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DES AMBASSADEURS FACE À L

ÉMERGENCE D

UN

POUVOIR HÉGÉMONIQUE

(

FIN IIIe

-

IIe SIÈCLE AV

. J.-C.)

Anthony-Marc

S

ANZ

De la conquête de la Méditerranée occidentale par la République romaine, à partir du IIIe siècle av. J.-C., les sources ont surtout transmis le détail des opérations militaires, n’éclairant ses aspects diplomatiques que de manière très ponctuelle. Les relations qu’entretiennent les communautés hispaniques avec la puissance en lutte pour l’hégémonie, des débuts de son intervention dans la péninsule dans les années 220 à la prise de Numance en 133, offrent cependant une « visibilité » plus grande que pour d’autres espaces. Cela s’explique surtout par la qualité et la nature des récits des historiens grecs et latins que nous avons conservés, quoique de manière fragmentaire. Au témoignage initial de Polybe, dont seuls les livres consacrés à l’intervention des Scipions pendant la Seconde Guerre Punique (218 – 206) ont survécu au naufrage des Histoires, s’ajoute l’Histoire romaine d’un Tite-Live puisant aux mémoires des magistrats chargés de la conquête dans les premières décennies du IIe siècle (Caton, Ti. Sempronius Gracchus), ainsi que le Livre Ibérique d’Appien indispensable à la connaissance des guerres celtibères et lusitaniennes, et dont le protecteur de Polybe, Scipion Émilien, est le dernier héros (154 – 133)1. On dispose d’autre part du précieux témoignage de la collection constantinienne des Excerpta de

Legationibus, qui empruntent le récit de plusieurs épisodes

1Les sources écrites de l’histoire de la conquête de l’Hispanie ont suscité de

nombreux travaux : on se reportera, pour les plus récents, à G. ZECCHINI, « Scipione in Spagna: un approccio critico alla tradizione polibiano-liviana », dans « Hispania terris omnibus felicior » : premesse ed esiti di un processo di integrazione, éd. G. URSO, Pise, 2002, p. 87-103 et E. TORREGARAY PAGOLA

et J. SANTOS YANGUAS, Polibio y la península Ibérica, Vitoria, 2005. J. MARTÍNEZ GÁZQUEZ, La campaña de Catón en Hispania, Barcelona, 1992 et J. S. RICHARDSON, Hispaniae. Spain and the development of Roman Imperialism 218-82 B.C., Cambridge, 1986, p. 194-198 (sur le Livre Ibérique d’Appien) restent toujours utiles pour d’autres auteurs.

d’intérêt diplomatique à la Bibliothèque Historique de Diodore ou à l’Histoire romaine de Dion Cassius2.

L’ensemble de ces sources, en racontant l’histoire de la conquête, met surtout en scène l’action de généraux romains portés à l’usage de la force. Aussi le recours à la diplomatie, s’il est documenté pour les communautés hispaniques, y apparaît-il surtout comme un recours ultime. La figure de l’ambassadeur hispanique qui en ressort est cependant suffisamment caractérisée pour qu’on puisse en dresser le portrait. Même s’il est représenté d’après l’image idéale et stéréotypée que s’en font les auteurs, on peut tenter de saisir la réalité de sa condition au gré des informations parfois livrées par les sources. Cette image constitue de toute façon un élément intéressant dans l’analyse de relations diplomatiques qui, pour permettre la communication, mobilisent l’adoption de codes communs comme la compréhension des représentations du partenaire. Quelle place exacte le plus puissant d’entre eux, Rome, laisse-t-il à la représentation diplomatique des peuples péninsulaires ?

Rome et l’Hispania : diplomatie et conquête

L’intervention romaine en Hispanie : enjeux stratégiques et dynamiques de la conquête

Mesurer la place exacte de la diplomatie implique d’abord de rappeler les motivations et les phases successives de l’intervention romaine dans la péninsule, trop souvent résumée hâtivement sous le seul terme de « conquête ». Les Romains, en effet, s’immiscent d’abord dans les affaires de la péninsule pour des raisons stratégiques, liées à leur confrontation avec Carthage, et n’envisagent de s’y installer durablement qu’au terme de la Seconde Guerre Punique, s’engageant alors dans une longue entreprise de soumission systématique au IIe siècle av. J.-C.3.

La première phase de leur intervention, des années 220 à 206, laisse d’autant plus de place à la diplomatie qu’elle obéit

2

Voir à ce sujet T. C. BRENNAN, « Embassies Gone Wrong : Roman Diplomacy in The Constantinian Excerpta De Legationibus », dans Diplomats and diplomacy in the Roman World, éd. C. EILERS, 2009, p. 171-192, et la communication de Ghislaine Stouder dans le présent ouvrage.

3

On renverra, pour le détail de cette histoire et des références aux sources aux analyses classiques de RICHARDSON, Hispaniae…, op. cit., n. 1, p. 20 et s. ; voir aussi J. M. ROLDÁN HERVÁS et F. WULFF ALONSO, Citerior y Ulterior. Las provincias romanas de Hispania en la era republicana, Madrid, 2001, p. 46 et s.

essentiellement à la volonté de contrecarrer puis de défaire la vaste construction militaire et diplomatique des Barcides en Espagne, dans le cadre plus large de la lutte avec Carthage en Méditerranée occidentale. De fait, les premiers contacts diplomatiques avec des peuples espagnols ne sont pas attestés avant les années 220, moment où les Romains, inquiets des progrès de la conquête d’Hamilcar puis surtout d’Hasdrubal, nouent une alliance avec Sagonte pour disposer d’une tête de pont en cas de conflit futur4. Lorsqu’ils font de l’attaque de la cité par Hannibal un casus belli, déclenchant ainsi la Seconde Guerre Punique en 218, la péninsule devient un champ d’affrontement. Cn. et P. Cornelius Scipio, chargés de la provincia dès cette date, sont les principaux promoteurs et artisans d’une stratégie qui répond alors à un objectif simple : frapper les Carthaginois dans leur base arrière espagnole, principale pourvoyeuse d’hommes et d’argent. La méthode, mise en œuvre dès le débarquement de Cn. Scipio à Emporion en 218, combine action militaire et propagande anti-carthaginoise afin de rallier le plus grand nombre de peuples espagnols. Elle est d’abord marquée par d’importants succès, les frères Scipions parvenant à prendre le contrôle définitif du Nord de l’Èbre, et même à étendre leur influence diplomatique au Sud du fleuve, ainsi qu’auprès des Baléares et des Celtibères5. Puis elle subit un revers majeur, les troupes de ces mêmes Celtibères les trahissant à l’occasion de leur expédition audacieuse vers le Baetis en 211, et provoquant ainsi leur défaite et leur disparition tragique.

Si l’action de P. Cornelius Scipio (le futur « Africain » ), qui prend la relève dans la péninsule à partir de 210, est mieux connue, elle ne fait que prolonger l’œuvre de son père et de son oncle, jusqu’à ses ultimes conséquences stratégiques. Il s’assure d’abord de la solidité du réseau diplomatique tissé par ses prédécesseurs, puis tente un coup audacieux dès 209. La prise de

4 Que cette alliance viole ou non les dispositions du traité de l’Èbre, conclu en

226 pour interdire aux Puniques le franchissement du fleuve vers le Nord, reste discuté ; cf. B. D. HOYOS, Unplanned Wars. The Origins of the First and Second Punic Wars, Berlin-New York, 1998, p. 174-195.

5 Cf. B. D. H

OYOS, « Generals and annalists : geographic and chronological obscurities in the Scipio’s campaigns in Spain 218-211 B. C. », Klio, 83 (2001), p. 68-92. Un denier ibérique représentant une scène de conclusion d’un foedus, motif emprunté aux fameux aurei « du serment » contemporains d’Italie, semble témoigner de ce « pactisme » des Scipions ; cf. Ma. P. GARCÍA- BELLIDO, « Roma y los sistemas monetarios provinciales. Monedas romanas acuñadas en Hispania durante la Segunda Guerra Púnica », Zephyrus, 53-54 (2003), p. 551-577, et p. 567-570 plus précisément.

Carthagène, principal arsenal des Carthaginois, lui permet en effet de s’emparer des otages des peuples péninsulaires qui y étaient détenus, et de les utiliser comme monnaie d’échange dans la négociation de nouvelles alliances. Une série de victoires militaires décisives, à Baecula en 208, puis Ilipa en 207, accélèrent enfin l’effondrement de la domination punique dans le Sud de l’Espagne, qui s’achève avec le ralliement final de Gades en 206.

La décennie qui suit l’expulsion définitive des Carthaginois marque un tournant important des relations romano-hispaniques : si la plupart des peuples de la péninsule avaient fini par accepter la présence militaire romaine, ce n’était sans doute qu’au titre provisoire d’une intervention anti-carthaginoise. Or, le maintien des troupes romaines, encore justifiable tant que Carthage n’a pas été défaite, ne l’est plus après la paix de Zama en 201, et devient même intolérable lorsque la République décide d’envoyer régulièrement, à partir de 197, deux préteurs chargés de l’administration des provinces (Citérieure et Ultérieure). Sans surprise, la plupart des peuples espagnols, à l’exception notable des cités maritimes, se révoltent entre 205 et 197 (Ilergètes, Bargousiens, Turdétans…). Avec l’envoi du consul M. Porcius Cato dans la péninsule en 195, commence alors une longue entreprise de soumission systématique, fondée sur l’usage combiné de la force des légions et d’une propagande censée la justifier auprès des alliés locaux. Elle permet aux Romains, non seulement de remettre la main sur tous les territoires qu’ils contrôlaient en 206. (Catalogne, Levant et Sud du Baetis), mais aussi de s’emparer d’une frange croissante de territoires intérieurs, au contact des Celtibères. Avec l’action décisive de Q. Fulvius Flaccus et Ti. Sempronius Gracchus, au tournant des années 180-170, ceux-ci deviennent une sorte de « marche- frontière » pacifiée grâce à la conclusion d’une série de foedera en 1796.

Pourtant, la paix durable instaurée par ces fameux « traités de Gracchus » masque en fait une évolution profonde des conceptions des Romains qui, caressant l’ambition d’une domination universelle après leur victoire de Pydna en 167, privilégient désormais la logique de la force. Cela apparaît très clairement lorsque la guerre éclate à nouveau, contre les Celtibères et les Lusitaniens. Avec cette nouvelle phase de

6 Cf. R. C. K

NAPP, Aspects of the Roman Experience in Iberia, 206-100 B.C., Valladolid-Alava, 1977, p. 56-57.

conflits, entre 154 et 133, marquée en particulier par la résistance vigoureuse de Numance en Celtibérie et de Viriathe en Lusitanie, le Sénat abandonne tout esprit de conciliation « pactiste » pour exiger désormais la reconnaissance systématique de la souveraineté romaine. Il demande à ses généraux de poursuivre la lutte armée jusqu’à l’obtention de la deditio, par laquelle la communauté vaincue se livre tout entière à la discrétion du vainqueur, ne pouvant qu’implorer la fides populi Romani pour espérer obtenir son rétablissement comme communauté autonome7. Cela ne signifie pas la fin du recours aux négociations car la deditio repose de facto sur de tels échanges et les généraux romains doivent eux-mêmes parfois se résoudre à la conclusion de

foedera « égaux »8, mais bien plutôt le refus a priori des Romains de faire d’une diplomatie paritaire le mode normal des relations avec les peuples péninsulaires. La destruction finale de Numance, en 133, marque en quelque sorte tragiquement la victoire de cette logique, instaurant une paix définitive dans un cadre désormais tout à fait « provincialisé ».

Une diplomatie visible : critères d’identification des ambassadeurs hispaniques

Tout au long de ces guerres, de multiples ambassades dépêchées par les communautés hispaniques auprès des Romains sont attestées par les sources grecques et latines, au sujet desquelles les historiens espagnols ont déjà proposé des études partielles9. Seul l’historien italien F. Canali de Rossi a voulu en

7 Cf. App., Hisp., XXXIX, 208 et Polyb., XXXVI, 9, 9 et s. pour les échos que

suscite cette évolution drastique de la politique romaine dans l’opinion grecque à partir de la destruction de Carthage en 146. Elle a été analysée récemment, dans le cas spécifique de l’Hispanie, par E. GARCÍA RÍAZA, Celtíberos y Lusitanos frente a Roma : diplomacia y derecho de guerra, Vitoria, 2002. La procédure de la deditio est également mieux connue depuis la découverte de la Table d’Alcántara, qui fait état de la reddition d’une communauté d’Ultérieure en 104 av. J.-C. ; cf. D. NÖRR, Aspekte des römischen Völkerrechts. Die Bronzetafel von Alcántara, Munich, 1989.

8 C’est en particulier le cas du foedus de Mancinus, dont on possède encore une

fois un reflet monétaire dans le fameux denier de Veturius, étudié par M. H. CRAWFORD, « Foedus and sponsio », PBSR (1973), p. 1-7.

9 Cf. E. G

ARCÍA RÍAZA, « Aspectos de la diplomacia indígena en Hispania (ss. III – I a. C.) », dans Actas del X Congreso Español de Estudios clásicos (21 – 25 de septiembre de 1999), éd. E. CRISPO et M. J. BARRIOS CASTRO, Madrid, 2000, p. 89-96, et E. TORREGARAY PAGOLA, « Embajadas y embajadores entre Hispania y Roma en la obra de Tito Livio », dans Diplomacia y autorrepresentación en la Roma antigua, éd. E. TORREGARAY PAGOLA et J. SANTOS YANGUAS, Vitoria, 2005, p. 25-63 (limité aux seules attestations

dresser la liste exhaustive, mais en la limitant aux seules missions envoyées à Rome, que celles-ci soient explicitement attestées par les sources, ou qu’on puisse les déduire de la ratification ultérieure d’un acte diplomatique dans l’Vrbs10. Nous proposons, à l’inverse, de retenir l’ensemble des ambassades, adressées au magistrat en exercice dans la péninsule comme au Sénat lui- même, mais selon le critère unique de la mention explicite par les sources. Une ambassade peut être identifiée comme telle si elle est désignée par l’un des termes usuels suivants :

legatus / prevsbuı (employé au pl. prevsbeiı) et presbeuthvı (pl.

presbeutaiv) ; legatio / presbei`a ; orator ; mitto, ere / pevmpw

(avec ses composés : diapevmpw ; prospevmpw)11. On peut retenir également les délégations qui, sans être explicitement désignées à l’aide de ces termes, agissent en tant que représentantes de leurs communautés, chargées de négocier en leur nom12. Ces critères permettent d’identifier quarante-sept cas d’ambassades, individuelles ou groupées. On dénombre treize cas d’ambassades adressées au Sénat à Rome, indiquées en annexe dans le Tableau 1 : trois d’entre eux concernent des ambassades groupées, parfois en très grand nombre13. Tous les autres cas concernent des ambassades dépêchées auprès d’un magistrat romain en exercice dans la péninsule. Elles sont regroupées dans

liviennes), ainsi que, plus ancien, J. MANGAS MANJARRES, « El papel de la diplomacia romana en la conquista de la península ibérica (226-19 a. C.) », Hispania, 30 (1970), p. 485-513.

10 Cf. F. C

ANALI DE ROSSI, « Ambasciere di populi iberici a Roma in eta republicana », dans La Península Ibérica en la Antigüedad hace 2000 años, Actas del I Congreso Internacional de Historia Antigua, éd. L. HERNÁNDEZ

GUERRA, L. SAGREDO SAN EUSTAQUIO et J. M. SOLANA SÁINZ, Valladolid, 2001, p. 493-500. La méthode « déductive » repose sur l’hypothèse qu’un acte diplomatique (foedus, deditio…) doit être ratifié à Rome, où une ambassade de la communauté concernée le porte à cette fin.

11 Cf. R. C

AGNAT, « Legatio », dans Dictionnaire des Antiquités grecques et latines, dir. C. DAREMBERG et E. SAGLIO, Paris, 1900, p. 1025-1038, et les remarques de TORREGARAY PAGOLA, loc. cit. n. 9, p. 31 et s.

12 La rigueur exigerait qu’en soient exclus les hérauts, chargés seulement

d’annoncer une décision de la communauté, et non de la représenter avec un pouvoir de négociation. Un seul cas est attesté, celui du héraut à la peau de loup décrit par Appien, dont ne nous sommes d’ailleurs pas tout à fait sûr qu’il saisit la mission exacte : nous avons donc fait le choix de le retenir comme « ambassadeur » (voir cas n° 36).

13

le Tableau 2 : là aussi, au moins neuf mobilisent plusieurs délégations, en nombre parfois très important14.

La diplomatie et la lutte pour l’hégémonie

Parmi tous ces cas, beaucoup font l’objet d’une mention très brève des sources, mais celles-ci précisent toujours, avec l’identité des ambassades, la nature de leur mission et l’identité de leur interlocuteur. Seuls ces aspects peuvent faire l’objet d’une étude « statistique », et leur analyse s’impose donc dans un premier temps. Outre qu’elle permet de vérifier la place de la diplomatie indigène dans la dynamique de la conquête déjà brièvement exposée, elle fournit en effet le cadre indispensable à l’étude ultérieure de la figure de l’ambassadeur et de ses comportements.

L’analyse du Tableau 1 manifeste d’abord la transformation du rôle de l’Vrbs, et plus précisément du Sénat, qui devient de plus en plus la tête des affaires méditerranéennes. Au départ, il est sollicité par Sagonte et les cités grecques, menacées par l’expansion barcide, pour obtenir une intervention diplomatique et militaire, au titre des relations d’alliance qui unissent classiquement les cités15. Avec la fin de la guerre dans la péninsule, et plus encore la défaite de Carthage, Rome se retrouve en position de puissance unique en Occident. Il ne s’agit plus désormais de traiter avec un simple partenaire mais de s’assurer de sa position dans le système diplomatique de l’Vrbs, en faisant reconnaître son « statut » : dès 205 d’ailleurs, Sagonte et bon nombre de peuples espagnols cherchent à obtenir la confirmation sénatoriale des règlements des Scipions, et éventuellement un

foedus ; Gades, en demandant la fin de l’occupation militaire en

198, et la communauté hybride de Carteia, en se faisant octroyer le statut de colonie latine en 171, n’agissent pas autrement ; enfin,

14

Voir les cas n° 16 (avec manifestement bien plus de cent vingt ambassades),

18, 19, 20, 21, 23, 28, 29 et 37. Le cas n° 22 recouvre plusieurs ambassades,

mais qui viennent successivement auprès de Scipion.

15 Voir les cas n° 1, 2 (recouvrant en fait plusieurs ambassades successives), 3

et 4. Nous n’entrons pas ici dans le débat sur l’authenticité de ces ambassades :