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SECTION 1. REPÈRES SUR LES TECHNIQUES ET LES PRATIQUES INFORMATIONNELLES

5. L’HYPERTEXTE : UNE TECHNOLOGIE EN DEVENIR ?

Dans sa thèse, consacrée à l’étude des enjeux stylistiques et cognitifs de l’hypertexte, Olivier Ertzcheid avance que « l’hypertexte n’est pas un épiphénomène de nature informatique assimilable ou réductible à l’une des sphères de la réalité qui l’emploie. Qu’il concerne la Science de l’Information, ou les pratiques littéraires, l’hypertexte est un mode d’organisation radicalement nouveau. Il transforme notre rapport à la connaissance, mais se cherche encore lui-même » [ERTZSCHEID, 2002]. Nous partageons maintenant pleinement sa vision : l’hypertexte constitue avant tout une technique récente et les reconfigurations qu’elle mérite sont en cours d’établissement.

On a vu au début du chapitre précédent que l’hypertexte avait été pour ainsi « imaginé » par Vannevar Bush dans As we may think [BUSH, 1945]. Dans cet article scientifique, il décrète que les techniques d’information en présence ne reflètent pas le mode de pensée humain – la libre association. Il décrit les aspects fonctionnels d’un système documentaire mécanique utopique – le Memex – qui ne pourra être développé que bien plus tard, avec la naissance de l’informatique. Il semble donc que dans le cas de l’hypertexte, ce soit un

48 ROUET Jean-François. La maîtrise de l'écrit dans la société de l'information. Des modèles cognitifs aux ressources informatiques pour l’apprentissage. Séminaire e-praxis, 2005, Lyon.

phénomène inverse à l’effet diligence qui se soit produit : ce n’est pas la technique qui a devancé la fonctionnalité, mais la fonctionnalité qui a devancé la technique.

Selon Marie-France Blanquet, « cette pensée associative [que veut renforcer l’hypertexte]

est à l’origine d’une querelle fondamentale entre ceux qui, comme Leibniz, la situent comme un type de pensée inférieur à la pensée logique, comme une « habitude mentale », et ceux qui, comme Hume et avec lui toute l’école associationniste, en font le moteur de la vie mentale » [BLANQUET, 1997]. Gageons qu’en l’absence de dispositifs conçus pour déployer efficacement cette pensée associative, il est stérile de chercher à pencher vers l’une ou l’autre de ces propositions.

Ertzcheid pense que l’hypertexte actuellement mis en place ne reflète pas le modèle théorique le plus efficace – le rhizome – mais un modèle obsolète : le « réseau-filet ». Avant lui, Pierre Musso a mené une analyse généalogique et critique du réseau [MUSSO, 2003]. Il peut s’avérer utile de replacer les propositions d’Ertzscheid dans la perspective de ces travaux.

Selon Musso, donc, le réseau est essentiellement technique, mais il possède également une face technologique et il définit la technologie comme une représentation et un discourssur la technique :

Le réseau-technique permet le fonctionnement efficace du monde néo-industriel. Le réseau-technologie permet quant à lui d’en rendre compte.

Musso pose alors l’hypothèse que pour retracer l’évolution des acceptions et usages du réseau, on ne peut dissocier l’aspect technique de l’aspect technologique, ce qui l’amène à repérer plusieurs périodes clé de sa généalogie.

Sur un axe « épistémologique », tout d’abord, Musso révèle trois phases :

- d’abord une phase de percept, qui s’étire de la mythologie jusqu’à Descartes, - ensuite une phase de concept, par la réflexion théorique de Saint Simon,

- enfin, une phase decept, au cours de laquelle l’œuvre de Saint Simon est mystifiée puis dégradée en une technologie de l’esprit (au sens de « procédé canonique de raisonnement »), pour reprendre un concept de Lucien Sfez.

Sur un axe « métaphorique » et « symbolique » ensuite, Musso montre que le réseau entretient une relation étroite avec le corps et il met en évidence trois phases :

- une première phase dans laquelle le réseau est extérieur au corps ; la métaphore du filet le caractérise alors ;

- une seconde phase au cours de laquelle le réseau intègre le corps et permet d’en penser le fonctionnement, notamment chez les médecin ;

- enfin, une troisième phase au cours de laquelle le réseau s’expulse hors du corps et permet de penser le monde, notamment par la métaphore du cerveau : « le réseau artificiel servait de modèle pour expliquer le corps humain, puis l’usage métaphorique s’inverse, et c’est l’organisme qui devient la métaphore explicative du réseau technique moderne ».

Ces deux axes symboliques et épistémologiques s’avèrent intimement liés. En conclusion, Musso précise que

De tout temps, le réseau demeure un intermonde entre le corps et la technique. Il enchante par les « situations de marge » qu’il produit, par l’ubiquité et par le flottement dans « l’entre deux ». Qu’il soit imaginé, observé ou construit, le réseau demeure une structure invisible pour penser le monde.

Ainsi, Musso caractérise un phénomène complexe d’intériorisation et d’extériorisation (par rapport au référentiel du corps, marquant la séparation entre « l’esprit » et « le monde ») des procédés techniques, en relation avec les procédés technologiques, caractérisation qu’il conviendrait d’approfondir.

Revenons au rhizome. Au premier degré, le rhizome désigne la tige souterraine de certaines plantes vivaces. Deleuze et Guattari se sont servis de cette « métaphore » pour développer dans [DELEUZE et al, 2002] un modèle conceptuel complexe. Nous pouvons en rappeller ici avec Ertzscheid les quelques principes et caractéristiques suivants :

- Principes de connexion et d’hétérogénéité : n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre et doit l’être […]. À la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes […].

- Principe de multiplicité : les multiplicités sont rhizomatiques […] Les multiplicités se définissent par le dehors : par la ligne abstraite, ligne de fuite ou de déterritorialisation suivant laquelle elle changent de nature en se connectant avec d’autres […].

- Principe de rupture assignifiante : un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes […] Tout rhizome comprend des lignes de segmentarité d’après lesquelles il est stratifié, territorialisé, organisé, signifié, attribué, etc. ; mais aussi des lignes de déterritorialisation par lesquelles il fuit sans cesse […].

- Principe de cartographie et de décalcomanie : un rhizome n’est justiciable d’aucun modèle structural ou génératif. À l’opposé de l’arbre ; le rhizome n’est pas objet de sa reproduction : ni reproduction externe comme l’arbre image, ni reproduction interne comme la structure arbre. Le rhizome est une anti-généalogie. C’est une mémoire courte, ou une anti-mémoire.

Nous estimons que le rhizome ainsi décrit constitue une pensée avant tout « philosophique », tout aussi riche sur le plan théorique que pauvre sur le plan pratique. Autrement dit, elle pèche par son manque de portée pour la conception. En l’absence d’une opérationnalisation efficace, le rhizome demeure une métaphore graphique, comme l’ont été en leur temps, l’arbre puis le filet. À ce propos Perriault a soutenu que « si l’inversion métaphorique constitue un indicateur d’appropriation, nous en sommes encore loin en ce qui concerne les réseaux numériques ». Cette dernière remarque engage nettement à élaborer une autre approche de la conception qui soit applicable à l’hypertexte et à l’hyperdocument pédagogique. Une conception plus dégagée des réalités matérielles qui lui préexistent.