefacts d’information à partir d’une cohérence théorique, ne font pas strictement ce qu’elles disent.