• Aucun résultat trouvé

A l’instar de Gilles Lipovetsky, l’individu contemporain54 se caractérise, selon Christopher Lasch55, par un narcissisme psychologique et social, à comprendre comme le reflet du culte voué à l’authenticité, qui demeure la marque de notre société contemporaine aux yeux de l’auteur. Le narcissisme en question, correspond à un nouveau type d’individu social, qui a pour valeur dominante et unique but dans l’existence de vivre sa propre vie, la vie la plus authentique possible, car l’authenticité aurait tendance à supplanter les valeurs anciennes traditionnelles. La recherche de son propre accomplissement, la concentration sur soi-même, remplacent, aux yeux de l’auteur, les conquêtes politiques, religieuses ou idéologiques d’antan, et façonnent le climat social général de nos sociétés occidentales contemporaines. C’est ce transfert des valeurs traditionnelles vers une prédominance du « moi » qui permet d’expliquer l’émergence du nouveau profil narcissique de l’individu contemporain. Le narcissisme qu’analyse l’auteur ne renvoie pas à l’égocentrisme ou l’amour de sa propre image avec lesquels on l’assimile communément. Le narcissisme dont il est question ici est tout sauf un amour de soi démesuré. Il est plutôt le signe d’un recentrement sur soi, ni par amour, ni par égocentrisme, mais pour des raisons culturelles et sociales. Ce narcissisme a certes une dimension psychologique mais aussi et surtout sociale puisqu’il exprime une structure culturelle sous-jacente et dominante :

« Le narcissisme est un concept qui ne nous fournit pas un déterminisme psychologique tout fait, mais une manière de comprendre l’effet psychologique des récents changements sociaux (…) le

narcissisme semble représenter la meilleure manière d’endurer les tensions et anxiétés de la vie moderne. Les conditions sociales qui prédominent tendent donc à faire surgir les traits narcissiques présents, à différents degrés, en chacun de nous. »56

Cela suppose que les nouvelles formes sociales engendrent de nouvelles configurations psychologiques, et que l’individu devient le reflet des normes, des postulats sous-jacents de la société dans laquelle il vit. Ce nouveau narcisse synthétise ainsi la combinaison de plusieurs facteurs sociaux et culturels. Parmi ceux-là, les principaux sont le capitalisme, la bureaucratie, la communication de masse, le rôle de moins en moins impactant

54

C’est-à-dire celui des années 1980, puisque l’auteur le décrit en 1979

55 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Flammarion, Paris, 2006 56 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Flammarion, Paris, 2006, p.83

de la famille dans la transmission, et corrélativement un lien de plus en plus faible avec le passé.

« L’individu narcissique moderne » selon Christopher Lasch, est un effet, une conséquence psychologique liée à l’idéal capitaliste, qui consiste à émanciper l’individu de tous les tabous historiques et culturels, à libérer l’individu de toute autre considération que celle de son intérêt propre. L’individu narcissique correspond bien, en ce sens, à une forme d’individuation, de repli sur soi, requis par le capitalisme de consommation.

La bureaucratie favorise quant à elle un environnement relationnel dense, où les interactions sont nombreuses. L’impression que les individus produisent les uns sur les autres prend d’autant plus d’importance que les individus dépendent les uns des autres. Les interactions nombreuses encouragent l’attitude narcissique, puisque les autres en ayant un impact direct sur le « moi », renvoient en permanence l’individu à lui-même.

La communication de masse encourage également l’établissement de ce nouveau profil narcissique en ce que la prolifération des images visuelles et auditives développe l’idée selon laquelle les moindres faits et gestes de l’individu peuvent être visionnés et diffusables. La possibilité de l’image d’un « moi » idéal se développe d’autant plus.

Mais c’est surtout dans le domaine de l’éducation et de la famille que le culte de l’authenticité, amorcé dans les années 1950 selon Christopher Lasch, se popularise et se révèle le plus nettement :

« Etant donné que la critique de l’attitude permissive remettait rarement en question l’orthodoxie psychiatrique, elle se cristallisa bientôt en un nouveau dogme qui lui était propre : celui de l’authenticité (…) La dernière mode en matière d’éducation popularisa le culte de l’authenticité qui avait commencé à poindre lors des années 1950. »57

Suite à l’attitude dirigiste en matière d’éducation, on conseilla aux parents, dit-il, de faire confiance à leurs propres sentiments. Il s’agissait, en somme, d’exclure les normes objectives et les discours d’autorité. Le culte de l’authenticité est alors devenu le reflet de cet effondrement du rôle de guide des parents, en lui fournissant une justification morale, explique l’auteur. Cela signifie que le culte de l’authenticité camoufle, sous prétexte d’une libération, d’un développement personnel (l’authenticité), l’abdication de l’autorité,

l’incapacité des parents à guider et discipliner leurs enfants. La structure de l’autorité évoluant, la psychologie de l’individu s’en est trouvée d’autant plus modifiée.

Une des modifications majeures qui expliquent cette importance de plus en plus grande accordée au « moi », concerne la temporalité. L’autorité ne scellant plus le lien entre parents et enfants, le rapport au passé se délite. Le déclin du sens historique favorise le culte du « moi » : si le passé s’évanouit, l’individu ne vit plus pour assurer la continuité d’avec ses ancêtres, seul le présent, l’instant du « moi » compte. En outre, le sens historique décline faute d’avenir prometteur. Face aux catastrophes du XXe siècle, l’homme a perdu tout espoir de changer la société et le monde :

« L’holocauste nazi, la menace d’une annihilation nucléaire, l’amenuisement des ressources

naturelles, les prédictions justifiées d’un désastre écologique ont accompli les prophéties poétiques, en donnant une substance historique concrète au cauchemar ou au désir de mort, que les artistes d’avant garde furent les premiers à exprimer. »58

Le futur étant par définition hypothétique, et son amélioration incertaine, l’individu moderne se concentre sur le présent. Si le futur est oublié, les générations futures restent secondaires, la chaîne historique, la continuité de la temporalité est interrompue. L’individu pense donc moins à sa postérité qu’à lui-même, puisqu’il n’y a plus d’appartenance au passé ou au futur.

Si la continuité du sens historique se trouve diminuée, l’individu se replie sur lui- même, s’intéresse à des préoccupations purement personnelles et donc à tout ce qui sous-tend le culte de « développement personnel » si en vogue aujourd’hui. Libéré de tout sens historique, l’individu moderne se rétracte sur le développement et l’épanouissement de son « moi » présent. Les significations valables pour Narcisse sont alors celles qui le concernent immédiatement. Narcisse devient ainsi un être autarcique, qui doit se suffire à lui-même :

« N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens se sont convaincus que, ce qui comptait, c’était d’améliorer leur psychisme : sentir et vivre pleinement leurs émotions, se nourrir convenablement, prendre des leçons de ballet ou de danse du ventre, s’immerger dans la sagesse de l’Orient, faire de la marche ou de la course à pied, apprendre à établir des rapports authentiques avec autrui, surmonter le peur du plaisir. Sans danger en tant que telles, ces activités

promues au rang de plans d’action et enrubannées dans la rhétorique de l’authenticité traduisent un éloignement de la politique. »59

La dimension thérapeutique vient remplacer la dimension politique ou religieuse, car la thérapie à l’inverse de la religion et de la politique, pose un bien-être immédiatement atteignable. La thérapie s’occupe des besoins immédiats et non des bienfaits futurs d’un avenir lointain. L’équivalent moderne du « salut » devient la santé mentale et physique :

« Ce que les gens cherchent avec ardeur aujourd’hui ce n’est pas le salut personnel, encore mois le retour d’un âge d’or antérieur, mais la santé, la sécurité psychique, l’impression, l’illusion momentanée d’un bien être personnel. »60

Le « moi » ne se perd plus et ne s’investit plus dans une grande cause passée ou future. La seule cause qui lui importe est celle de son bien-être immédiat.

Nous comprenons dans cette même logique pourquoi l’amour ou le devoir deviennent des valeurs « attardées », selon Christopher Lasch :

« Notre société fait qu’il est de plus en plus difficile pour un individu de connaître une amitié profonde et durable, un grand amour, un mariage harmonieux. »61

Ces valeurs que sont le devoir ou l’amour, incluent par définition l’idée de temporalité, d’effort dans le temps, et de dépendance à l’égard d’autrui, or Narcisse ne peut être ni amoureux ni moral, puisque tout ce qui pourrait le relier à un futur hypothétique ou à un autre est banni : « Il apprit à s’aimer suffisamment soi-même pour n’avoir pas besoin d’un autre pour se rendre heureux. »62 Le processus de narcissisme s’accompagne donc d’une indifférence à l’Autre, d’un désengagement vis-à-vis de l’Autre et du temps, et permet à l’authenticité de l’emporter sur la réciprocité, et à la connaissance de soi de l’emporter sur la reconnaissance d’autrui. Les individus aspirent dans cette logique, à un « détachement émotionnel » :

59 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, op.cité, p.31 60

Christopher Lasch, La culture du narcissisme, op.cité, p.33

61 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, op.cité, p.61 62 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, op.cité, p.42

« Né d’un profond malaise dû à la détérioration des relations personnelles ce mouvement narcissique conseille aux gens de ne pas trop s’engager en amour et en amitié, d’éviter de devenir trop

dépendants des autres et de vivre dans l’instant, alors que ce sont précisément ces comportements qui sont à l’origine du malaise. »63

L’enjeu est toujours le même : se désengager, ne dépendre de personne, développer une indépendance sociale et affective maximales. C’est ce que l’auteur nomme : « the flight from feelings »64 : une protection vis-à-vis des sentiments supposés rendre le « moi » vulnérable et dépendant. C’est pour l’ensemble de ces raisons, que l’on comprend en quoi le culte du « moi » est un effet social, plus qu’un amour de soi originel.

Une des conséquences de ce narcissisme contemporain est celle du « vide intérieur » que celui-ci provoque nécessairement :

« Il ne souffre pas de fixations débilitantes, ni de phobies, ni d’une conversion d’énergie sexuelle réprimée en troubles nerveux ; il se plaint d’une insatisfaction existentielle vague et diffuse, et sent que sa vie amorphe, est futile et sans but. »65

L’amour de soi suppose un sens du « moi » fort et stable, or le narcissisme contemporain n’est pas, comme on l’a vu, un amour de soi mais un résultat social, ce qui fait qu’il s’accompagne d’un sentiment de futilité, d’inutilité, et d’inconsistance intérieure. Le « soi » n’étant amarré à aucune tradition, ni à personne, il ressent d’autant mieux l’évanescence de son être. Narcisse prend ainsi conscience de son inconsistance possible. Cette inconsistance est renforcée, selon Christopher Lasch, par le développement de la société industrielle, qui le rend dépendant de l’Etat, des grandes entreprises et de la bureaucratie. Il est ainsi pris dans un système économique qui le dépasse et dont il ne peut sortir innocemment : « Ayant livré ses compétences techniques aux grandes entreprises, il ne peut plus pourvoir lui-même à ses besoins matériels. »66 Ceci a pour conséquence un malaise car sa dépendance économique contredit son indépendance vis-à-vis de la tradition et sa tendance psychologique à chercher davantage d’autonomie.

63 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, op.cité, p.57 64

Christopher Lasch, La culture du narcissisme, op.cité, p.235

65 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, op.cité, p.68 66 Christopher Lasch, La culture du narcissisme, op.cité, p.36

Cette dépendance vis-à-vis des institutions et cet isolement personnel, fait ressentir à Narcisse une forme de vulnérabilité, qu’il va compenser en tentant de renvoyer une image glorieuse et forte de lui-même. Là encore, son reflet instaure une nouvelle forme de dépendance : celle du regard d’autrui comme garant de sa consistance. Malgré ses velléités à se déprendre d’autrui, Narcisse se voit ainsi dépendant du regard des autres pour s’estimer :

« Malgré ses illusions sporadiques d’omnipotence, Narcisse a besoin des autres pour s’estimer lui- même ; il ne peut vivre sans un public qui l’admire. Son émancipation apparente des liens familiaux et des contraintes institutionnelles ne lui apporte pas, pour autant, la liberté d’être autonome et de se complaire dans son individualité. Elle contribue au contraire, à l’insécurité qu’il ne peut maîtriser qu’en voyant son « moi grandiose » reflété dans l’attention que lui porte autrui. »67

Aussi, nous voyons que le Narcisse contemporain n’a de cesse d’être traversé par des contradictions et doit lutter pour maintenir un équilibre psychique. C’est davantage à une vulnérabilité du « moi » qu’à une affirmation de la personnalité, que ce narcissisme social mène.

Ceci a pour conséquence, qu’au cours des vingt-cinq dernières années, les patients présentent, selon Christopher Lasch, moins de symptômes bien définis aux contours précis, qu’un mécontentement diffus. Ce mécontentement diffus d’ordre narcissique constitue la majeure partie des dérives psychiques :

« A la crispation névrotique s’est substituée la flottaison narcissique. Les névroses à symptômes typiques ont fait place aux troubles confus du caractère, qui se caractérisent par un sentiment de vide intérieur, une incapacité à sentir et ressentir les choses et les êtres. »68

La prédominance croissante de ce type de troubles du caractère semble bien signifier qu’il s’est produit un changement fondamental dans l’organisation de la personnalité. Les maux actuels de l’individu sont, tout comme le narcissisme, moins à comprendre comme vicissitudes psychologiques que comme résultats d’une nouvelle structure sociale : « L’évolution des troubles psychiques signale l’évolution sociale du psychisme de l’individu ». L’évolution des pathologies suit l’évolution de la subjectivité, or l’économie

67 Christopher Lasch, La culture du narcissime, op.cité, p.36-37

psychique se modifie en fonction de la conception que l’individu se fait de lui-même. Cette conception que se fait l’individu de lui-même, résultant en partie de sa manière d’être dans le monde, fait de la pathologie un observatoire privilégié sur la relation que l’individu entretient avec lui-même. Ce qui nous semble dès lors pertinent pour notre sujet c’est de voir si ces troubles psychiques ne sont pas caractéristiques d’une exigence accrue d’authenticité, auquel cas, nous attesterions à nouveau de la prédominance de cette notion, non plus par ses causes explicatives, et sa généalogie structurelle, mais par ses effets nocifs.