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Chapitre 2 : Les promesses du développement personnel

3.2 L’authenticité comme « naturel »

3.2.2 Objections au mimétisme social

La première objection consiste à interroger l’opposition qu’effectue René Girard entre mimétisme et égalité : pourquoi s’appuyer sur autrui ne pourrait-il qu’heurter nos convictions égalitaires et en quoi se comparer et s’imiter, serait un signe d’inégalité ? On peut prendre pour modèle des personnes accessibles et égales moralement et juridiquement. N’est-ce pas, au contraire, parce que nous sommes égaux qu’une comparaison voire une imitation s’avère justement possible ? Charles Larmore questionne René Girard sur ce point, en montrant comment le mimétisme peut aller jusqu’à intégrer l’égalité.

En cas de médiation externe, l’autre à imiter peut être une norme, un principe, représentant ce qu’il serait bon de faire, un produit de la raison. Imiter ce modèle revient alors à se subordonner à une instance morale à laquelle nous sommes tous égalitairement soumis. Dans ce cas, l’homme démocratique n’est pas en conflit avec lui-même, pris entre son désir mimétique et ses convictions égalitaires :

« Ainsi le mimétisme, loin de se heurter nécessairement à l’égalité, en vient-il parfois à l’incorporer. Dans cette mesure, l’homme démocratique ne se trouve donc pas en conflit avec lui-même, même s’il lui faut toujours se regarder avec les yeux d’un autre. »268

Une chose est de critiquer l’aspect naturel des désirs humains, en montrant leur caractère mimétique et social, une autre est de faire de l’individu mimétique un être dépendant, soumis, ambivalent, en contradiction avec la valeur démocratique d’égalité.

En outre, et c’est la seconde objection de Charles Larmore, une chose est de dire que nous sommes influencés par autrui, une autre est de nous dire totalement déterminés, conduits ou modelés par autrui :

267 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.76 268 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.77

« Qu’une action soit l’effet d’une habitude acquise n’implique pas qu’elle ait pour intention de se conformer à cette habitude ou à ses sources ».269

N’y-a-t il pas en effet une différence entre se modeler sur autrui et être influencé par autrui ? Dans ce cas, le mimétisme exclut-il alors totalement le naturel et l’authenticité ? Le mimétisme est-il une entrave irrémédiable à l’authenticité ? Charles Larmore déplace le mimétisme de l’intention à la conséquence, et précise qu’on peut imiter quelqu’un sans en avoir l’intention mais par simple habitude. Une chose est de vouloir s’assimiler à autrui, une autre d’agir malgré l’influence d’autrui. Etre sous influence, n’est pas la même chose qu’imiter volontairement :

« Qu’une action soit l’effet d’une habitude acquise n’implique pas qu’elle ait pour intention de se conformer à cette habitude ou à ses sources (…) admettons que l’individu ne vise pas à s’assimiler à un autre et que, dans cette mesure, son action soit qualifiée d’authentique : pourquoi cette

qualification est-elle censée donner naissance à une illusion ? »270

Par conséquent, précise Charles Larmore, si être authentique signifie ne jamais être sous influence d’autrui, alors oui l’authenticité reste difficilement tenable.

Mais l’authenticité signifie-t-elle l’indépendance absolue ou l’autarcie du « moi » ? L’authenticité est une chose, l’originalité en est une autre, précise Charles Larmore. Nous pouvons être pleinement nous-mêmes sans être original. Charles Larmore cite à ce propos La Bruyère : « Horace et Despréaux l’a dit avant vous. Je le crois sur parole ; mais je l’ai dit comme mien ».271 Cela signifie que la façon dont on vit les choses peut être authentique, quand bien même les vivre n’est pas original :

« Pour être authentiques nous n’avons pas besoin de nous dérober aux conventions innombrables qui nous pénètrent de tous côtés et de reprendre les traits de quelque « moi véritable » situé sous toutes

269 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.82 270 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.82 271

Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.187 cite La Bruyère, Les caractères, I, « des ouvrages de l’esprit » §1, 69.

ces incrustations. L’important n’est pas l’originalité de nos idées ou de nos gestes, mais l’état d’esprit où nous sommes occupés à penser ceci ou à faire cela. »272

En distinguant l’originalité de l’authenticité, Charles Larmore « sauve » l’authenticité de la critique girardienne, en montrant que le naturel peut exister malgré l’influence de la convention, et que l’authenticité demeure quand bien même l’originalité s’absente :

« Les sentiments et les actions qu’on voudrait appeler « authentiques » portent en réalité toujours l’empreinte des usages et des paradigmes déjà en place. Mais cette conclusion ne montre pas que la notion d’authenticité revient elle-même à une sorte de mirage. En effet, la distinction entre l’action qui se modèle sur une convention et l’action qui provient d’une habitude créée par la convention demeure une donnée incontestable de l’expérience. Voilà le point oublié par la critique en question. Et rien n’interdit de définir l’authenticité en termes seulement de cette distinction, en écartant comme bien illusoire l’exigence courante d’originalité. »273

Nous avons vu jusqu’à présent que la référence à Paul Valéry permet à Charles Larmore d’introduire la critique de l’authenticité en posant la nécessité du conventionnel dans ce qu’on pense pourtant comme naturel et authentique, et que l’analyse de René Girard lui permet de systématiser le point en expliquant la nature mimétique du processus identitaire.

Toutefois, si les deux grandes critiques de l’authenticité sont justifiées aux yeux de l’auteur, elles ne parviennent cependant pas à délégitimer intégralement la notion :

« L’authenticité a été la cible d’objections justifiées, en même temps qu’elle est de nature à évoquer quelque chose d’énormément précieux qui ne se laisse pas abandonner. »274

Le résultat de l’analyse critique de Charles Larmore est le suivant : si la convention n’invalide pas l’authenticité puisque cette dernière ne doit pas être confondue avec l’originalité, le naturel reste possible. Ce naturel doit toutefois répondre à l’exigence de la première critique : ne pas se situer dans l’ordre cognitif. Si la représentation réflexive

272

Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.187

273 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.83 274 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.88

empêche l’authenticité, cette dernière ne sera possible qu’à travers un rapport, non plus cognitif, mais pratique à soi-même. C’est le cœur de la thèse de Charles Larmore :

« Quoique Sartre se plaise à énoncer cette thèse au moyen d’une formule en apparence abusive « on n’est pas ce qu’on est et on est ce qu’on n’est pas », il a en fait mis le doigt sur une vérité profonde de notre être. Je m’en inspire souvent au cours de ce livre, et j’y reviens de façon systématique à partir du chapitre III, où il est question de la nature du rapport à soi qui est constitutif du moi. Là, je tente de démontrer que ce rapport à soi est au fond un rapport pratique. »275

Charles Larmore défend la thèse d’une authenticité « pratique », au sens où l’accès le plus direct à soi-même n’est pas d’ordre cognitif :

« L’erreur est justement de supposer que notre accès privilégié à nos croyances et désirs relève de la connaissance de soi. »276

Charles Larmore définit la connaissance comme le résultat de deux choses : soit d’une observation, soit d’une inférence.277 Toute connaissance de soi suppose la réflexion, puisqu’une inférence suppose un retour sur soi-même, et qu’une observation suppose également un regard extérieur donc une distance sur soi-même. Toute réflexion suppose donc une dissociation d’avec soi-même. Dans les deux cas le « moi » prend la place que peut prendre un tiers vis-à-vis de lui-même, la place d’un observateur extérieur :

« Ainsi la connaissance de soi que nous possédons ressemble-t-elle à tout égard à la connaissance que d’autres individus peuvent avoir de notre vie mentale. »278

Par la connaissance théorique, un autre individu serait tout aussi à même de connaître l’état d’esprit du « moi », que le « moi » lui-même. C’est pourquoi Charles Larmore défend une authenticité non pas cognitive, réfléchie, mais uniquement pratique :

275 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.33 276

Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.154

277 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.179 et 182 278 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.182

« C’est une théorie du « moi » que je me propose au fond de développer, théorie selon laquelle le moi se rapporte à lui-même d’une façon essentiellement pratique. »279

Seul l’engagement pratique révèle le véritable « moi » puisque personne d’autre que le « moi » lui-même n’est en mesure de s’engager, et de se substituer au « moi » dans l’action :

« Le rapport à soi qui fait de chacun de nous un moi n’est ni paradoxal ni mystérieux, parce qu’il s’agit du rapport fondamentalement pratique qu’est l’engagement. »280

L’authenticité, le fait d’être singulier, unique, se constitue et se définit par l’engagement et les prises de décision. La réflexion pratique « représente une expression plus intime, plus révélatrice, de notre être fondamental que la réflexion cognitive. »281 L’engagement fait apparaître le « moi » sous son aspect le plus « authentique » qui est celui d’être le « moi » que j’ai seul à être, que personne d’autre ne peut être. Charles Larmore remplace l’acte de connaissance des aveux et des désirs par des prises de positions, des engagements, que seul le sujet est apte à prendre et à respecter. C’est en cela que les engagements révèlent l’être, et signent l’authenticité. Si des aveux révèlent le « moi » ce n’est pas tant qu’ils le dévoilent, mais qu’ils l’engagent. Affirmer désirer ou croire, c’est s’engager à se comporter conformément à ce désir ou cette croyance :

« Dans les aveux où nous déclarons de façon immédiate que nous croyons ceci ou désirons cela, nous n’exprimons pas une connaissance de notre état psychique. Nous prenons position en signalant comment nous entendons nous comporter à l’avenir. »282

Le « moi » n’apparaît donc pas comme la description d’un fait, ou d’un état d’âme, mais comme un acte d’engagement, comme une promesse qui contrairement au fait, ne se laisse pas discuter. Le « moi » devient dès lors incontestable :

279 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.88 280

Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.183

281 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.184 282 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.180

« En effet, la sorte d’aveu en question ressemble de très près à l’expression d’une promesse. Dans ce cas aussi, nous donnons notre parole, et à cela personne ne peut objecter qu’elle soit fausse,

quoiqu’elle puisse certainement se révéler peu fiable. »283

Conclusion

Nous avons vu dans cette première partie, que l’authenticité s’est progressivement imposée comme la valeur actuelle cardinale, pour des raisons la fois historiques et philosophiques. Cet impératif d’authenticité à des conséquences sociales mais aussi psychologiques sur l’individu contemporain. Le désarroi psychologique face auquel se trouve confronté l’homme contemporain, désormais seul face à lui-même, explique en partie la raison pour laquelle les « bibles » en développement personnel, qui font de l’authenticité leur fond de commerce, rencontrent un tel succès.

Ce succès s’explique d’autant mieux que l’analyse philosophique contemporaine réduit la légitimité de ce concept en l’invalidant d’un point de vue logique, et ontologique, puisque la dimension réflexive, par la dissociation qu’elle implique, abroge la possibilité même de coïncidence avec soi-même, propre à l’authenticité.

Toute représentation réflexive invalide-t-elle pour autant l’idée de coïncidence avec soi-même ? N’y-a-t-il pas un type de représentation qui ne dissocie pas la conscience d’avec elle-même, mais qui permette au contraire au « moi » de s’unifier ? C’est ce que nous allons analyser dans la seconde partie.

En outre, la représentation réflexive ne pouvant mener au sentiment du « moi », c’est donc en toute logique par ses actions que l’homme va manifester ce qu’il est et qui il est. Aussi, nous sommes arrivés à la conclusion de Charles Larmore que le « moi » ne peut se saisir qu’à travers une expérience pratique. Dans la réflexion pratique, l’authenticité se définit alors comme le fait que nous seuls et personne d’autre à notre place, sommes en mesure de nous engager.

Mais ne serait-il pas envisageable de penser l’individualité de l’individu par-delà l’ordre uniquement pratique de l’engagement ? Ne pouvons-nous pas nous (re)trouver à travers une évocation, un souvenir, un moment, que nous seuls pouvons ressentir, imaginer ou nous représenter ?

Nous nous appuierons dans la seconde partie de ce travail sur l’œuvre de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, sur laquelle se fonde lui-même Charles Larmore pour attester sa thèse d’une identité personnelle pratique.284 Charles Larmore fait des souvenirs involontaires qui attestent de la réalité du « moi » des expériences pratiques.

Toutefois, les souvenirs involontaires ne nous semblent pas réductibles à des expériences uniquement pratiques. Nous tenterons de montrer que La Recherche invite à penser l’accès au « moi » véritable par la représentation et le mimétisme, les deux arguments pourtant invoqués à l’encontre du concept d’authenticité. Il y aurait ainsi, par-delà la dimension pratique de l’authenticité, une revalorisation cognitive possible de cette notion, qui ne tombe ni sous la critique de la dissociation de la représentation, ni sous la critique du mimétisme.

284

Charles Larmore, Les pratiques du moi, Puf, Paris, 2004, p.233 : « Comme Proust l’a montré, c’est la mémoire involontaire (…) qui est le véhicule privilégié de cette expérience. Soudain, sans qu’on y soit préparé, peut-être à l’occasion d’un incident insignifiant (disons en butant contre un pavé, ou en mangeant une madeleine), il surgit à la conscience le souvenir d’un moi oublié. D’un moi (…) qu’on reconnaît comme soi- même. »