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Une nouvelle science à la croisée des courants scientifiques et théoriques

A. Documenter le « Vanishing Indian »

1. Une nouvelle science à la croisée des courants scientifiques et théoriques

En la personne de Joseph Henry, la Smithsonian Institution a très tôt défendu et promu l’ethnographie comme une science à part entière digne de l’intérêt national. Le contexte favorable de la présence d’une culture politiquement dominée qui fascine de longue date les Occidentaux joue également en faveur du développement inouï que connaît l’ethnographie américaine dans la seconde moitié du XIXème siècle. Pour mieux intégrer, de gré ou de force, les nations

amérindiennes dans la société euro-américaine, il faut les comprendre et donc les étudier. Ce sont les faits, et non pas les objets, qui intéressent en premier lieu les ethnologues (Parezo, 2006 :97). Mais la culture matérielle va elle aussi avoir son importance pour illustrer les recherches et les modèles théoriques suivis au sein du National Museum. Les collections vont ainsi se constituer sous l’influence majeure du courant évolutionniste et de la quête du passé des populations autochtones en voie d’extinction.

a. Influences de l’évolutionnisme

En 1877 paraît Ancient Society, l’ouvrage majeur de Lewis Henry Morgan qui y expose sa théorie évolutionniste. Créateur de la première chaire universitaire américaine d’anthropologie en 1875, ce spécialiste des Iroquois est depuis considéré comme le père de l’évolutionnisme américain (Gorboff, 2003 :48). L’évolutionnisme est toutefois déjà à l’œuvre dès les années 1850 avec des auteurs anglais comme Herbert Spencer puis Edward Tylor. L’étude de l’Homme qui se développe à la même époque s’ancre donc dans ce courant théorique qui se détache du racialisme : aux Etats-Unis, les Amérindiens ne sont plus considérés comme un type racial mais comme une étape du développement humain, à la fois social, mental et moral. Les étapes principales de cette progression générale de l’humanité sont l’état sauvage, la barbarie et la civilisation. Les Amérindiens sont considérés comme des sauvages, ce qui correspond au niveau le moins évolué de l’humanité, tandis que la société euro-américaine est elle civilisée. La Smithsonian qui se veut à la pointe de la recherche scientifique suit évidemment ce courant de pensée et adopte le point de vue évolutionniste dans sa mise en œuvre de l’ethnographie. Powell en particulier est particulièrement marqué par les théories de Morgan qu’il adopte (Hinsley, 1981 : 28-29). Ces dernières sont généralement suivies par l’ensemble des anthropologues de la Smithsonian et adoptées par les ethnologues autodidactes sur le terrain, pour qui les Amérindiens

101 sont bel et bien des populations primitives et inférieures aux Blancs (Dubin, 2001 :16). Le BAE créé par Powell en 1879 doit ainsi centraliser la recherche ethnographique sous l’égide de l’évolutionnisme (Hinsley, 1981 :150).

Dans ce cadre, les spécimens rassemblés à la Smithsonian sont destinés à être comparés afin de distinguer et de hiérarchiser des faits culturels universels. Les objets, produits de la culture, sont considérés comme des preuves d’un développement humain universel. En ce sens ils témoignent des évolutions techniques et formelles qui dépendent des différentes étapes de développement délimitées par Morgan (Parezo, 1987 :19). Leur collecte est donc d’un intérêt primordial. La méthode d’analyse des objets s’en trouve également influencée : les « sauvages » ne sont pas capables de beauté et de création libre mais sont en tous points contraints par leur technologie et le matériau employé qui sont les deux sources des formes décoratives. Les arts matériels amérindiens se résumeraient donc à des créations techniques d’où tout sens esthétique serait exclu (Hinsley, 1981 : 104-105). Ce concept d’un art évolutif va longtemps rester en vigueur et va profondément marquer l’histoire de l’art telle qu’elle se pratique à l’époque et au-delà, jusqu’à Franz Boas. Nous en verrons d’ailleurs des expressions à travers les publications contemporaines qui diffusent les collections de la Smithsonian241.

b. Une fascination pour les origines de l’homme amérindien

Les collections de la Smithsonian ne servent pas uniquement à illustrer la théorie évolutionniste mais constituent également des indices destinés à reconstituer l’antiquité des populations amérindiennes. Dans une approche historique de leur discipline, les anthropologues cherchent à retrouver et à identifier les restes des cultures préhistoriques aux origines des populations autochtones vivantes (Parezo, 1987 :19). Il s’agit ici d’une fascination universelle pour le passé de l’homme américain qui se place au cœur de la recherche ethnographique américaine au XIXème siècle. La recherche des témoignages du passé, en l’occurrence matériels,

conduit naturellement au développement de l’archéologie. Celle-ci doit se comprendre comme une part intrinsèque de l’anthropologie américaine, au même titre que l’ethnographie (au sens de collecte de faits et de matériel sur le terrain), la philologie et l’anthropologie physique (Hinsley, 1981 :23). Pour Joseph Henry, la fouille des monticules dans les vallées de l’Ohio et du Mississippi doit permettre de retrouver les racines des populations vivantes et de classifier ces mêmes populations et les précédentes au sein d’un développement humain universel.

102 L’archéologie n’est toutefois pas toujours aisée, le matériel archéologique étant difficile à dater (Hinsley, 1981 : 42 et 46).

En sus de soutenir la théorie évolutionniste, les objets doivent donc pourvoir à d’autres recherches historiques : à travers les vestiges matériels, c’est toute l’histoire d’un continent que les ethnologues veulent retracer. Cette volonté d’étude historique classificatoire d’un type humain n’est pas sans rappeler les méthodes propres aux sciences naturelles, dont est issue l’ethnologie américaine. L’attraction pour l’histoire des origines et la classification des nations amérindiennes en tant que populations primitives destinées, à terme, à évoluer vers la civilisation sont autant de courants de pensée qui contribuent à créer le paradigme du vanishing indian. La constitution des collections de la Smithsonian dans les années 1870-1880 ne peut se comprendre en dehors de ce dernier.

c. Le paradigme du vanishing indian

La seconde moitié du XIXème siècle est marquée par les guerres indiennes, la disparition de

la Frontière, la colonisation de l’Ouest et la mise en réserve progressive de l’ensemble des nations amérindiennes. Face à cette nouvelle page qui se tourne pour l’histoire des Etats-Unis, l’ensemble des Euro-américains est persuadé que la disparition définitive des Amérindiens est en marche. Avec l’expulsion des Autochtones des régions entourant le Mississippi et la fin des guerres indiennes, au milieu des années 1870, l’Indien n’est plus une menace : un sentiment nostalgique remplace la peur ou la haine inspirées par ces nations étrangères sur le sol national. Les Amérindiens deviennent même un symbole de l’histoire américaine (Dubin, 2001 :13). La mise en réserve va de fait, selon l’opinion du temps, faire disparaître l’indianité, le mode de vie traditionnel de ces populations (Gordon, 1988 :6). Si cette disparition programmée provoque une certaine nostalgie chez les Euro-américains, elle est aussi tout à fait acceptée : les Amérindiens, primitifs, sont condamnés à évoluer vers le stade supérieur de l’évolution humaine, la civilisation. Powell242, Powers243, et tous les autres sont intimement persuadés que la science, incarnée par la

Smithsonian Institution puis par le BAE, doit accompagner et aider cette assimilation à la culture euro-américaine, seule issue positive pour les Amérindiens (Parezo, 1987 : 20-21). La lourde responsabilité de la politique gouvernementale dans la disparition du mode de vie autochtone et

242 On se souvient que Powell étudie les conditions de vie des populations du Grand Bassin pour le département de

l’Intérieur en 1873. Sa recommandation est sans détour : les Amérindiens doivent être placés dans des réserves et recevoir une « éducation civilisée », des leçons de couture pour les femmes et d’agriculture pour les hommes, afin de subvenir à leurs besoins (Hinsley, 1981 : 148-149).

243 A la suite de sa collecte de 1875-1876, Powers recommande la création de réserves le long de la Klamath qui

103 la mise au rebut de toute une civilisation est elle passée sous silence par ces ethnologues évolutionnistes foncièrement optimistes (Washburn, 1988 : 549).

D’après Douglas Cole (1985 :49), cette prise de conscience qu’une culture toute entière est en train de disparaître face à la civilisation ainsi que la fascination contemporaine pour les populations primitives sont les deux principaux facteurs qui conduisent à une nouvelle vague de collecte ethnographique. Dès 1863, Gibbs évoque une « urgence » de la collecte auprès des populations indiennes vivantes, qui sont déjà en train de disparaître ou d’abandonner leur culture matérielle traditionnelle contre des objets européens (Gibbs, 1863 : 4). Il est vrai que les changements sont rapides : en Californie, le mode de vie autochtone change du tout au tout en dix à vingt ans tout au plus après les premiers contacts. Si les traditions persistent plus longuement, la technologie amérindienne disparaît elle très vite (D’Azedevo, 1986 :3). La Smithsonian réunit donc en son sein des collections amérindiennes dans un esprit humaniste de sauvetage : on conserve pour transmettre aux futures générations amérindiennes244.

L’évolutionnisme, l’intérêt pour l’antiquité amérindienne et le concept du vanishing indian guident donc intellectuellement la formation des collections de la Smithsonian.