• Aucun résultat trouvé

3. Conscience de soi et polyhandicap : une équation à deux inconnues ?

3.3. Vers l’identification de manifestations de conscience écologique de soi chez

3.3.2. Manifestations de conscience écologique de soi chez des enfants souffrant

L'anencéphalie est le terme médical pour décrire la condition dans laquelle les hémisphères cérébraux ne se développent pas pour des raisons développementales ou à cause de traumatismes ou d'infections. Il n’y a pas absence totale de cerveau : le cervelet et le tronc cérébral sont existants; c'est au niveau du cortex que la perte est massive. L'anencéphalie est la déformation neuro-développementale du cerveau la plus fréquente, avec un taux de prévalence d'environ 1 pour 1000. Dans le cas où il y a une hydranencéphalie, les parties manquantes ( les deux hémisphères) sont remplies de liquide; le pronostic vital est alors bien meilleur dans ce cas, et si les enfants reçoivent des soins, ils peuvent vivre des années voire plusieurs décennies (Goll, 2011; Merker, 2007). Les images de la figure 18 témoignent de la présence du tronc cérébral et du cervelet et de l’absence de cortex. La partie sombre dans la boîte crânienne est remplie de liquide céphalo-rachidien.

Figure 18. Imageries cérébrales d'un enfant avec hydranencéphalie (Merker, 2007, p. 78) Les enfants anencéphales présentent des déficiences motrices, intellectuelles et sensorielles sévères. Ce sont les témoignages de parents d'enfants anencéphales au sujet des comportements de leurs enfants qui ont amené des chercheurs à s'y intéresser. Shewmon, Holmes & Byrne (1999) ont par exemple recueilli des observations au sujet de quatre enfants anencéphales par le biais de la lecture de leurs dossiers médicaux, l’examination de chaque enfant par l’un des chercheurs, par les récits des parents et le visionnement de vidéos de comportements interactifs dans le milieu familier de chacun.

Les quatre enfants présentent de profondes déficiences motrices, intellectuelles et sensorielles qui correspondent au spectre du polyhandicap. Ils avaient respectivement six, treize, cinq et dix-sept ans au moment des observations. Ils ont manifesté les habiletés suivantes :

• reconnaître les personnes de leur environnement familier • s’orienter vers des sources d'information sensorielle

• discriminer certains objets (par exemple leurs jouets préférés) • manifester une préférence pour certaines musiques

• produire des mouvements intentionnellement, par exemple pour actionner un mobile • manifester des réactions de joie et de tristesse

• manifester une certaine conscience de leur corps : réactions d'évitement, réactions de plaisir durant des stimulations vibratoires ou vestibulaires,...

Merker est un autre chercheur qui s’est intéressé à ces enfants; intrigué par le rapport de Shewmon et al, il a rejoint un groupe d’échange sur internet au sujet de l’anencéphalie, constitué de parents et professionnels, et il a analysé le contenu de 1'200 messages contenant des observations sur les comportements d’enfants anencéphales. Il a également rencontré cinq familles concernées et observé chacun des enfants (âgés entre dix mois et cinq ans). Il arrive aux mêmes conclusions que Shewmon et al. Il a observé chez ces enfants des réactions d'orientation vers des évènements environnementaux (souvent vers des sons mais aussi vers des stimuli visuels contrastés), des manifestations de plaisir (les visages sont animés), des réponses différenciées à la voix de leurs proches, et la communication de préférences. Ces comportements varient d'un enfant à l'autre; certains parviennent même à prendre des initiatives malgré leurs sévères limitations motrices, sous la forme de comportements instrumentalisés (par ex. pédalage sur mobile ou activation de contacteurs). L’auteur explique la présence de ces capacités par le fonctionnement du diencéphale (où se situe l'hypothalamus) et du mésencéphale (partie du tronc cérébral); ces derniers jouent en effet un rôle critique dans la régulation et l'intégration du répertoire de comportements orientés vers un but (exploratoires, défensifs, sociaux,...), et dans l'intégration sensorielle intermodale (coordination des mouvements de la tête, des yeux et du corps). Les observations d'animaux et d'humains qui ont dû subir une ablation de leur cortex et qui continuaient pourtant à démontrer des comportements intentionnels et cohérents ont permis de souligner le rôle joué par le diencéphale et le mésencéphale – les circuits les plus anciens dans l’évolution du cerveau. Les chercheurs (Goll, 2011; Oduncu, 1998; Shewmon et al., 1999) dénoncent par conséquent l'équation : absence de cortex = absence de conscience. Merker (2007, p. 80) insiste que tout enfant anencéphale "should be expected to be conscious, that is, possessed of the primary consciousness by which environmental sensory information is related to bodily action (such as orienting) and motivation/emotion through the brainstem system".

Si l'on se réfère aux descriptions de leurs comportements, des indicateurs de CES semblent donc manifestés par certains enfants anencéphales, notamment des indicateurs de la perception située de soi (orientation), différenciée d'autrui (discrimination des voix de proches), organisée (traitement intermodal), agente (comportements guidés par une

intention) et animée (plaisir manifesté lors de certaines sensations corporelles). Toutefois, il faut rester prudent quant aux conclusions à tirer de ces recherches car peu d'informations sont données sur la manière dont les données ont été recueillies, ni sur les différences de comportements inter et intra-individuelles au sein des échantillons observés. Les faiblesses de ces recherches, de même que le modeste volume de recherches empiriques portant sur les manifestations de la CES chez les personnes polyhandicapées sont probablement dus aux défis méthodologiques que pose la création pour ces deux publics d’instruments portant sur l'observation des manifestations de la CES.

Que retenir?

L’approche écologique de la CS primaire souligne le rôle primordial joué par l’interaction des bébés avec leur corps et leur environnement; Rochat met en évidence la manifestation par les bébés d’indicateurs de CES dans cinq dimensions : le soi différencié, le soi organisé, le soi agent, le soi situé et le soi animé. Saulus propose, dans son modèle clinique sur le développement de la CS chez les personnes polyhandicapées, l’existence de plusieurs régimes d’activités de conscience, correspondant à des profils de polyhandicap de niveaux de fonctionnement différents. La revue de la littérature sur la CS et le polyhandicap a permis de constater que cette thématique n’a pas été investiguée en tant que telle au niveau empirique jusqu’à maintenant. Des recherches ont toutefois mis en évidence la manifestation de certains indicateurs de CES chez des personnes polyhandicapées.

Le chapitre suivant va poser le cadre général de la recherche empirique réalisée dans cette thèse de doctorat, fruit du parcours de la littérature scientifique présenté dans les précédents chapitres.