• Aucun résultat trouvé

2. La conscience de soi : une habileté conceptuelle ou perceptive ?

2.3. Les manifestations de la conscience écologique de soi chez les bébés :

2.3.2. Soi organisé

Le sens du soi organisé se réfère à la capacité du bébé à « percevoir son propre corps comme un tout organisé selon une configuration particulière, non comme une collection de parties disjointes » (Rochat, 2006, p. 70), de même qu’à sa capacité à unifier ses perceptions sensorielles (Rochat & Goubet, 2000).

Le développement d’un schéma corporel primitif et le calibrage intermodal des perceptions sensorielles jouent un rôle-clé dans le sens du soi organisé :

Le schéma corporel primitif

En prenant appui sur les mouvements qu’ils effectuent, les bébés sont en mesure de percevoir et de ressentir leur corps comme une structure spatiale invariante, ce qui permet à

8« La proprioception est le système qui permet de savoir où chacun de nos membres se trouve par rapport au reste de notre corps et qui nous informe sur nos propres mouvements » (Rochat, 2006, p. 53)

certaines parties du corps d'être activées et systématiquement mises en contact les unes avec les autres (Bermùdez, 2011; Brownell, Svetlova, & Nichols, 2012; Jouen & Molina, 2007; Rochat, 2006, 2012; Zwicker, Moore, & Povinelli, 2012). Il s’agit d'une sorte de schéma corporel primitif, qu'il ne faut pas confondre avec la notion d'image du corps (de l’ordre d’une représentation) : « It is the process of a dynamic mapping of the body, the differentiation of its parts, and how these parts relate to one another in space and time » (Rochat & Morgan, 1995b, p. 411). La coordination de l’espace droite, gauche et médian (zone orale) de l’organisme crée l’espace de préhension et permet la constitution d’un axe corporel. Cette dernière transforme le rôle des mains, qui peuvent développer des activités différenciées à la fois d’exploration et d’appui (Bullinger, 1990, 2015).

Parmi les indicateurs de la présence de ce schéma corporel primitif chez les bébés, plusieurs chercheurs (Bahrick & Moss, 1996; Bloch, 1990; Brownell et al., 2012; Bullinger, 2004; Fagard et al., 2009; Gallagher, 1996; Meltzoff & Moore, 1995a; Rochat, 2011; Sann & Streri, 2008a; Streri, 2002) retiennent les suivants :

• les coordinations telles que celle de la main à la bouche (trajectoire spatio- temporelle coordonnée)

• les dissociations toniques entre les côtés gauche et droite, le redressement postural, le passage de la ligne médiane

• la compréhension des différents points de vue filmés de leur corps • les comportements d’imitation précoce

• le transfert d’une main à l’autre d’informations concernant la texture d'un objet La coordination des perceptions sensorielles au travers des diverses modalités est une autre habileté essentielle du soi organisé.

Le calibrage intermodal

Le calibrage intermodal consiste en la détection de la contingence temporelle et de la congruence spatiale des feedbacks intermodaux accompagnant les mouvements produits par le bébé (au travers des diverses modalités perceptives de son corps propre) (Rochat, 2006). La communauté de fonctionnement des différents capteurs de flux sensoriels favorise le traitement intermodal (Jouen & Molina, 2000). Le repérage de l’invariant temporel (c’est-à-dire la parfaite synchronisation) entre les diverses modalités sensorielles est également indispensable pour fournir les bases de la constitution d’une perception unifiée, stable et cohérente de soi et de son environnement, par exemple pour découvrir les propriétés de ses actions et des objets (Jouen & Molina, 2000, 2007; Rochat, 2006; Rochat & Morgan, 1995b; Streri, 2002; Zwicker et al., 2012).

Les comportements indicateurs d’un processus d’habituation manifestés par les bébés en sont une illustration :

Le processus d’habituation à la présentation répétée d’un stimulus ou d’un événement signifie que le bébé ne réagit pas à des tableaux sensoriels séparés, indépendants, mais qu’il établit un lien, une relation, entre les événements et les objets qu’il perçoit ou qu’on lui présente. Le nouveau-né peut ainsi, en fonction de ses rencontres multiples, détecter des invariants, des régularités dans son environnement quel que soit le système sensoriel sollicité et construire un monde minimal qui lui permettra de progresser dans ses acquisitions. (Streri, 2002, p. 129)

De nombreuses situations expérimentales ont permis de mettre en évidence des indicateurs de ce calibrage intermodal entre les modalités auditive et tactile, proprioceptive et visuelle, tactile et visuelle, visuelle et auditive :

• l’atteinte réussie d’un objet dans l’obscurité sur la base du traitement de signaux auditifs permettant de localiser sa position (Bloch, 2000; Bullinger, 1990; Streri, 2002)

• la discrimination entre deux situations : corps mobile dans un environnement stable et corps stable dans un environnement qui bouge (Rochat, 2002)

• la succion, la coordination main-bouche (coordination des espaces gauche et droite) (Bloch, 2000; Bullinger, 2004).

• la réaction à la nouveauté quand l’on présente durant la phase expérimentale un même objet dans une autre modalité sensorielle que durant la phase de familiarisation (par ex. visuel/tactile), ou quand un objet est présenté les deux fois dans la même modalité tactile, mais avec un changement de texture/poids (Bloch, 2000; Lécuyer et al., 1996a; Sann & Streri, 2008b; Streri & Gentaz, 2004; Striano & Bushnell, 2005)

• l’approche manuelle par le bébé d’un objet présenté à distance (Bloch, 2000; Hatwell, Streri, & Gentaz, 2000)

• la détection par des bébés de trois jours de la différence de textures des objets simultanément vus et tenus (Jouen & Molina, 2000)

• la préférence manifestée par les bébés pour une stimulation multimodale plutôt qu’unimodale (par exemple pour une vidéo présentée avec ou sans musique contingente avec les évènements durant la vidéo) (Zwicker et al., 2012).

• la préférence manifestée par le bébé pour l’image pré-enregistrée plutôt que pour l’image congruente de lui-même en train de bouger (Rochat & Morgan, 1998)

• la reconnaissance visuelle de la texture d’un objet présenté au préalable hors du champ de vision dans une modalité tactile (Molina & Jouen, 2001)

• l’appariement réalisé par les bébés entre les qualités temporelles et spatio- temporelles, entre des évènements vus et entendus ainsi que le langage parlé et le mouvement des lèvres (Jouen & Molina, 2007)

• la capacité à maintenir son attention simultanément sur un stimulus visuel et sur un autre stimulus tactile (Streri & Milhet, 1988)

Cette activité de corrélation des flux intermodaux est nécessaire non seulement pour fournir les bases perceptives de la CES, mais aussi pour constituer un espace d’action cohérent et unifié, donc pour rendre possible les actions du corps propre sur l’environnement (Jouen & Molina, 2007; Rochat, 2006).