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SECTION 3. VERS UNE NOUVELLE PRAXÉOLOGIE DE L’INNOVATION SOCIO-TECHNIQUE…

3. COMMENT APPRÉHENDER LA « NOUVEAUTÉ » ?

On peut enfin relever une troisième hésitation, qui concerne la manière dont on peut appréhender la nouveauté des technologies. Si on assimile l’innovation à l’énonciation, on se retrouve alors dans l’opposition constatée plus haut, entre Michel Foucault et Umberto Eco. D’un côté, on considère qu’il est possible qu’une solution absolument véritable se crée, ici et maintenant, c’est à dire qui ne repose sur aucun usage, qui ne provienne de rien, qui se suffise à elle-même (position de Foucault). De l’autre, on considère que toute solution repose au moins partiellement sur des pratiques, des habitudes, des attitudesqui lui prééxistent (position d’Eco).

Pour nous, ce dualisme est absurde, car on ne peut pas systématiquement mesurer l’antériorité d’une solution. Dans le droit du brevet et de la propriété industrielle, le caractère novateur et « original » d’un dispositif ne se mesure pas de manière absolue, mais relativement à l’état de la technique. Cette détermination demeure arbitraire, mais elle est facilitée par le fait que chaque prétendue « innovation » se manifeste sous la forme d’une série de revendications fonctionnelles et industrielles clairement et concisément spécifiées. En outre, elle comporte une classe CIB63 qui l’ancre au sein d’un domaine technique. On ne dispose cependant pas de pareils indicateurs dans le domaine socio-technique.

Ainsi, la question consiste plutôt à savoir comment dynamiser et guider l’innovation socio-technique. Il s’avère alors utile d’introduire les travaux de Sylvie Leleu-Merviel

[LELEU-MERVIEL, 2005b], ayant cherché à modéliser le processus créatif humain. Elle décompose ce processus en quatre étapes, que l’on peut rapporter à la conception du SIPH :

- L’imprégnation. Lors de cette phase, l’inventeur rassemble un très grand nombre de données, de manière active et passive, et s’en imprègne. Rapportée à la conception du SIPH, cette phase consisterait à collecter des données sur les usages, sur les comportements, sur les attitudes, à faire le point sur les théories et les concepts disponibles à propos de la consultation d’information et à propos de l’apprentissage. - L’incubation. L’inventeur commence alors, mais de manière inconsciente, à préparer

son projet, pendant une durée indéterminée. Cette phase correspondrait à l’abstraction

préalable à la conception du SIPH.

- L’illumination. Subitement, l’inventeur accouche d’une idée novatrice. « La plupart des inventeurs ont en effet parlé de l’évidence aveuglante avec laquelle l’idée leur apparaissait. Un moment avant, ils étaient encore dans l’obscurité, et soudain, comme un éclair éblouissant dans un ciel noir, l’idée leur apparaît sous une forme pratiquement achevée ». Cette « illumination », que les anglo-saxons nomment aha, Sylvie Leleu-Merviel l’appelle fulgurance. Cette phase correspondrait à l’élaboration des principes fonctionnels et graphiques du SIPH.

- La vérification. On s’assure que l’illumination est pertinente. C’est le jugement, de l’inventeur lui-même ou du public, de la critique. Il s’agirait alors de réaliser un prototype du SIPH modélisé et d’en mener une expérimentation.

Autant la première et la dernière étapes sont aujourd’hui relativement bien formalisées, précise Sylvie Leleu-Merviel, autant la deuxième et la troisième demeurent peu connues. Elle entreprend alors d’employer la théorie probabilistique de la percolation pour les modéliser. Néanmoins, cette dernière ne semble pas pouvoir nous aider pour intervenir sur l’innovation en matière de systèmes d’information. Quoiqu’il en soit, on voit bien que c’est précisément cette « fulgurance », dont parle Leleu-Merviel, qui demeure sujette à la « controverse novatrice ».

On peut revenir vers [RIEDER, 2006], déclarant à propos de l’enchaînement des étapes d’un processus de conception de système d’information

qu’il n’y a pas de méthode « objective » de création technique et toute méthodologie est porteuse d’une technomythie qui recouvre un fond idéologique. Au moment de passer d’une description à une prescription, des facteurs extrascientifiques influencent nécessairement sur la formulation du but à atteindre,

sur les méthodes pour y parvenir et sur l’arrière-plan ontologique qui encadre toute l’activité.

Après cumul des propositions de Rieder et de celles de Leleu-Merviel, on peut conclure que bien qu’une phase préliminaire « d’imprégnation et d’analyse » demeure nécessaire à la conception d’un système d’information, croire que cette conception puisse être l’amélioration parfaitement consciente et rationnelle de la réalité sociale que la phase préliminaire aurait caractérisée est une illusion.

S’agissant plus précisément de l’hypertexte, nous pensons que son problème d’émancipation effective, révélé par [ERTZSCHEID, 2002], provient de ce que l’on croit, dès ses origines, qu’il correspond mieux au fonctionnement de la pensée humaine (la « libre association ») [BUSH, 1945]. Or, ce fonctionnement n’est alors qu’hypothétique64. Il doit être possible de trouver une nouvelle approche de l’innovation socio-technique, qui prenne pleinement la mesure des apports de l’anthropologie initiée par Jack Goody. Il s’agit notamment de prendre en compte l’idée selon laquelle les techniques d’information et de communication sont développées par l’homme et qu’en retour, l’utilisation de ces techniques peut conduire l’homme à modifier ses habiletés cognitives.

A titre de synthèse, l’analyse des usages de l’information est nécessaire, en tant qu’elle met à jour un « terrain » dans lequel pourra s’enraciner l’innovation socio-technique. Cette analyse des usages doit être menée simultanément à une analyse des besoins, essayant de faire se dégager les acteurs des systèmes qu’ils utilisent déjà. Cette dernière revient à leur faire exprimer les « utopies » qu’ils souhaiteraient voire se réaliser. La conception doit alors se nourrir de ces diverses analyses empiriques tout aussi « positivistes » que « constructivistes » et à un moment donné, elle doit s’abstraire de ce qui existe déjà, en proposant des modèles permettant d’aborder sous un jour nouveau les activités auxquelles se consacrent les agents. En cela, nous pensons avoir défini les toutes premières bases d’une nouvelle « praxéologie » de l’innovation socio-technique applicable dans le domaine de l’information pédagogique.

64 On retrouve cette manière de penser dans les manuels de méthodologie de lecture rapide du psychologue François Richaudeau. Ce dernier, ayant étudié expérimentalement les « chemins » parcourus par l’œil chez les lecteurs rapides, a mis en évidence le caractère non linéaire mais « tabulaire » de leur lecture. Sa méthodologie repose sur cette découverte. Il s’agit de « renforcer » ce que l’on pourrait, par analogie avec le concept de signal faible en bibliométrie, qualifier de pratiques faibles.