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CHAPITRE 3 : LA RELATION DE POUVOIR ENTRE LES DANSEURS NUS ET

1. Les interactions à partir de la scène

1.3. Les numéros spéciaux

Les soirées au 281 sont basées sur deux types de numéros. Il y a ceux, plus classiques, qui présentent les danseurs seuls sur scène avec leurs propres vêtements, leur style et leur créativité afin de divertir le public féminin. Il y a également les numéros spéciaux dans lesquels les danseurs sont costumés et qui présentent une réelle mise en scène. Ils peuvent être seuls ou plusieurs à exécuter les mouvements spécialement chorégraphiés pour les différents thèmes. C’est précisément lors de ces prestations que nous retrouvons des pompiers, des astronautes, des bûcherons, des « gars » de la construction, etc. Ces mêmes

performances reviennent d’une fois à l’autre et peuvent être interprétées avec plus ou moins de danseurs. Elles durent habituellement le temps d’une chason, tout comme dans le cas des numéros classiques. Toutefois, elles sont généralement annoncées par le maître de cérémonie et c’est souvent au début et à la fin de ces numéros que les rideaux rouges s’ouvrent et se referment pour permettre la mise en place des décors et accessoires. Tel que nous l’avons vu précédemment, ce jeu avec les rideaux a également pour fonction d’attirer l’attention du public sur ce qui se passe sur scène. Enfin, ce sont aussi à l’intérieur de ces prestations que des femmes clientes peuvent être invitées à participer sur scène. Cette section explore trois numéros thématiques : le numéro du policier, celui de la crème fouettée avec une cliente ainsi que celui de la douche. Nous les avons choisis, car ils représentent, selon nous, les extrémités agressive, romantique et sexuelle du 281. Malgré leur distance thématique, nous constatons qu’ils comportent plusieurs similitudes, notamment en matière de pouvoir. Nous analysons la symbolique de ces prestations, les interactions qui s’y déroulent ainsi que leur signification en termes de pouvoir.

1.3.1. Le numéro du policier. Le danseur arrive sur scène avec son costume de policier et une chaise de bois. Il pose la chaise, le dossier vers le public, plus vers la gauche et l’avant de la scène. Il fait quelques mouvements chorégraphiés. Au cours de sa prestation, le danseur ne dénude que le haut de son corps. Sur la chaise qu’il a préalablement placée sur scène, il dépose son pied droit sur le siège et s’appuie sur le dossier avec la main du même côté. De sa main gauche, il place sa matraque de façon à ce qu’elle représente son pénis en érection. La foule est déjà en délire. Il fait glisser lentement l’instrument entre les doigts de sa main droite, toujours appuyée sur le dossier de la chaise. Ses mouvements de va-et-vient sont d’abord lents et langoureux, mais ils s’accélérent rapidement jusqu’à atteindre un rythme beaucoup plus saccadé et brutal. Le numéro (et les cris du public) culmine avec ces gestes plus violents, le danseur se mordant la lèvre inférieure, affichant une expression agressive et autoritaire sur le visage.

En premier lieu, le numéro du policier est sans conteste la plus éloquente démonstration de virilité, de pouvoir masculin et d’autorité que nous avons vue au 281. Cette prestation est également la plus brutale et violente à laquelle nous avons assisté dans cet établissement. Le policier incarne une figure d’autorité

officiellement investie d’un pouvoir de contrainte. Ce costume est très symbolique, d’autant plus qu’il est porté par un danseur très musclé et fort physiquement. La matraque utilisée en remplacement du pénis afin de simuler brutalement l’acte sexuel est un symbole violent et autoritaire. Les actions et l’expression agressives du danseur, combinées aux caractéristiques nommées plus haut, donnent carrément l’impression d’un abus de pouvoir institutionnel, physique et sexuel. La manière dont cet « abus » était érotisé, ce qui semble légitimer l’agression et la violence sexuelle perpétrées par un homme occupant un poste d’autorité. Ce mélange d’autorité, d’agression et d’érotisme est justifié par le fait que « les filles aiment ça plus hard core, plus rough, plus agressif » (Galipeau 2010, A2).

Il faut préciser que cette prestation de policier est la seule à être aussi violente au 281. Néanmoins, elle comporte beaucoup de similitudes avec plusieurs autres numéros spéciaux, notamment par les costumes des danseurs, qui représentent généralement des métiers traditionnellement masculins nécessitant une bonne forme physique (bûcheron, « gars » de la construction, astronaute, pompier, policier, mineur, etc.). Nous avons déjà évoqué que le rôle de danseur nu pose les hommes dans la posture traditionnellement féminine d’objet-regardé- payé, les éloignant de leur habituelle situation masculine de sujet-voyeur-payeur. Ainsi, ils se retrouvent en position de danger, face à la perte potentielle de leur phallus, qui les ferait inévitablement tomber dans la figure d’abjection de l’homosexualité féminisée (Butler 2009, 112-22, 240). Pour éviter cet écueil, ils doivent réaffirmer leurs attributs masculins (Butler 2009, 111). En fait, ils modifient la combinaison d’objet-regardé-payé pour sujet-regardé-payé afin de demeurer sujet et de conserver leur pouvoir masculin, malgré le renversement des rôles traditionnels sexuels. L’une des façons d’y parvenir est de revêtir des costumes et de se créer des personnages virils, qui incarnent un idéal de masculinité, tels que le Latin Lover, The Man, le policier, le pompier, etc.

Une autre manière de réaffirmer leur masculinité et de maintenir leur statut social réside dans le dévoilement de leurs organes génitaux ou leur représentation avec divers objets. Rappelons que le phallus fonctionne comme une synecdoque, car il est symboliquement réduit à une partie du corps masculin. En réalité, le phallus est transférable et il n’est pas synonyme de pénis. Le pénis n’en étant véritablement qu’une simple réduction, il a néanmoins été désigné pour en être la

« parfaite » représentation (Butler 2009, 145-6). Il a donc une symbolique très forte, car la masculinité est contenue dans cette seule partie, qui demeure invariablement le clou du spectacle dans le cas des danseurs nus. Ces derniers créent toujours un suspense incroyable autour du dévoilement de leurs organes génitaux. C’est à ce moment que, avec l’aide de l’animateur, ils incitent les clientes à faire un maximum de bruit, produisant ainsi cet effet de désir de phallus – parce qu’elles le « sont », mais ne l’« ont » pas – qui renforce leur position masculine. Dans ce numéro, comme dans tous les autres, le danseur cherche continuellement l’approbation des femmes clientes à travers leurs cris et leurs applaudissements. Malgré sa position autoritaire ultra-masculine, nous voyons qu’il ne peut atteindre définitivement l’idéal masculin et qu’il aura toujours besoin d’un auditoire féminin pour lui refléter qu’il « a » le phallus. Même la violence et l’assurance du « policier » ne sont pas suffisantes à elles seules pour assurer cette position masculine.

D’autre part, plusieurs numéros ne dévoilent pas nécessairement les organes génitaux des danseurs nus. Comme dans le cas présent, il arrive qu’un instrument soit utilisé pour les représenter. En ce qui a trait au policier, il s’agit d’une image plutôt violente, car il utilise sa matraque pour remplacer son pénis et il simule explicitement la copulation par des gestes très brutaux et saccadés. D’autres danseurs, comme dans le cas du bûcheron et des « gars » de la construction, opteront pour une représentation plutôt humoristique. Le premier utilise une tronçonneuse qu’il manie en suivant le rythme de la chanson Bad to the Bone et les seconds étirent leur galon à mesurer, en comparant leur longueur à celle de leurs voisins. Nous constatons que ces instruments sont utilisés dans deux contextes seulement, soit l’humour ou l’agression. Ces objets leur permettent de faire des gestes plus explicites qu’ils ne font pas lorsqu’ils n’utilisent pas d’objet symbolique. De cette manière, ils poussent plus loin l’imaginaire des femmes dans l’assistance sans se compromettre. Lorsqu’ils montrent réellement leurs organes génitaux, ils sont beaucoup plus sérieux et neutres dans leurs actions. Ils ne font pas vraiment de blagues comme avec les galons à mesurer et ne simulent pas aussi explicitement et violemment le coït qu’avec une matraque. De plus, ils s’assurent que la foule est complètement captivée par leurs organes génitaux, ce qui réaffirme ultimement leur genre et leur possession de phallus. Dans les cas où ils ne les montrent pas, ils font en sorte d’exagérer leurs actions pour donner un

bon spectacle afin de faire réagir la foule autant que s’ils les montraient. D’une manière ou d’une autre, les danseurs font en sorte qu’elle lui procure une reconnaissance de sa masculinité. Peu importe la façon dont les objets représentatifs ou leurs organes génitaux sont déployés, il n’en demeure pas moins que les danseurs accordent énormément d’attention à cette partie. Ils la glorifient et s’assurent que l’audience féminine en fasse autant afin de réaffirmer leur possession du phallus.

1.3.2. Le numéro de la crème fouettée. Certaines femmes peuvent monter sur scène afin de participer à des numéros spéciaux. Il s’agit généralement de l’achat d’un forfait VIP par les amies d’une fêtée. Elle peut être prise par surprise quand, au cours de la soirée, son danseur préféré demande une volontaire pour la réalisation de son numéro et que toutes ses amies crient pour elle. Cette fois, c’est l’anniversaire d’une jeune femme et, Andrew, un danseur, « choisit » la jeune femme pour qu’elle monte sur scène. À ce moment, la voix du maître de cérémonie se fait entendre afin de rappeler que les contacts sont interdits entre le personnel et les clientes. Le danseur fait asseoir la jeune femme sur une chaise placée face à l’audience et lui bande les yeux avec un large serre-tête noir. Il fait rouler une table remplie de victuailles près d’elle et lui prépare toutes sortes de sucreries à goûter, sous les exclamations de l’audience. Le numéro est très « fleur bleue » et romantique. Il se termine avec de la crème fouettée sur divers gâteaux et, ultimement, le danseur dénude discrètement ses organes génitaux pour les garnir abondamment de crème fouettée. Ce faisant, le danseur scrute tour à tour ses attributs et l’audience avec un regard et un sourire coquins. Celle-ci réagit de plus belle et la jeune femme sur scène, ne sachant pas ce qui se passe, attend patiemment le prochain dessert à déguster. Le danseur approche alors son entre- jambe garni de crème fouettée du visage de la cliente pour qu’elle y goûte. Juste après avoir mangé un peu de cette crème fouettée, le danseur lui retire son bandeau et elle découvre ce qu’elle vient tout juste de faire. La foule rit, crie et applaudit pendant que la jeune femme se couvre la bouche de ses mains en criant et en riant, les yeux écarquillés de surprise.

Selon nos observations, les numéros spéciaux incluant des clientes sont beaucoup plus romantiques et doux que la moyenne. Dans celui que nous avons décrit le danseur donne délicatement à manger à la cliente et prend soin de lui essuyer la bouche. Tout au long, la cliente s’en remet entièrement à lui et, en ce

sens, leurs interactions sont asymétriques : il dirige et elle réagit. En comparant avec le même type de numéros dans les bars de danseuses nues, nous voyons que c’est également la personne danseuse qui guide la personne cliente tout au long de l’interprétation. Cependant, comme le démontrait Liepe-Levinson (1998, 22), les thématiques pour les hommes et les femmes clientes ne sont pas les mêmes et la signification de ces mises en scène en termes de pouvoir est également différente. Les numéros pour les femmes clientes mettent souvent de l’avant le romantisme ainsi que leur prise en charge sexuelle par le danseur nu, ce qui réitère les stéréotypes. C’est en effet ce que nous avons observé dans ce numéro et dans un autre où le danseur incarnait un soldat blessé en temps de guerre et la cliente, l’infirmière qui le soigne. Dans ces deux mises en scène, les personnes jouent des personnages très stéréotypés selon leur genre et le romantisme est de mise, c’est-à-dire la prise en charge de la femme par l’homme danseur, conformément à la binarité hétérosexuelle.

Dans notre exemple, le danseur ne personnifie pas officiellement une figure d’autorité, comme dans le cas du policier, mais il demeure sans contredit en position de pouvoir face à la femme. D’une part, le danseur sur scène a environ une vingtaine d’années de plus que la cliente et son physique est beaucoup plus imposant que le sien. D’autre part, il connaît le scénario et le fait d’aveugler la jeune femme lui donne d’autant plus de pouvoir à son égard. Le romantisme contenu dans le numéro n’est qu’une manière différente d’envelopper cet ascendant du danseur sur la cliente. Cette dernière, aveugle et vulnérable, se laisse guider par le danseur et n’a d’autre choix que de lui faire confiance quant à la nourriture qu’il lui donne. La fin de la mise en scène illustre un abus de confiance de celui-ci, car il place la cliente dans une position où elle est sexuellement dominée à son insu. Nous retrouvons ici encore cette glorification des parties génitales masculines, qui arrivent devant le visage de la cliente, en tant que grande finale du numéro. Ses attributs représentent le summum de la mise en scène, le moment que, supposément, toutes les femmes attendaient, surtout celle sur scène. Tel qu’il a été montré avec le numéro du policier, nous voyons que le désir de phallus est créé par le danseur ainsi que la mise en scène établie. En prenant son temps pour couvrir ses parties génitales de crème fouettée et en regardant l’audience coquinement, il incite une réaction de sa part, ce qui la rend complice de ses actes. Même si le numéro ne comporte pas de violence ni de

figure d’autorité explicites, le résultat demeure le même. Il y a une reconnaissance de la domination sexuelle masculine par l’audience, qui accorde au danseur la possession du phallus.

1.3.3. Le numéro de la douche. Le numéro de la douche est effectué depuis plusieurs années par le même danseur, Andrew. Vers 1 h la soirée du jeudi, les rideaux s’ouvrent et il arrive sur scène, vêtu seulement d’une petite serviette blanche. L’éclairage général de la salle se tamise et des lumières noires (black light) s’allument. Au rythme de la musique suave, il enlève sa serviette et dévoile ses petits boxers blancs. Il entre dans une baignoire carrée et fait mine de se laver. Après quelques instants, il se lève debout et commence à faire couler l’eau de la douche en continuant son interprétation. La foule manifeste fortement son enthousiasme en voyant que son sous-vêtement blanc se mouille de plus en plus et qu’il sera bientôt possible de voir au travers. À ce moment précis, les lumières se tamisent davantage, au point d’être pratiquement éteintes. Il fait très sombre dans la salle, ce qui rend son caleçon totalement fluorescent et opaque à cause des lumières noires. Nous ne pouvons voir que le blanc immaculé de son sous- vêtement, même s’il est complètement trempé.

Finalement, le danseur se dénude complètement, sous l’exaltation du public, mais il est toujours impossible de voir quoi que ce soit à cause de la faible intensité de l’éclairage. Il arrête de faire couler l’eau et sort un tube qu’il montre bien à toute l’audience. Avec le produit fluorescent qui en sort, il se dessine lentement un gros cœur transpercé d’une flèche sur le torse et prend bien soin de se tourner à gauche et à droite pour le montrer à toute l’audience, qui réagit bruyamment avec des « ah! ». Ensuite, il tient le tube devant lui, à la hauteur de son visage, et fait sortir du produit qui tombe directement et abondamment sur son pénis en semi-érection. La réaction des femmes est instantanée. Sous la pluie de cris et d’applaudissements qui s’intensifie, le danseur enduit allègrement son pénis de ce produit qui brille dans la quasi-obscurité de la salle. Ensuite, il recommence à faire couler l’eau de la « douche » et se frotte le torse pour enlever le produit phosphorescent. Les rideaux se referment et le numéro est terminé.

Il s’agit du numéro le plus sexuel et osé que nous avons vu au 281. Quoi qu’il ait une connotation plus sexuelle, nous pouvons aisément lier ce numéro aux spectacles des Chippendales qui ont débuté à la fin des années 1970 et qui fonctionnaient exactement de la même façon à l’époque. Leurs prestations étaient

toujours dans la suggestion et jouaient beaucoup avec l’idée de languir, tant du côté des danseurs que de celui des femmes dans l’audience (Smith 2002, 80). Ces performances étaient plus prudes que ce que nous pouvons voir aujourd’hui au 281, car il est maintenant exigé des danseurs qu’ils révèlent leur entre-jambe au public. Cette différence entre la nutité complète chez les femmes danseuses et celle, incomplète, chez les hommes danseurs1, était justifiée par le statut social plus élevé des hommes comparativement à celui des femmes. Aujourd’hui, nous serions tentées de croire que cet écart s’est atténué, puisque les danseurs sont de plus en plus tenus de tout montrer. En fait, les danseurs actuels se servent surtout de leur nudité en tant que démonstration de leur force physique et de leur expertise sexuelle, comme le mentionne Liepe-Levinson (1998, 10-1), et la manière dont ils le font perpétue cette idée des Chippendales de suggérer plutôt que d’expliciter. Cela a pour effet, d’une part, de stimuler autant qu’avant l’imaginaire des femmes clientes (peut-être d’une façon plus sexuelle que romantique) qui anticipent la suite des choses et, d’autre part, de glorifier encore plus leurs parties génitales, autrefois formellement inaccessibles.

Sur scène, les danseurs mettent en scène le dévoilement de leurs organes génitaux comme une faveur ou un cadeau qu’ils offrent généreusement à l’audience féminine, qui n’en peut plus de languir dans la salle. Cette situation est aux antipodes de ce que nous pouvons observer dans les bars de danseuses nues. D’abord, ces dernières ont vu leur occupation se transformer d’artistes de la scène, employées par un établissement, à travailleuses autonomes rémunérées à l’acte, c’est-à-dire founissant des services et récoltant un pourboire en retour. Elles n’ont eu aucune emprise sur cette mutation qui a grandement réduit l’importance de la scène par rapport au travail de plancher qui est devenu leur principal revenu (Bruckert 2002, 59-60, 90, 118, 152-4; Bruckert et Dufresne 2002; Bruckert et Parent 2007). Tel qu’il est analysé par Margolis et Arnold (1993, 340-1), à première vue, les femmes danseuses semblent entièrement contrôler leur prestation sur scène, comme les hommes danseurs. Cependant, les interactions qu’elles ont avec l’audience masculine et le contexte dans lequel elles se déroulent étant foncièrement différents, ce qu’elles font doit absolument plaire à l’audience masculine qui, de par ses attentes et ses exigences, est l’entité qui, en                                                                                                                

fin de compte, contrôle le spectacle. Ce sont donc les hommes, clients ou