• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Les promesses du développement personnel

3.1 L’authenticité comme « coïncidence avec soi même »

3.1.2 Le naturel au sens stendhalien

L’authenticité est-elle à exclure du champ conceptuel pour autant ? Afin d’appuyer l’idée selon laquelle l’authenticité n’est pas totalement déconstruite par la critique de Paul Valéry et de Jean-Paul Sartre, et de « sauver » le concept d’authenticité, Charles Larmore réhabilite le culte que voue Stendhal au « naturel », en montrant que pour ce dernier, le fait d’être soi-même reste néanmoins possible, malgré la critique de la représentation réflexive :

« Mais voici la limite de cette critique de Sartre, l’authenticité ne se comprend pas nécessairement de cette façon. Et chose curieuse, c’est Stendhal, tant malmené par Valéry et Sartre, qui en livre la démonstration. Sa notion de naturel n’a rien à voir avec la recherche d’un but réflexif. Elle est donc le contraire d’un idéal de sincérité. L’exemple de Stendhal vaut bien un détour car nous verrons par là combien l’argument de Valéry et de Sartre ne constitue pas le dernier mot. »247

L’argument de la représentation réflexive n’atteint pas ce qui fait le « naturel » pour Stendhal, dont Charles Larmore rappelle la teneur. Aux yeux de Stendhal, nous sommes nous- mêmes, naturels, authentiques, dans un moment qui dépasse la réflexion, à savoir celui de la passion. Dans la passion dit Stendhal, on manifeste notre être le plus profond, nos sentiments les plus personnels, nos désirs les plus singuliers, car l’émotion l’emporte sur les codes sociaux. Nous serions nous-mêmes lorsqu’une émotion nous transporterait au-delà des conventions. Stendhal, rappelle Charles Larmore, oppose le « naturel » à ce qu’il nomme la « vanité ». Il y a les « vaniteux » pour qui priment les conventions sociales, et les « authentiques » pour qui prime l’amour et les sentiments véritables. La vanité revient à privilégier l’image de soi plutôt que son être véritable, l’apparence plutôt que l’essence, et

246 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.28 247 Charles Larmore, Les pratiques du moi, op.cité, p.39

pousse à vivre en fonction du regard, des attentes, et des opinions d’autrui. La vanité toujours aliénante et sociale s’oppose donc au naturel toujours libre et singulier.

En outre, la vanité, contrairement au naturel, suppose la réflexivité, car la vanité signifie la comparaison entre individus : nous ne cherchons pas seulement à être nous-mêmes mais nous cherchons à être mieux que les autres. Dans la vanité nous nous situons par rapport aux autres, or se situer, c’est adopter un méta point de vue sur soi-même. Adopter ce point de vue, revient à se désolidariser de soi, se réfléchir, se penser, se voir à distance de soi-même. Cela consiste, nous dit Charles Larmore, à adopter le point de vue d’un autre, que cet autre soit un être réel ou être abstrait (quelconque) qui penserait selon certains principes. Dans les deux cas, se glisse un tiers entre soi et soi-même, or la réflexivité éloigne de soi-même. Nous retrouvons ici la critique de la coïncidence avec soi-même, précédemment expliquée. C’est pourquoi la vanité supposant certes la réflexivité, nous éloigne de nous-mêmes, et que le naturel excluant la réflexivité, nous en rapproche. Etre « naturel », revient à agir, sentir, penser sans retour réflexif sur soi-même, sans se regarder avec les yeux d’autrui ou ceux d’un spectateur impartial. Agir authentiquement, c’est agir naturellement, c’est-à-dire sans jugement, sans analyse, sans retour réflexif sur soi-même. Dès que le naturel entre dans le domaine de l’analyse, il s’annule. Le naturel ne subsiste qu’à la condition de ne pas y penser.

Cela signifie donc qu’il n’y a pas de meilleur moyen de manquer de naturel qu’en songeant à l’être. Vouloir savoir si nous sommes naturels, nous éloigne nécessairement du naturel. Vouloir savoir si nous sommes authentiques nous éloigne nécessairement de l’authenticité. C’est pourquoi, rappelle Charles Larmore, le naturel est possible pour Stendhal dès qu’il quitte l’esprit d’analyse réflexive, pour se ranger du côté de son opposé : la passion.

Ceci signifie que l’authenticité n’est pas atteignable par la voie de la raison, mais uniquement par celle du sentiment. C’est à cette condition (exclusion de la réflexivité et du regard extérieur) que le naturel est possible et l’authenticité atteignable. C’est, rappelle Charles Larmore, l’histoire du Rouge et du noir, où Julien Sorel transporté par son amour pour Madame de Rénal ne peut justifier ses actions, et notamment son crime passionnel. Toutes les raisons et justifications sont évacuées par Stendhal afin de montrer, (et c’est sa veine romantique), que les sentiments comme reflets authentiques de l’âme, n’entrent pas dans le champ du réflexif. En faisant du « naturel » un état propre à la passion, Stendhal montre en quoi cet état, qui certes existe, ne s’explique toutefois pas, et ne se réfléchit pas.

Il y aurait donc bien un « naturel », un état authentique possible, par-delà la critique d’ordre logique faîte au concept d’authenticité, concède Charles Larmore. Si l’authenticité, le

fait de ne vouloir faire qu’un avec soi-même reste possible, c’est que cet état peut déborder toute représentation réflexive. La référence à Stendhal permet à Charles Larmore de confirmer la critique de Paul Valéry appuyée par le développement de Jean-Paul Sartre, (à savoir que l’authenticité exclut la représentation réflexive), tout en maintenant la possibilité d’un accès à soi-même, autre que représentatif. En analysant la possibilité d’une authenticité non réflexive, Charles Larmore prouve que l’authenticité n’est pas totalement déconstruite par la critique de Paul Valéry prolongée par l’analyse sartrienne.

Néanmoins, si la référence à Stendhal permet à Charles Larmore de montrer que l’authenticité n’est pas totalement anéantie par la critique de Paul Valéry et l’analyse de Jean- Paul Sartre, puisqu’elle peut correspondre à un « naturel » qui exclut la représentation réflexive, Charles Larmore, dans un rôle à la fois d’avocat et de procureur de l’authenticité, expose désormais l’argument du « naturel » à sa critique la plus puissante : celle de l’ubiquité de la convention et du mimétisme social dans nos pensées et sentiments dits les plus « naturels ».