• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3 : LA RELATION DE POUVOIR ENTRE LES DANSEURS NUS ET

2. Les interactions sur le plancher

2.2. Danses aux tables

Les danses aux tables sont très communes au 281. Elles coûtent dix dollars la chanson ou soixante-dix dollars pour trente minutes. Elles se font évidemment sans aucun contact entre les personnes, suivant le principal règlement de l’établissement. Comme les danseurs attendent, alignés à droite de la scène avec leur petite caisse de bois coussinée, ce sont les clientes qui doivent se déplacer pour aller les chercher. Dans presque tous les cas, c’est une ou deux femmes qui vont chercher un danseur pour une amie et le paiement s’effectue avant la danse, au moment où le danseur se fait aborder ou en chemin vers la table en question. Il est très rare qu’une femme aille chercher un danseur pour elle-même. Plus la soirée avance, plus les clientes se dégênent et achètent des danses aux tables. L’animateur les encourage aussi de plus en plus fortement à le faire. Nous avons remarqué que le jeudi, où l’audience est pratiquement composée uniquement de la clientèle type et où les groupes sont plus petits, il semble y avoir plus d’habituées et de filles qui sont présentes pour un danseur en particulier. Elles partagent certains traits avec les clients réguliers des bars de danseuses nues, sans toutefois participer seules à ces soirées (Bruckert 2002, 40-1). Elles ont un peu plus tendance à aller chercher elles-mêmes un danseur pour une danse individuelle ou à l’accrocher lorsqu’il passe près d’elles, mais cela demeure tout de même un phénomène marginal.

2.2.1. La danse. Nous avons choisi une danse à la table typique du 281 afin de la décrire. Notons que les femmes ne réagissent pas toutes de cette manière. Il s’agit cependant d’une des attitudes les plus fréquentes lorsqu’elles se font offrir une danse à leur table. À l’instant où le danseur arrive à la table, il se place devant la cliente et la salue en lui faisant la bise. Il échange quelques mots avec elle de manière amicale en installant sa caisse de bois par terre, entre ses jambes, qu’il écarte pour commencer la danse. Tout au long de cette performance, le danseur regarde intensément la cliente dans les yeux en se touchant et en se dénudant tranquillement le bas du corps devant elle. Elle répond à ses gestes en scrutant les parties du corps qu’il est sur le point de révéler et en lui souriant de manière coquine, un sourcil levé. Ensuite, le danseur fait mine de la toucher. Un

genou sur sa caisse de bois, il s’approche de son visage comme pour l’embrasser et descend jusqu’à ses seins, qu’il prétend déjà toucher avec sa main. Lentement, il passe très près de son corps en prenant bien soin de ne pas l’effleurer. La cliente réagit en prenant une profonde respiration, en hochant doucement la tête et en levant les yeux au ciel pour démontrer son désir d’être réellement touchée par le danseur. Ce dernier continue à descendre ses mains sur son ventre, ses hanches et ses cuisses. Il pousse l’audace jusqu’à suivre l’intérieur de ses cuisses et faire disparaître ses doigts sous la jupe courte de la cliente, en la fixant du regard. Celle-ci se redresse et s’agrippe à sa chaise. Elle lui sourit à demi et le regarde intensément en retour.

Après un moment, il se relève et se retourne pour lui montrer ses fesses dénudées, les pantalons descendus aux genoux et les sous-vêtements découvrant le nécessaire. Il se touche les fesses et la regarde par-dessus son épaule. Elle affiche une expression d’étonnement et d’appréciation sur le visage et elle démontre sa difficulté à contrôler son envie de toucher en se tortillant légèrement sur sa chaise et en se mordant la lèvre inférieure. Il revient face à elle et lui montre ses organes génitaux. Il les touche et les passe si près de son visage que, dépendamment de notre angle de vue, nous pourrions croire qu’elle soit en train de lui faire une fellation. Elle regarde tour à tour les organes génitaux et les yeux du danseur, jouant sensuellement avec sa langue dans sa bouche et sur ses lèvres. Le danseur, satisfait, s’éloigne tranquillement de la cliente et replace doucement ses sous-vêtements. La chanson se termine et il remonte ses pantalons devant la cliente. Il remet un genou sur sa caisse de bois pour lui faire la bise et clore la danse. Elle le remercie et il se relève pour s’en aller.

2.2.2. La performance des clientes. Comme nous l’avons précédemment mentionné, les clientes répondent généralement de manière active et séductrice aux gestes du danseur. Elles n’hésitent surtout pas à lui démontrer leur appréciation. Plusieurs autres femmes, quant à elles, rient par timidité et fuient le regard insistant du danseur en établissant des contacts visuels complices avec leurs amies. Elles échangent également quelques mots avec elles durant la danse et rient beaucoup en se couvrant souvent la bouche ou le visage de leurs mains. Plus rares sont celles qui restent de marbre, sans aucune émotion sur le visage, tout en scrutant le corps du danseur. Ce comportement ressemble beaucoup à

celui des hommes clients avec les danseuses nues. Ils n’expriment aucune émotion et regardent fixement les parties du corps qu’elles exhibent.

D’ailleurs, Ronai et Ellis (1989, 292) dénotent l’importance de conserver un contact visuel avec les clients durant la danse privée, car cela les oblige à reconnaître les danseuses nues en tant que personne, malgré le rôle d’objet sexuel qu’elles jouent dans le bar. Ils sont ainsi moins enclins à violer ses règles. Les danseurs nus appliquent ce principe à la lettre et les femmes clientes y répondent adéquatement. Ils ont moins à s’inquiéter de leur sécurité, car ils ont d’emblée un statut social et une force physique plus élevés que les clientes, ce qui n’est pas le cas des danseuses nues par rapport aux hommes clients. Le statut de ces dernières est plus bas, car, en plus d’être femmes, elles ont une occupation stigmatisée qui les fait tomber dans la catégorie des « mauvaises filles », des « prostituées ». Étant automatiquement perçues comme des objets sexuels, moins de respect et d’importance est accordé à leur expérience, leur autorité et leurs limites, ce qui les rend plus vulnérables aux abus de toutes sortes (Hochschild 1983, 163, 171-2, 178-9; Nussbaum 1995, 256, 290). Les hommes danseurs n’ont pas vraiment à faire face à cette situation, car en plus de leur statut social élevé, des règles très strictes encadrent leurs interactions avec les clientes. Ces règlements ne laissent aucune place à l’ambiguïté, comme il est possible de le constater chez les danseuses nues, pour qui les contacts physiques avec la clientèle sont permis (dans une certaine mesure) et le travail émotionnel beaucoup plus demandant (Margolis et Arnold 1993, 343-4).

La distance entre le danseur et la cliente au 281 étant on ne peut plus claire, la femme joue habituellement à montrer au danseur (ainsi qu’à l’audience) son désir de transgresser la règle interdisant les contacts entre eux. Cependant, aucune n’y a désobéi lors de nos séances d’observation. Ainsi, la danse individuelle est plutôt un jeu de séduction qui se fait à deux. La cliente paye pour deux choses : faire partie du spectacle et séduire le danseur en face d’elle. Les danses aux tables transfèrent l’attention dans l’audience, autant sur la personne qui effectue que sur celle qui reçoit la danse. Étant achetées et exécutées publiquement, les femmes consommant ces services font nécessairement partie du spectacle. Liepe-Levinson (1998) démontre par ailleurs comment les clientEs prennent plaisir à être vuEs en train de participer au spectacle et d’interagir avec les danseuSEs. Ce qui est intéressant avec le 281, c’est que tout se passe

nécessairement au vu et au su de tout le monde parce qu’il n’y a pas d’isoloirs. Ceci a pour effet de transférer l’attention beaucoup plus sur les femmes clientes, qui désirent être l’objet de désir du danseur (Liepe-Levinson 1998, 11-2). La structure et le fonctionnement du bar font en sorte qu’on met beaucoup de l’avant la participation des femmes clientes dans le processus, ce qui réitère les stéréotypes hétérosexuels voulant que la femme incarne l’objet sexuel. Nous constatons que si le danseur parvient à devenir sujet-regardé-payé, la cliente, quant à elle, n’a d’autre possibilité que d’être l’objet-voyeur/regardé-payeur. Elle est celle qui regarde, mais son statut d’objet ne peut être dissocié du fait qu’elle est également observée. En fait, elle veut être observée et désirée par le danseur en face d’elle principalement, mais aussi par tous les autres. C’est sa façon de se démarquer des autres femmes clientes. Contrairement aux hommes clients qui n’ont pas à se battre pour obtenir l’attention des danseuses nues (Pasko 2002, 55), elle doit fournir des efforts pour obtenir celle des danseurs nus. Nous décelons qu’elle veut être l’objet de ses désirs et qu’elle tente de le devenir par ses gestes, son look sexy (vêtements sexy dernier cri, coiffure, maquillage, etc.) ainsi que son attitude aguicheuse. Bref, nos données concordent avec les rôles traditionnels contenus dans la binarité hétérosexuelle : les femmes qui fréquentent les bars de danseurs nus achètent l’illusion de se faire désirer par les hommes qui y travaillent parce qu’elles ont été socialisées à érotiser le fait d’être l’objet du désir masculin (French 1986, 543, 546-8, 550; Liepe-Levinson 1998, 10-2, 31; Nussbaum 1995, 268-9).

2.2.3. Les clientes approchent les danseurs. Dans tout le processus des danses aux tables, nous remarquons que ce sont les femmes qui se déplacent pour aller chercher le danseur de leur choix. Il est certain qu’elles ne sont jamais rejetées par celui-ci (à moins d’enfreindre grossièrement les règles), mais ce sont elles qui doivent signifier explicitement et publiquement leur intérêt pour un danseur, comme c’est le cas du pourboire sur scène. D’une part, ce fonctionnement ne correspond pas aux rôles traditionnels du modèle dichotomique hétérosexuel. D’autre part, en suivant la logique marchande, nous pouvons constater une différence de statut entre les individus des deux groupes. Dans une logique de service à la clientèle, le fait d’aller vers unE clientE signifie que cette personne est considérée assez importante pour mériter que les employéEs se déplacent pour elle. Or, au 281, ce sont les femmes qui se déplacent

pour donner du pourboire aux danseurs sur scène et pour obtenir une danse à leur table. Ce fait exprime clairement leur différence de statut. Cependant, il peut être justifié par un argument de sécurité. Par exemple, la règle interdisant tout contact physique entre la clientèle féminine et les danseurs nus existe pour que « [l]es femmes, traitées comme des reines, se [sentent] respectées, en sécurité et chez elles » (Le 281 2010; nous soulignons). Leur infériorité de statut, les rendant plus susceptibles d’être victimes d’abus, est compensée par ce règlement qui accorde la plus haute importance à leur bien-être et leurs sentiments, qui sont habituellement moins considérés que ceux des hommes (Hochschild 1983, 171-2). Ainsi, l’interdiction de toucher et le fait que la femme doit toujours faire les premiers pas, évitent les abus de toutes sortes qui pourraient surtout être perpétrés sur les clientes, vu leur statut inférieur les rendant plus vulnérables aux agressions (Hochschild 1983, 178-9).

Nous retrouvons également le même procédé avec les danseuses nues qui approchent des hommes clients en particulier. Le fait qu’ils aient signifié leur intérêt de manière très discrète, il apparaît publiquement que c’est la femme danseuse qui a de l’intérêt pour eux et non le contraire. Cela envoie le message à tout le monde qu’ils sont spéciaux, désirables et qu’ils peuvent contribuer financièrement à combler les besoins matériels de la danseuse nue, comparativement à tous les autres clients qui ne sont pas « choisis » par cette dernière. Nous revenons à l’hypothèse de l’attention de Wood (2000, 9-11), qui s’applique de façon inverse dans le cas des femmes clientes, car ce sont elles qui accordent une attention particulière à un danseur, pour qu’il vienne danser pour elles ou leur amie. Les danseurs sont flattés d’être désirés et d’être vus comme des « vrais » hommes qui rendent folles toutes ces femmes qui les abordent. Ceci a pour effet de rehausser le statut déjà plus élevé des danseurs, visiblement désirés par une ou plusieurs femmes qui l’expriment devant toute l’audience et, surtout, devant tous les autres danseurs.