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DANS L

ANTIQUITÉ TARDIVE1

Ekaterina

N

ECHAEVA

Parallèlement à la diplomatie officielle, consistant à négocier et à conclure des traités, il existe aussi un côté caché de la diplomatie. Dans certaines situations délicates, il était en effet parfois plus efficace pour les hommes politiques de l’Empire d’utiliser des moyens officieux pour résoudre les problèmes diplomatiques.

Négociations secrètes

Parmi ces méthodes de communication diplomatique, les négociations secrètes tenaient une place importante. Alors que les pourparlers diplomatiques officiels devaient suivre des règles protocolaires fixes, des rencontres secrètes auxquelles ne participaient que les ambassadeurs (peut-être accompagnés par des interprètes) se déroulaient derrière des portes closes, sans que probablement elles ne laissent de traces écrites. Ces diplomates recevaient alors pour les rencontres officielles et pour les rencontres secrètes un double jeu d’instructions pour mener à bien leurs missions.

Les écrits de Ménandre permettent ainsi d’affirmer que des entretiens secrets ont bien eu lieu dans les relations diplomatiques romano-perses. C’est le cas lors des négociations de paix de 577 dirigées par Zacharias du côté des Romains, et Mébodès du côté perse. Lorsque les négociations officielles se retrouvent dans une impasse autour de la question du statut de Daras, les ambassadeurs confèrent ainsi « en privé » (ejn ajporrhvtw) de ce différend dans les négociations2. En effet, alors que les Romains tiennent à récupérer cette cité, les Perses rechignent à la rendre, surtout après avoir battu les Romains en Arménie pendant les

1 Cette recherche a été subventionnée par le projet “ Investissez dans les

hommes ! ” POSDRU 89/1.5/S/61104, Académie Roumaine en partenariat avec l’EHESS (l'École des hautes études en sciences sociales), Centre d’Études Byzantines, Néo-Helléniques et Sud-Est Européennes. Par ailleurs, je tiens à remercier Boris Velikson et Audrey Becker pour leur relecture attentive de ma communication.

négociations. Au cours de ces entretiens privés avec l’ambassadeur perse, Zacharias n’hésite pas alors à demander s’il est possible de remettre une somme d’or convenue contre la cité dans « le secret absolu et sans que ce ne soit su de personne (laqraiovtata kai; h}kista ejcepistamevnon tino;") ».

Zacharias agit alors manifestement sur instruction de l’empereur. Il semblerait d’ailleurs que ce soit le futur empereur Maurice qui ait livré ses instructions à l’ambassadeur romain3. Mais l’émissaire perse refuse cet accord secret n’ayant, pour sa part, aucune instruction à ce propos4.

Ce cas est probablement assez typique. Si pendant la première phase des négociations la possibilité de payer une rançon pour Daras avait même été officiellement discutée, le rapport de force ayant évolué à l’avantage des Perses, ces derniers n’étaient plus prêts de leur côté à accepter les conditions précédentes. Il semble, par ailleurs, que les raisons pour lesquelles les deux parties s’engagent dans des négociations secrètes sont bien différentes. Les Perses ont probablement voulu donner aux Romains un faux espoir sur cette question pour éviter que ceux-ci ne changent d’avis à leur tour à propos de l’évacuation de la Persarmenia et de l’Iberia5. Lorsque Mébodès comprend que les Romains ne veulent pas céder, il change alors de tactique dans le but de les tromper : en leur laissant croire que le shah accepterait éventuellement d’abandonner Daras, il espère éviter que l’empereur ne se lance dans une guerre contre les Perses6. Quant aux Romains, avec ces négociations secrètes, ils pouvaient espérer persuader les Perses de ne pas attaquer et d’accepter la rançon pour Daras7. Ainsi, dans certaines circonstances, quand les méthodes officielles n’aboutissaient pas aux résultats escomptés, les diplomates pouvaient être chargés de mener secrètement des négociations. Dans ce cas, les empereurs ou les rois étaient au courant et même à l’origine de ces négociations, alors que les

3 Men. Prot., 20, 2, 118-125. Selon H. N. Turtledove et R. Blockley, Maurice,

le futur empereur, a livré le message lui-même, étant donné sa confidentialité. N. TURTLEDOVE, The Immediate Successors of Justinian: A Study of the Persian Problem and of Continuity and Change in Internal Secular Affairs in the Later Roman Empire during the Reigns of Justin II and Tiberius II Constantine (A.D. 565-582), PhD diss., UCLA, 1977, p. 269 ; R. BLOCKLEY, The History of Menander the Guardsman, Liverpool, 1985, p. 280, n. 254.

4 Men. Prot., 20, 2, 128-131. 5 Sur cette question, N. T

URTLEDOVE, The Immediate Successors of Justinian…, op. cit. n. 3, p. 270.

6 Men. Prot., 20, 2, 142-149. 7 R. B

services administratifs habituellement chargés de la diplomatie étaient contournés.

La situation décrite par Ménandre peut être considérée comme relevant de ce qu’on appelle dans les théories modernes de communication internationale la C.D.D., c’est-à-dire la

Closed-Door Diplomacy8. Or cela pose une question essentielle : à qui ces portes étaient-elles fermées ? Aujourd’hui, la première réponse qui viendrait à l’esprit, bien que totalement anachronique pour l’Antiquité, serait bien évidemment la presse. Cependant, la réalité (à la fois moderne et ancienne) est plus complexe. Ces négociations behind the closed doors impliquent aussi un engagement plus limité de la bureaucratie et de l’administration. D’ailleurs Ménandre précise à propos des instructions reçues par l’ambassadeur romain qu’elles « n’étaient même pas écrites par des scribes impériaux »9 au moins jusqu’à ce qu’un accord soit conclu, à supposer qu’il le soit bien. Comme le précise E. Gilboa, un spécialiste de la pratique moderne de la Closed Door

Diplomacy,

It is designed to produce maximum internal pressure on the sides… In addition, the creation of opportunities for personal relations among the negotiators and for informal talks is expected to shape a more comfortable environment for making concessions… Negotiators prefer CDD when a peace process fails to produce an agreement and a major effort is needed to break the impasse; when the talks themselves are controversial and seen by some domestic constituencies as illegitimate; and when negotiations are expected to require major concessions and to produce dramatic results10.

8 E. G

ILBOA, The Theory and Practice of Closed-Door Diplomacy, Paper presented at the annual meeting of the International Studies Association, Montreal, Quebec, Canada, 17 mars 2004 (pour le texte de la communication en ligne, voir le site http://www.allacademic.com/meta/p74174_index.html, consulté le 15 septembre 2012) ; M. PERRY, L. SAMUELSON, « Open-versus Closed-Door Negotiations », RJE, 25/2 (1994), p. 348-359 ; D. STASAVAGE, « Open-door or closed-door ? Transparency in Domestic and International Bargaining », International Organization, 58/4 (2004), p. 667-603. M. VANDEKERCKHOVE, Domestic Public Diplomacy, Public Relations Strategy and Foreign Policy during the Persian Gulf War – Implications for Democracy, M.A. Thesis, University of Florida, 2004.

9 Men. Prot., 20, 2, 122-125. 10 E. G

Or, ce cadre théorique contemporain s’applique finalement dans ses principaux aspects aux négociations de paix décrites par Ménandre11.

Procope évoque lui-aussi une série de négociations secrètes dans ses Guerres Gothiques. Justinien, à plusieurs reprises, a envoyé des diplomates en Italie ayant pour mission à la fois de mener des négociations officielles sur certaines questions, et, dans le même temps, d’organiser des discussions secrètes sur les problèmes concernant l’annexion de territoires italiens par l’Empire romain d’Orient. En 533 / 534 par exemple, Théodat12, alors qu’il n’est pas encore roi des Ostrogoths, rencontre secrètement (lavqra) des émissaires de Constantinople auxquels il demande de rapporter à Justinien sa proposition de « remise de la Toscane, afin que, après avoir reçu de Justinien une grande somme d’argent et une dignité sénatoriale, il puisse passer le reste de sa vie à Byzance » 13.

Peu après, des négociations ont également lieu entre la régente du royaume ostrogoth Amalasonthe et un émissaire de Constantinople nommé Alexandre arrivé dans le cadre des négociations sur Lilybée14. Officiellement, des lettres furent échangées entre l’envoyé et Amalasonthe mais Alexandre était également chargé « de rapporter secrètement un message de l’empereur (touv" te basilevw" lovgou"

ajphvggeile lavqra") ». D’après Procope, tout en répondant

« ouvertement » à la lettre officielle de l’empereur, Amalasonthe « secrètement (lavqra) a accepté de mettre toute l’Italie dans ses mains » 15.

Plus tard encore, c’est Pierre le Patrice qui se rend chez les Ostrogoths avec comme instructions préliminaires de rencontrer Théodat « à l’insu de tous les autres (ejntucei`n me;n kruvfa tw`n

a[llwn) » 16

afin de trouver un accord avec lui à propos de l’Étrurie, et ensuite, de parler secrètement à Amalasonthe également afin de conclure avec elle un traité sur la question italienne17. Si Pierre ne

11 Il n'y avait aucune implication directe des chefs d’États, mais c'est une

caractéristique générale de la diplomatie antique tardive.

12 Pour la biographie de Théodat, PLRE, vol. 2, p. 1067-68, s.v. Theodahadus. 13 Procop., Goth., I, 3, 4-9.

14 Procop., Goth., I, 3, 9 et s. 15

Procop., Goth. I, 3, 9-29.

16 Procop., Goth. I, 4, 17.

17 Procop., Goth. I, 4, 17-18. À propos de cette réunion : J. E

VANS, The Age of Justinian. The Circumstances of Imperial Power, London-New York, 1996, p. 138 ; S. KRAUTSCHICK, Cassiodor und die Politik seiner Zeit, Bonn, 1983, p. 92-93 ; B. MEYER-FLÜGEL, Das Bild der ostgotisch-römischen Gesellschaft

réussit pas à rencontrer Amalasonthe, il a, en revanche, tenu des pourparlers secrets avec Théodat18.

Procope mentionne également des propositions secrètes faites par un groupe de Goths à Bélisaire et par Erarich à Justinien. Selon Procope, une ambassade des « meilleurs des Goths » mécontents de leur roi Vitigès se rend auprès de Bélisaire en 540 et propose secrètement (lavqra) au général de devenir souverain des Italiens. Bélisaire, toujours selon Procope, n’était pas prêt à assumer le rôle proposé, mais « afin de renverser la situation (...) pour le meilleur profit, il laissa croire qu’il avait reçu les propositions des barbares avec plaisir » et les négociations eurent tout de même lieu19. S’étant aperçu de cela, Vitigès, effrayé par le cours des événements, à son tour envoya secrètement (lavqra) une ambassade au général pour l’exhorter à prendre le pouvoir royal. Bélisaire, se jouant des deux ambassades, continua à faire semblant d’être d’accord.

[Les Goths] ont à nouveau envoyé des émissaires dans le camp des Romains, avec comme instructions de faire ouvertement une déclaration vague, mais de recevoir en secret (ejn parabuvstw/) des engagements de Bélisaire20.

En réalité, toutes ces manœuvres diplomatiques servent à Bélisaire pour entrer dans Ravenne et capturer Vitigès. Par la suite, le roi des Ostrogoths, Erarich, envoie des émissaires à Justinien en 541, lui offrant de faire officiellement la paix aux conditions proposées à Vitigès : « les Goths, tout en gardant le territoire au nord du Pô, devrait se retirer du reste de l’Italie »21. Mais, dans le même temps, les envoyés avaient des instructions secrètes : en échange d’une grande somme d’argent et d’un titre de patrice, Erarich était prêt à abandonner l’Italie et son titre officiel de roi22.

bei Cassiodor : Leben und Ethik von Römern und Germanen in Italien nach dem Ende des Weströmischen Reiches, Berne – Francfort-sur-le-Main – New- York – Paris – Vienne, 1992, p. 110-115 ; M.VITIELLO, « Momenti di Roma ostrogota : adventus, feste, politica », Historia Einzelschrift, 188, Stuttgart, 2005, p. 123 et s.

18 Procop., Goth., I, 6, 1-13. A K

ALDELLIS, Procopius of Caesarea. Tyranny, History and Philosophy at the End of Antiquity, Philadelphie, 2004, p. 107 et s. ; H.WOLFRAM, History of the Goths, Berkeley, Londres, 1988, p. 336.Il faut noter que Procope donne une version des faits tout à fait différente dans son Histoire secrète. Sur cette seconde version, voir plus bas dans ce même article.

19 Procop., Goth., II, 29, 18-21 ; également Zon.., XIV, 9. 20

Procop., Goth., II, 29, 24-26.

21 Procop., Goth., III, 2, 4-5.

Tous ces cas de diplomatie « clandestine » dans les relations romano-gothiques menée par l’intermédiaire des diplomates, renvoient au leitmotiv « paix et terres en échange de grades et de titres », et semblent appartenir à la catégorie classique des négociations « séparées » ; les circonstances dans lesquelles se sont déroulées ces discussions étaient certes variées, mais elles se produisaient généralement pendant un conflit militaire et dans une situation politique complexe en Italie où les ambassadeurs goths n’hésitaient pas à faire des propositions secrètes dans l’intérêt de celui qui les envoyait ou d’un groupe politique.

Le transfert et la réception d’information dissimulée est un autre type de négociations secrètes. On peut par exemple se rappeler la description faite par Procope de la situation en Perse en 534 : alors que Chosroès Ier attendait les envoyés romains pour conclure un traité, leur arrivée fut retardée par la maladie de l’un d’eux. Suite à ce retard et sur l’ordre du shah, le général de la Persarmenia, Nabédès, envoya alors un prêtre chrétien au général romain en Arménie, Valérien, pour se plaindre de la lenteur des ambassadeurs, et pour le solliciter pour conclure cette paix. Or, après les pourparlers officiels, le frère du prêtre envoyé par Chosroès s’entretint avec Valérien secrètement (lavqra) et lui décrivit le mauvais état des affaires de Chosroès23.

Suite à ces nouvelles, l’empereur Justinien modifia ses plans et envahit le territoire perse. On pourra toujours spéculer sur ce qui a motivé le frère du prêtre à servir les intérêts des Romains, mais Procope ne nous fournit pas d’informations à ce sujet. Dans ce cas, nous pouvons voir un exemple de négociations secrètes menées à un niveau non supérieur, ce qui, en fait, peut être considéré comme une transmission de renseignements secrets, où le frère du prêtre agit comme un agent de l’Empire romain.

Les exemples analysés ci-dessus permettent de différencier trois types de négociations clandestines (bien que par certains aspects, les trois types se recoupent) :

- Les négociations à huis clos qui avaient lieu quand les pourparlers officiels étaient bloqués. Des réunions privées entre envoyés visaient à éviter des formalités, mais les propositions discutées pouvaient n’avoir aucun caractère clandestin (dans le cas décrit par Ménandre, les mêmes conditions avaient déjà été officiellement discutées au cours des réunions précédentes). Des pourparlers officieux pendant une

session de négociations pouvaient être le seul moyen pour les diplomates d’avoir de réelles tractations et de discuter des conditions, car les sessions officielles étaient juste des débats formels sans aucune possibilité de modifier le point de vue de qui que ce soit, parce que les décisions étaient généralement prises à l’avance, aux niveaux supérieurs. Le rôle des diplomates de haut rang dans la conclusion des accords était essentiellement formel. Si un problème émergeait en raison d’un changement soudain de situation, les options étaient soit de cesser les négociations en vue d’en préparer de nouvelles sur de nouvelles bases (ce qui signifiait de nombreuses consultations préliminaires et des navettes diplomatiques), soit d’essayer de régler les choses immédiatement, après avoir reçu de nouvelles instructions de la part des autorités politiques représentées par les ambassadeurs. Des négociations à huis clos étaient la meilleure solution dans ce dernier cas.

- Les “entretiens séparés” avaient généralement lieu après des entretiens officiels qui servaient de paravent. Ces consultations nécessitaient une réelle confidentialité, parce qu’elles pouvaient aller contre l’intérêt du groupe politique représenté par l’ambassadeur.

- La transmission des renseignements. Une mission diplomatique pouvait servir de paravent pour la transmission d’informations secrètes.

Dans tous les cas, le rôle des diplomates dans la communication clandestine était plus de servir de médiateur que de décider réellement. Les instructions devaient être reçues du souverain et, si la situation changeait, elles devaient être mises à jour, exactement d’ailleurs comme pour les négociations diplomatiques officielles.

Les sources nous ont transmis plusieurs cas où l’envoi d’une ambassade n’était, en réalité, qu’un écran formel pour permettre une opération d’espionnage. Par exemple, Ammien Marcellin rapporte le cas du tribun Hariobaude envoyé par Julien en mission secrète avant d’organiser la campagne contre les Alamans.

Hariobaude, tribun en disponibilité d’une loyauté et d’un courage éprouvés, avait été envoyé à l’insu de tous auprès du roi Hortar, qui vivait déjà en paix avec nous : le prétexte était une ambassade mais il pourrait gagner les frontières de ceux qu’on devait