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Chapitre 2 : Les promesses du développement personnel

3.2 L’authenticité comme « naturel »

3.2.1 Le mimétisme social

Pour prolonger ce point critique de Paul Valéry, qui est celui de l’ubiquité de la convention dans ce qui nous semble le plus intime et naturel, Charles Larmore s’appuie sur René Girard251 et sa théorie du mimétisme social qui systématise le caractère social de ce que nous pensons comme « naturel », et s’attaque le plus radicalement au mythe de l’authenticité :

« Aucun autre penseur ne s’est acharné aussi impitoyablement et avec tant de succès à démontrer en ce sens l’imposture de l’authenticité. »252

Nous précisions que Charles Larmore s’appuie sur René Girard de manière « sélective », en conservant ce qui sert ses propos et en laissant beaucoup d’autres aspects de sa théorie.253 Avant de montrer en quoi la thèse de René Girard fait avancer l’analyse critique que fait Charles Larmore de l’authenticité, il nous semble nécessaire de rappeler certains éléments de la théorie du mimétisme social.

Le présupposé de René Girard, rappelle Charles Larmore, est que le désir constitue ce que nous avons de plus intime et de plus propre, et devrait ainsi refléter le moi intime, authentique, de l’individu. Or René Girard part du constat de l’extrême plasticité du désir humain et de l’aspect conventionnel de sa constitution : « Le sujet attend (d’autrui) qu’il lui dise ce qu’il faut désirer »254, « le propre du désir, fait-il remarquer, est de ne pas être propre »255.

En outre, le désir n’est pas l’expression de la nature propre d’un individu sinon ses désirs auraient tous une certaine ressemblance, un air de parenté selon l’auteur. La diversité des désirs signale donc qu’ils ne proviennent pas tous d’une même nature profonde. En somme, le désir est selon René Girard « mobile », c’est-à-dire toujours en lien entre des appétits premiers, des instincts, et le milieu social dans lequel nous sommes. C’est dire qu’il y a une part mimétique et sociale dans tout désir, et que même dans l’acte le plus spontané, qu’on pense comme le plus intimement sien, se profile l’autre : « l’essence du désir est d’être

251 René Girard, philosophe Français, (1923-2015) 252 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.61 253

Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.61 : Charles Larmore explique qu’il adopte la méthode « d’appropriation séléctive » des analyses de René Girard, sans prétendre à une analyse exhaustive de la théorie du mimétisme social.

254 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.62, cite René Girard, La violence et le sacré, 1972, Paris,

Grasset, p.217

triangulaire. »256 En d’autres termes, il y a l’objet désiré, le sujet désirant et le tiers désirant le même objet et désiré par le sujet.

René Girard prend l’exemple du narrateur et d’Albertine dans le roman, A la

recherche du temps perdu de Marcel Proust. René Girard montre que le désir du narrateur est

sans conteste mimétique : il aime Albertine quand celle-ci est absente, et il la hait quand elle est là257. L’interprétation de René Girard est la suivante : si le désir du narrateur était le sien propre, il désirerait Albertine indifféremment, qu’elle soit absente ou présente. Mais ce n’est qu’en imaginant Albertine désirée par d’autres, que son désir se déclenche. Son désir s’avère donc moins personnel que mimétique, moins authentique qu’emprunté. Une fois Albertine aux cotés du narrateur, soit non imaginée désirée par d’autres, le désir du narrateur s’amoindrit. Le désir apparaît donc comme une conséquence des désirs des autres : nous en venons à trouver désirable que ce qu’un autre trouve tel.

Impossible d’être soi-même sans être redevable à un autre, ce qu’on pense authentique n’est qu’imitation : « Notre propre identité ne saurait être création pure à partir de rien »258. Si l’imitation, selon René Girard, est constitutive de notre être, cela signifie que c’est seulement à partir de l’autre que notre individualité prend vie, ce qui revient à dire que l’authenticité n’a aucune existence possible. Le désir n’apparaît pas comme « appartenant » ou reflétant l’âme de l’individu, mais au contraire comme reflétant ce qu’il a de plus sociable, de plus commun, de plus impersonnel. Le désir mimétique construit donc l’individu à partir d’une chute du « moi » puisque l’édifice de ce que nous sommes a ses fondations en autrui et non en nous- mêmes :

« Nous parvenons à être nous-mêmes, dit-on sans hésiter, lorsque nous ne sommes plus affectés par ce que nous avons emprunté à autrui, mais puisons dans le moi qui est véritablement le nôtre. C’est là en fait, l’idée rebattue qu’on se fait d’ordinaire de l’authenticité. Il s’agit pourtant d’une éventualité chimérique, ou au mieux marginale, et ce pour les raisons que la critique girardienne a le mérite de mettre en évidence : les sentiments et les actions qu’on voudrait appeler « authentiques » portent en réalité toujours l’empreinte des usages et des paradigmes déjà en place ».259

256 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.63 cite René Girard, Mensonge romantique et vérité

romanesque, Pluriel, Paris, 2010, chapitre I, p.15

257

René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, op.cité, p.36 à 56 sur le désir proustien : « Le désir proustien est chaque fois triomphe de la suggestion sur l’impression. A sa naissance, (…) on trouve toujours l’autre (…) le désir proustien est toujours un désir emprunté », p.47

258 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.63 259 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.83

Cela revient à dire que nous nous construisons à partir d’autrui et que l’authenticité, de ce fait, n’existe pas. Nous voyons que le point de vue de René Girard rapporté par Charles Larmore s’oppose au « naturel » que défend Stendhal. Si le désir et la passion représentent chez Stendhal l’expression de qu’il y a de plus singulier, authentique et naturel chez l’individu, il n’est que le reflet d’un mimétisme social, selon René Girard. L’authenticité se réduit alors à n’être qu’une invention humaine.

Charles Larmore explique comment, d’après René Girard, l’homme a eu besoin d’inventer l’authenticité. Pour le comprendre il est nécessaire de rappeler qu’il y a aux yeux de René Girard, deux types de mimétisme selon la distance à laquelle se trouve le modèle à imiter. Le premier est celui de la « médiation externe », où le modèle reste inaccessible. Il représente un idéal, une icône sur laquelle l’individu règle ses comportements et ses valeurs, et qui reste à jamais inégalable. René Girard prend à ce sujet, l’exemple de Don Quichotte, qui vit dans l’ombre et à la lumière des grands chevaliers héroïques. Le second type de mimétisme est celui de la « médiation interne », dont le modèle à imiter reste, contrairement à celui de la médiation externe, à portée des imitateurs. Rien n’est meilleur pour un enfant que l’assiette de son voisin, rien n’est plus désirable que de posséder ce qui est déjà possédé par un proche.

Dans le cas de la médiation interne, le modèle est accessible à l’imitateur, et le mimétisme va conduire à l’anéantissement de l’objet désiré : « L’objet disparaît dans le feu de la rivalité » écrit René Girard.260 L’objectif consiste davantage à vaincre l’adversaire qu’à obtenir l’objet. Nous pourrions dire qu’il n’y a pas, comme on le dit souvent, d’objet du désir, mais sujet d’un désir. C’est ce que René Girard nomme « le rapport des doubles », car les protagonistes se ressemblent dans leurs désirs au point de devenir des doubles, des identiques, des « indifférenciables ». S’ils deviennent identiques dans leurs désirs, c’est bien qu’ils ne sont en rien authentiques dans leur singularité.

Charles Larmore poursuit le raisonnement de René Girard en montrant que face à ce type de mimétisme, deux réactions sont possibles : assumer l’imitation sans nier son appartenance, ou camoufler aux autres et à soi-même l’hétéronomie et la codification de ses gestes. Pourquoi ? Car il est incommode de se dire qu’un égal (un proche par exemple) devient un modèle. C’est avouer son manque d’être, son manque de consistance, son vide personnel.

260

Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.69, cite René Girard, Les origines de la culture, op.cité, p.62

La situation est d’autant plus inconfortable en démocratie, précise René Girard que le principe de la société moderne et démocratique fait de l’égalité une valeur fondamentale. Or l’homme a naturellement besoin de s’appuyer sur des modèles, ce qui ne va pas avec l’idée d’égalité propre à la démocratie. Qu’un égal puisse être en même temps un modèle et donc un supérieur, crée une situation incommode, paradoxale et discordante. Plus l’Etat est démocratique, plus la contradiction est forte : « L’attitude est discordante, divisée comme elle l’est entre la dépendance personnelle et la croyance dans l’égalité »261. L’égalité démocratique implique en effet, l’idée d’indépendance et d’autonomie, or l’homme se trouve d’emblée pris dans des rapports de dépendances et d’inégalités, du fait du processus mimétique inhérent à sa nature. L’homme démocratique se trouve pour ainsi dire écartelé entre l’idéal d’égalité, et sa dépendance à l’égard d’individus référents :

« En d’autres termes, l’homme démocratique d’après Girard se trouve embarrassé de ce que ses valeurs s’accordent mal avec la nature de ses motivations : il est tiraillé entre l’égalité (et la notion de liberté individuelle qu’elle implique) et la dépendance. D’un côté, il souscrit au principe selon lequel tous les hommes sont égaux, ayant chacun le droit de disposer de lui-même. De l’autre, il se trouve partout impliqué dans des rapports d’imitation, où il s’aligne sur le comportement de ceux qui l’entourent. »262

Si les valeurs de l’homme démocratique entrent en contradiction avec la nature même du désir mimétique, la tentation est alors grande de camoufler la supériorité du modèle, en faisant du désir un désir sien, émanant de son propre « moi ». C’est alors que l’homme démocratique, trouve l’issue au dilemme démocratique en inventant l’idée même d’authenticité :

« La stratégie la plus commune consiste alors à se persuader que son désir jaillit du fond de son propre moi, sa dépendance à l’égard du modèle étant en vérité un moment accessoire, un moyen pour arriver à l’objet qu’en fin de compte on poursuit de sa propre initiative (…) Ainsi est-on amené à intervertir l’ordre logique, faisant du modèle la conséquence de son désir au lieu de son origine. En un mot, et c’est là l’essentiel de l’analyse, on finit par croire que son désir est spontané ou

« authentique. »263

261

Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.70

262 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.71 263 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.70

L’idéal d’authenticité ne serait donc en réalité que l’expression d’un conflit entre l’aspiration égalitaire et la nature mimétique de l’individu. En posant le désir comme sien, comme authentique, l’individu échappe à cette contradiction. S’il y a authenticité, il n’y a plus de modèle, donc plus d’inégalité ni de dépendance, et l’individu se retrouve en phase avec l’idéal démocratique. L’authenticité serait ainsi la trouvaille qu’invente l’homme démocratique en quête d’égalité, pour se camoufler le dérangeant constat qu’il s’aligne sur les comportements d’autrui, ce qui fait d’autrui son supérieur et non plus son égal. « L’authenticité lui permet d’oublier une réalité gênante »264, dit Charles Larmore. En effet, au lieu de reconnaître les rapports de dépendance, on se figure et on figure aux autres que nos désirs sont nôtres. Nous camouflons ainsi les dépendances et l’uniformisation de nos désirs par l’idée d’authenticité, et faisons du désir de l’autre, un désir personnel.

En somme, nous inversons le mécanisme en faisant du modèle non pas l’origine du désir, mais sa conséquence. Si j’imite untel c’est qu’il correspond à mon désir, et non lui qui détermine mon désir : « Si j’essaie de me faire ressembler à James Dean, c’est me dis-je, qu’il correspond, lui, à ma propre image de la masculinité. »265 On pose le « moi » au fondement de tous les mouvements, au lieu d’en faire une conséquence. L’homme se leurre en inversant logiquement la cause et la conséquence, car il y aurait quelque chose d’honteux à avouer être influencés sinon construits par un autre que soi. Aussi, le sujet vit illusoirement sa dépendance comme une spontanéité libre. Mais cette authenticité n’est qu’illusoire : elle se réduit à n’être qu’une inversion logique et conventionnelle, qui fait de la dépendance à autrui l’expression d’un désir libre.

En ce sens nous voyons que l’analyse qu’effectue Charles Larmore de la théorie du mimétisme social de René Girard ne s’arrête pas à la critique de l’aspect conventionnel des moments que l’on pense naturels, mais va jusqu’à faire de l’authenticité une pure illusion.

Cette illusion est d’autant plus tenace qu’elle est structurelle, dans la mesure où elle répond à un problème, comme nous l’avons vu, inhérent à la démocratie. Charles Larmore insiste sur le fait que l’analyse de René Girard permet de comprendre en quoi l’époque moderne est favorable à l’idéalisation de l’authenticité. Non pas, précise-t-il, que les conditions de vie soient moins contraignantes et aliénantes, comme on le pense souvent, mais

264 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.71 265 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.70

que l’authenticité résout le dilemme entre l’aspiration démocratique de l’homme et sa nature conventionnelle ou mimétique.

Aussi, l’une des grandes idées reçues sur l’authenticité qui consiste à penser, que cette dernière est devenue un idéal grâce au recul des traditions, des systèmes de classes, des privilèges et de tout le cloisonnement social est ébranlée. La démocratisation, souvent considérée comme la voie ouverte et directe vers une spontanéité individuelle, rend d’autant plus problématique la nature mimétique de l’individu. L’émancipation face aux traditions n’est pas une garantie suffisante de l’expression spontanée et singulière des individus. Il n’y a pas nécessairement davantage d’authenticité sous prétexte qu’il y aurait moins de cloisonnement social. L’analyse de René Girard, permet de montrer que c’est plutôt en termes de conflit, et moins en termes d’alliance, que le lien entre démocratie et authenticité doit être pensé. Seulement, l’idéalisation de l’authenticité en démocratie tient, selon Charles Larmore, au fait que l’authenticité est une valeur démocratique en soi, c’est-à-dire égalitaire dans son principe:

« Cette notion ne pourrait pourtant pas se montrer si séduisante si elle ne constituait pas aussi, plus positivement, une solution rentrant dans l’esprit égalitaire. L’authenticité est en effet quelque chose dont tout homme est censé être capable, n’étant affaire ni de naissance, ni d’éducation, ni de position sociale. »266

L’authenticité n’est pas affaire de privilège, ni de classe sociale. Elle dépend bien du seul individu, et ce point explique la prérogative aujourd’hui accordée à l’authenticité.

Charles Larmore, par l’intermédiaire de l’analyse de René Girard, en vient à invalider la notion d’authenticité entendue comme « naturel » dépris de toute convention. Cependant, si l’authenticité est certes mise à mal par la théorie du désir mimétique, cette dernière n’invalide pas pour autant la notion dans son intégralité. Si Charles Larmore reconnaît les mérites de l’analyse girardienne, il ne souscrit pas à l’idée d’une authenticité totalement illusoire. Il précise que malgré ses apports constructifs, la critique girardienne de la notion d’authenticité n’invalide pas totalement l’idée d’authenticité :

« Malgré ses vertus évidentes, cette critique ne me paraît pourtant pas dépouiller la notion d’authenticité de toute vérité. »267

Afin de prouver que la thèse de René Girard ne déconstruit pas totalement le concept d’authenticité, Charles Larmore lui adresse quelques objections.