• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3 : LA RELATION DE POUVOIR ENTRE LES DANSEURS NUS ET

1. Les interactions à partir de la scène

1.1. Constats généraux

Une des premières choses que nous avons remarquées à propos des spectacles du 281 est l’absence de poteau sur scène qui limite un peu les possibilités en termes de performance des danseurs nus. Malgré l’intention de façonner la danse nue en tant que spectacle, le fait qu’il n’y a pas de poteau réduit les possibilités de mouvements sensuels et de prouesses athlétiques pouvant être réalisés exclusivement avec ce type d’installation, comme il est courant de le voir au Stock bar, lors des soirées pour dames. Ainsi, les danseurs doivent miser uniquement sur leur corps, leurs mouvements de danse et, parfois leur costume et leur mise en scène pour impressionner les femmes dans l’assistance. La très grande majorité d’entre eux n’ayant pas vraiment le sens du rythme, ils se promènent plutôt sur scène en exécutant quelques pas de danse simples et en se dévêtissant peu à peu. Durant leurs prestations, les danseurs regardent les clientes dans les yeux, ils leur sourient et tentent ainsi d’établir un premier contact avec elles. C’est un peu à partir de cette performance que les femmes vont se laisser séduire ou non par un danseur et ensuite, potentiellement, le payer pour qu’il vienne danser à leur table. C’est en étant à la fois séducteurs et amicaux que les danseurs préparent le terrain, plus payant, des danses aux tables.

Cela dit, poursuivons avec la description d’une scène typique du 281 : le numéro des pompiers. Il est environ minuit, les rideaux s’ouvrent et deux danseurs entrent en scène, défonçant une porte, portant un habit de pompier,

hache à la main. L’animateur s’enflamme déjà pour ce qu’il qualifie de « fantasme de toute femme ». D’emblée, la réaction de l’audience est extrêmement forte. Les pompiers savourent visiblement ce moment et mettent beaucoup de temps avant de retirer leur premier morceau de costume. Ils exécutent une chorégraphie très peu élaborée, faisant beaucoup de déplacements élémentaires et de gestes un peu enfantins avec les bras. Après de longues minutes de cris, d’applaudissements et de prestation sur scène, les « pompiers » commencent à peine à se dévêtir. Après s’être libérés d’une ou de deux pièces de vêtement, le maître de cérémonie incite la foule à les encourager : « Plus vous criez, plus vous aurez un bon show! » La foule rugit de plus belle. Tout en s’assurant de maintenir une constante et forte participation de celle-ci, les danseurs continuent très lentement à se départir d’un vêtement à la fois. Le numéro a pris fin alors qu’ils portaient encore leurs pantalons de pompier. Peut- être la foule n’a-t-elle pas assez crié pour mériter de les voir en sous-vêtement ou s’agissait-il simplement d’une accroche pour le prochain numéro?

1.1.1. Le pouvoir des danseurs nus. Les danses sur scène sont pratiquement toutes des démonstrations de virilité. Les danseurs ont un air suffisant et confiant et ils adoptent une attitude masculine extrêmement stéréotypée. Lorsqu’ils se dénudent, c’est comme si c’était un cadeau ou une faveur qu’ils faisaient aux femmes dans l’assistance. Leur comportement non verbal laisse sous-entendre à la foule qu’ils vont le faire seulement si celle-ci l’encourage suffisamment avec des cris et des applaudissements. Lorsqu’ils sont sur le point d’enlever un morceau (généralement leur sous-vêtement), il arrive souvent qu’ils arrêtent subitement leur geste, replacent leur vêtement et fassent signe avec leurs deux mains à l’audience de faire du bruit. Ils scrutent lentement la foule de gauche à droite, affichant un air un peu hautain et tendent ensuite le cou en plaçant une main derrière l’oreille, comme s’ils tentaient d’entendre un son presque inaudible. Ils peuvent recommencer une seconde fois ce petit manège s’ils considèrent que les femmes n’ont pas produit assez de décibels pour qu’ils leur donnent ce qu’elles veulent, c’est-à-dire pour qu’ils se déshabillent un peu plus.

En procédant ainsi, ils influent sur les désirs de l’audience et fondent en quelque sorte la « preuve » que leur corps est hautement désiré par celle-ci. Ils peuvent donc se permettre de jouer les prétentieux, ayant symboliquement le

pouvoir de décider si, oui ou non, ils plairont à toutes ces dames qui languissent sur leur chaise, en se dénudant un peu plus. Ils créent cette mise en scène qui suppose que l’audience meurt d’envie de les voir se dénuder et, du coup, ils s’octroient le pouvoir de réaliser ou non ce fantasme. Il s’agit bien entendu d’une construction, car les danseurs sont tenus de se dénuder complètement au courant de la soirée – même s’il faut que la propriétaire insiste pour qu’ils le fassent tous (Genest 2009). Bref, les danseurs cherchent à provoquer une réaction de la foule avant, pendant ou même après avoir dévoilé un peu plus d’épiderme tout en recadrant la situation à leur avantage, c’est-à-dire qu’ils ne feraient que répondre aux désirs exprimés par l’audience et qu’ils lui en donneraient même plus, parfois.

1.1.2. L’attitude générale de l’audience féminine. L’audience féminine est très participative lors des soirées de danse nue au 281. Elle répond énergiquement aux actions et aux intentions des danseurs sur scène. D’ailleurs, l’animateur de la soirée est toujours présent pour les inciter à le faire. Plus la soirée avance, plus la foule est encouragée à faire du bruit par les danseurs et l’animateur et plus elle en fait. Elle produit une quantité phénoménale de décibels pour démontrer qu’elle aime le spectacle en général, mais aussi lors de moments particuliers comme lorsqu’elle accueille les danseurs qui font leur apparition sur scène, qu’ils se dénudent ou lui font signe de faire du bruit. Les applaudissements et les cris surviennent également au moment où les rideaux s’ouvrent et se referment au courant de la soirée. Comme nous en avons déjà fait mention, les danseurs jouent beaucoup avec cet effet de scène pour dévoiler leurs parties intimes juste au moment où ils se referment. Donc, les femmes réagissent surtout par surprise, étonnement et appréciation à ce petit geste innatendu. Elles font aussi beaucoup de bruit par anticipation et par hâte qu’une action précise se produise, selon ce que laisse entendre le ou les danseurs sur scène. Souvent, les danseurs vont prendre une pause et regarder l’audience avant de continuer un geste, ce qui l’incite à crier. Ils aiment beaucoup ces encouragements sonores émis par la foule. Ils les voient comme un « carburant » qui les « nourrit » et qui les « aide à donner plus dans leur danse » (Urbania 2007). Il faut savoir que ces bruits sont pratiquement constants lors des soirées au 281 et que la foule crie, certes pour encourager les danseurs, mais surtout parce que ces derniers et l’animateur les poussent à le faire.

Cette situation illustre parfaitement le concept de phallus de Judith Butler (2009). Nous voyons que lorsqu’il se met en spectacle, l’homme danseur attend toujours une approbation des femmes clientes. En fait, il ne peut « avoir » le phallus que si elles le lui accordent. Ce pouvoir est relatif et il a besoin de femmes qui « sont » le phallus pour lui refléter qu’il le « possède » (Butler 2009, 111-2). Qui plus est, il adopte une position sexuelle traditionnellement féminine dans l’industrie du sexe, c’est-à-dire celle de l’objet-regardé-payé, et son corps est régi par plusieurs standards de beauté qui sont surtout associés aux femmes (épilation complète, bronzage, coiffure et vêtements dernier cri, etc.). Sentant qu’il s’éloigne de la position masculine, et donc que la menace de la castration est de plus en plus présente, il cherche à renverser la vapeur en assumant ses attributs génitaux (Butler 2009, 111). L’une des manières de le faire est de recevoir la perpétuelle reconnaissance des femmes dans l’assistance que c’est lui le mâle alpha. Ainsi, il demande continuellement à la foule de crier et d’applaudir afin de lui permettre d’« approcher » de plus en plus l’idéal masculin. Évidemment, chaque tentative d’atteinte de cet idéal est un échec. Par conséquent, il aura toujours à composer avec la distance plus ou moins grande qui les sépare et l’insécurité qu’elle entraîne. Donc, avec l’aide de l’animateur, il demandera toujours aux femmes de l’assistance de reconnaître sa position masculine, en l’occurrence sa « possession » de phallus, par de nombreux cris et applaudissements afin d’être rassuré sur sa masculinité et sa virilité.

1.1.3. Le rôle de l’animateur. L’animateur a un rôle crucial dans le déroulement des soirées. C’est lui qui s’assure de créer l’ambiance, de rappeler les divers règlements, d’encourager les femmes à puiser dans leur portefeuille pour donner du pouboire sur scène ou pour acheter une danse à la table et, comme nous venons de le voir, de gérer le comportement de la foule en ce qui a trait aux performances des danseurs. Il est très présent tout au long de la soirée et nous pouvons déceler son importance par le volume de son microphone, qui couvre absolument tous les autres bruits dans la salle. De façon générale, il est présent pour réguler les échanges entre les danseurs et les femmes clientes. Il s’assure que ces dernières garantissent docilement (et avec grand enthousiasme) le phallus aux danseurs. Il fait en sorte qu’elles assument allègrement leur position de castration et qu’elles l’adoptent sur un mode rassurant pour les hommes sur scène, qui sont constamment à la recherche d’une reconnaissance de leur possession du phallus.

Bref, à l’instar d’autres chercheures (Liepe-Levinson 1998, 13-6; Margolis et Arnold 1993, 347), nous considérons que l’animateur est un élément clé des bars de danseurs nus pour femmes et qu’il est un indicateur du contrôle et de la manipulation de la sexualité des femmes qui existent encore aujourd’hui dans notre société.