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sensible comme chemin d’accès au « moi » véritable

2.2 Critique de l’objectivisme

Si la découverte de l’essence se fait nécessairement aléatoirement, par une rencontre fortuite et sensible, comme nous l’avons jusqu’ici montré, ce serait néanmoins une erreur de penser que le sens réside dans l’objet, que le secret de l’essence est intrinsèquement lié à l’objet. Le narrateur est lui-même tenté par ce piège « objectiviste » : il goûte à plusieurs reprises la madeleine trempée dans son thé comme si c’était en elle que le sentiment étrange de ce qu’il ressent se trouvait. Or plus il goûte, autrement dit plus il se rapproche de l’objet plus il s’éloigne du mystère, plus il perd le sentiment qu’il cherche à analyser. Il se rend finalement compte que le plaisir de la rencontre avec lui-même ne vient pas de l’objet en tant que tel, mais de lui-même : « La vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi »,369 finit par admettre le narrateur :

« C’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre…cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver…rien qu’en descendant plus profondément en moi.»370

Plus le narrateur cherche à examiner et analyser ce qu’il ressent en goutant la madeleine, plus il s’éloigne et perd de vue la concordance qu’il trouvait entre le thé et Combray. De même, nous avions précédemment vu que plus Swann analyse

369 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op.cité, p.101 370 Marcel Proust, Albertine disparue, op.cité, p.352

intellectuellement la petite phrase musicale, plus il tombe sur la réalité sèche des notes, et plus il s’éloigne de l’idée de cette petite phrase qui est, pour lui, l’essence même de l’amour.

« L’objectivisme » est le terme que forge Gilles Deleuze, pour désigner l’illusion qui consiste à croire que la signification est dans l’objet :

« Nous pensons que l’objet lui-même a le secret du signe qu’il émet. Nous nous penchons sur l’objet, nous revenons à l’objet pour déchiffrer le signe. Par commodité, appelons objectivisme cette tendance qui nous est naturelle ou du moins habituelle. »371

L’objectivisme consiste à attribuer à l’objet les signes dont il est révélateur : « à poser sur les choses l’âme qui nous est familière ».372 Si l’authenticité ou le sentiment de soi dépend bien d’un objet, elle ne s’y réduit toutefois pas. L’erreur de l’objectivisme est cependant facile à faire car de nombreux passages semblent indiquer que les choses infusent, par elles-mêmes, la personnalité du narrateur ou d’un autre personnage :

« Pour ne plus rien voir je me tournais du côté du mur (…) je n’osais pas approcher de cette cloison plus que d’un piano où ma grand mère aurait joué et qui vibrerait encore de son toucher. »373

Avant de rencontrer Mme de Guermantes, le narrateur croit qu’elle possède en elle le secret et tout le mystère que son nom évoque. Or quand le narrateur la voit : « Je me disais que c’était bien elle que désignait pour tout le monde le nom de duchesse de Guermantes ; la vie inconcevable que ce nom signifiait, ce corps la contenait bien. »374

Pour ses rencontres amoureuses il en est de même. Le narrateur pense que les qualités de l’être aimé sont en lui : « A l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’amour existait réellement en dehors de nous. »375

Gilles Deleuze explique d’où provient cette illusion : rapporter une signification à l’objet ou à l’être qui l’émet est la pente naturelle, bien qu’illusoire, de l’intelligence : « C’est la tendance de l’intelligence. L’intelligence a le goût de l’objectivité, comme la perception, le

371

Gilles Deleuze, Proust et les signes, op.cité, p.37

372 Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op.cité, p.161 373

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op.cité, p.159

374 Marcel Proust, Le côté de Guermantes, op.cité, p.239 375 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op.cité, p.541

goût de l’objet. »376 L’intelligence a pour habitude de rechercher des contenus objectifs, des vérités objectives, explicites et faciles à communiquer. Le narrateur constate cette habitude : « L’habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d’impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel. »377 C’est la pente naturelle de l’intelligence et de tous les actes volontaires de l’esprit, de confondre le sens réel avec les vérités objectives et intelligibles. Les vérités objectives et intellectuelles sont, par exemple, celles de la mémoire volontaire qui rappelle à notre esprit des personnes ou des choses, ou encore celles de la représentation intellectuelle, qui se rapporte à un objet. Or lorsqu’on se rapporte à soi-même par ce type de représentation intellectuelle, on se pense comme objet, et on dévie de son « moi » véritable. Car s’objectiver revient à s’attribuer des qualités objectives illusoires. L’illusion objectiviste consiste donc à croire qu’il faut s’écouter, se regarder, se décrire, se livrer, se décomposer sous toutes les facettes possibles et intelligibles pour extraire une vérité concernant son être. C’est l’illusion qui croit mieux cerner et mieux connaître un être par le croisement de regards extérieurs, censés incarner l’objectivité. Or pour le narrateur, se penser comme un objet consiste à se composer, à se fabriquer, sans se saisir de l’intérieur.

Si le sentiment de soi ne peut provenir ni de son propre esprit (l’intelligence), ni de l’objet en tant que tel, c’est qu’il provient d’un savant mélange des deux :

« Comme toute impression est double, à demi engainée dans l’objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seul nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle là. »378

La vraie rencontre avec soi-même se fait donc par un approfondissement de l’objet de rencontre, mais aussi par un approfondissement du « moi », car les impressions sont toujours doubles : d’un côté, l’aspect sensible et immédiat, de l’autre, l’aspect intelligible où le message que l’objet envoie doit être interprété, développé, traduit en soi-même.