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A. Modalités et enjeux individuels de la collecte, entre permanences et évolutions

2. Choisir l’objet : des motivations personnelles

Si la Smithsonian Institution correspond le plus souvent en la personne de Spencer F. Baird avec la plupart de nos collecteurs, ses directives de collecte restent très larges et laissent donc place à l’initiative personnelle : « Il n’est pas nécessaire de spécifier [des objets] ayant un intérêt particulier, puisque presque tout ajoute à la complétude d’une collection »218 indique Gibbs

en 1863. Joseph Henry n’est pas plus précis lorsqu’il envoie en 1867 sa Circular relating to collections

in archaeology and ethnology aux correspondants: vêtements, pipes, instruments de pêche, de chasse

et de guerre, outils agricoles et domestiques, modèles de bateaux et d’habitations, nattes ou encore paniers doivent être collectés. Henry est particulièrement intéressé par des séries complètes mais seuls les objets aptes à compléter les collections existantes sont les bienvenus (Henry, 1869 : 2). Si tous les objets semblent donc intéresser le National Museum, on remarque la prédominance d’objets utilitaires tandis que les pièces utilisées en contexte rituel et cérémoniel ne sont pas mentionnées : l’institution possède sa propre logique de construction des collections,

216 « I am sorry I cannot give the Indian names in all cases but I have been so busy that I have not had time to take up

the language as I wish to», P.H. Ray, lettre du 06/02/1886, partiellement retranscrite in n°17239, «Accession History», communication NMNH.

217 Ces sources archivistiques sont citées dans les documents qui nous ont été communiqués par le NMNH. Conservées

dans les archives de la Smithsonian Institution (Washington D.C.), nous n’y avons pas eu accès et n’avons donc pas pu les utiliser pleinement dans le cadre de ce travail.

218 « It is hardly necessary to specify any as of particular interest, for almost everything has its value in giving

85 que nous étudierons en tête de notre troisième chapitre. Comment nos collecteurs interprètent-ils donc ces directives générales et sélectionnent-ils leurs objets ?

a. Sélection ou non-sélection des objets ?

Une collecte implique un choix à effectuer, par aire géographique, nation autochtone ou typologie d’objets par exemple. Les officiers médicaux collectant pour l’Army Medical Museum privilégiaient ainsi les armes et projectiles amérindiens. Les conditions inhérentes au terrain contraignent toutefois cette sélection : la culture matérielle désirée n’est pas toujours disponible. Ainsi Powers, en mission en Californie pour la Smithsonian, ne peut collecter autant de pièces qu’il aurait voulu auprès des Washoe, selon lui très pauvres en pièces amérindiennes (ARSI, 1877 :451). Par ailleurs, nos collecteurs doivent parfois passer par des intermédiaires pour se procurer leurs objets, comme Dyar qui acquiert ses objets auprès d’un Amérindien nommé Blow, payé pour ses services219. Dans ce cas, une autre sélection est effectuée par ces acteurs médians: le

producteur amérindien ne voudra pas toujours vendre toutes les pièces demandées par le collecteur.

En dehors de ces contraintes touchant à l’acquisition des objets, les objectifs scientifiques des collecteurs peuvent les amener à ne pas circonscrire leur collecte. Nous pensons notamment ici aux collectes de Wheeler et de Hayden. La survey du premier mène en effet de front des recherches sur la minéralogie, l’exploitation minière, la géologie, la paléontologie, etc., parallèlement aux études archéologiques et ethnologiques. Les pièces amérindiennes collectées contribuent à une description générale des régions traversées : tout ce qui est trouvé est susceptible d’être conservé. En 1877, c’est ainsi une multitude de spécimens ethnographiques et archéologiques provenant de l’ensemble des territoires couverts par la survey de Wheeler (Californie et Sud-Ouest) qui arrivent à la Smithsonian (ARSI, 1878 :103). Quant à la survey de Hayden, nous mentionnions précédemment que celle-ci avait dû pratiquer une collecte ethnographique opportuniste et marginale en 1870, d’ailleurs non mentionnée dans les rapports de la survey ou celui de la Smithsonian. Là encore, la sélectivité des objets devait être limitée et plutôt aléatoire. En a-t-il été de même pour la collecte de Paul Beckwith dans la réserve dakota de Devils Lake, très peu documentée ? En sus de la pipe et des ornements de leggings actuellement conservés à Paris, vingt-trois autres objets eux aussi entrés dans les inventaires en juin 1876 sont toujours conservés aujourd’hui à la Smithsonian Institution220. Comme le recommandent Henry

et Gibbs, sont présents des armes, des pipes, des vêtements et accessoires vestimentaires, etc.

219 Op.cit. note n°208.

220 N° d’entrée 76A00070, Collections Search Center [en ligne], consulté le 10 avril 2014. URL :

86 Beckwith a-t-il sélectionné les objets qu’il choisissait d’envoyer dans l’Est et modifié sa sélection selon le destinataire visé, la Smithsonian et l’armée? Si tel est le cas, ce sont des orientations personnelles qui ont en partie guidé sa collecte.

b. Goûts et intérêts personnels

Nancy Parezo s’interroge très justement sur la représentativité des collections rassemblées par l’ensemble des naturalistes pionniers du XIXème siècle, pour beaucoup correspondants de la

Smithsonian. Si les collections de l’institution semblent aujourd’hui former un tout cohérent, elles furent d’abord créées individuellement et guidées par les goûts esthétiques ou les intérêts scientifiques personnels des collecteurs (Parezo, 2006 :96). La Smithsonian a ainsi accueilli des collections privées qui ne lui étaient pas destinées initialement, comme celle de J. Gibson. Le petit panier en vannerie n° 15441 ainsi que neuf autres pièces amérindiennes toujours à Washington appartenaient à la collection privée de cet individu, réunie selon ses propres intérêts. Quant aux baies utilisées dans la création de chapelets (n° 15457) données par le père Ponziglione au général Ewing, elles ont clairement été collectées pour documenter le travail missionnaire du religieux et illustrer sa réussite sur les Osage.

Les collectes des correspondants directs de la Smithsonian n’échappent pas eux non plus à des procédés de sélection personnels. Alexander Chase commence à réunir de larges collections en 1868, frappé par les Amérindiens qu’il rencontre dans la réserve d’Alsea (Oregon). Dans un article qu’il écrit à ce sujet, il décrit une calotte en vannerie portée par les enfants, d’un type similaire à la pièce n°71.1885.78.328 (collectée en 1874). Les termes qu’il emploie laissent deviner son intérêt plastique pour l’objet:

« Ces calottes sont très bien faites, elles sont si étroitement tissées qu’elles pourraient contenir de l’eau ; les figures en différentes couleurs sont insérées dans le tissage au fur et à mesure de sa progression ; la paille est teinte avec de l’écorce de « raisins-d’ours » et des feuilles de sumac, pour obtenir un jaune et rouge brillant ; parfois un violet est utilisé, obtenu à l’aide d’un coquillage.»221

En sus des affinités esthétiques pour tel ou tel objet que possède tout collecteur et collectionneur, des affinités scientifiques et culturelles s’expriment également via la collecte. Le cas de Stephen Powers est particulièrement évocateur. Comme George Gibbs dans les années 1850, il réunit des spécimens qui servent sa recherche scientifique sur les populations autochtones. En 1873 par exemple, alors qu’il prépare un article dédié à la botanique et à son

221 « These caps are really well made, they are so closely woven that they will hold water ; the figures in different colors

are woven in as the making progresses ; the grass is dyed with « bear-berry » bark and « sumac » leaves, for brilliant yellow and red ; sometimes a purple is used, which is obtained from shellfish. », A. Chase, cité in Blackburn, 2005:47.

87 usage médicinal par les Amérindiens de Californie, il propose de collecter des plantes et des ustensiles médicinaux qui pourraient être reproduits dans l’article (Park, 1975 :17-18). Par la suite c’est parmi les collections réunies pour la Smithsonian en 1875-1876 qu’il sélectionne les objets destinés à illustrer son Tribes of California (Park, 1975 :65). Toutefois ses collectes ne sont pas motivées uniquement par ses études : Powers n’hésite pas à exprimer sa préférence pour certains groupes amérindiens et sa profonde aversion pour d’autres, ce qui se répercute sur son activité collectrice (Park, 1975 :1). A la suite de sa collecte sur la réserve hupa en décembre 1875, dont provient probablement la spatule n°71.1885.78.446, Powers rend compte des Hupa comme étant les plus beaux Amérindiens de la région ainsi que de meilleurs chasseurs et pêcheurs que les populations voisines (ARSI, 1877 :458).

Affinités esthétiques, scientifiques, culturelles ou religieuses influencent donc considérablement les collections individuelles des correspondants de la Smithsonian Institution. Mais un autre acteur oriente leur sélection d’objets : il s’agit évidemment de l’institution elle- même.

c. Adapter son regard à celui de la Smithsonian

Sans analyser ici la politique générale de la Smithsonian Institution quant à la constitution de ses collections ethnographiques222, il est intéressant de voir comment les directives plus

précises transmises aux correspondants influencent leur travail. Les collecteurs que le musée rembourse après l’envoi de leurs collections, comme Swan, Ray, Dyar et Powers, reçoivent des conseils et des demandes au préalable. L’institution oriente géographiquement, culturellement et typologiquement les collections. Powers est explicitement employé en août 1875 pour rassembler des collections en Californie et au Nevada (ARSI, 1877 :449). Une lettre qu’il envoie à Powell le 19 janvier 1876 suggère qu’il a également reçu des orientations typologiques quant aux pièces à rapporter : « J’ai collecté la plupart de leurs [aux populations autochtones] articles de médecine et de nourriture et un échantillon acceptable de leurs vêtements et outils»223. En 1885, c’est

probablement Otis T. Mason qui conseille Ray sur les collections à constituer. Celles-ci ont en effet pour objectif de compléter les collections « anciennes » de Wilkes et de Powers illustrant les nations établies sur la rivière Klamath en Californie (ARSI, 1889 :206). La collecte de Dyar, qui n’est pas envoyé en mission sur le terrain mais résident de longue durée dans l’Oregon, semble elle aussi orientée par la Smithsonian :

222 Sur ce sujet, se reporter au I. de notre troisième chapitre.

223 « I collected most of their articles of food and medicine and a tolerably good showing of dress and implements», S.

88

« En constituant les collections susmentionnées un soin particulier a été accordé à l’obtention d’articles illustratifs de la vie sauvage de l’Indien avant l’arrivée de l’homme blanc, et nombre d’entre eux ne présentent donc pas ces embellissements de perles et de parure aujourd’hui si généralement adoptés par la race Indienne. »224

Ce « soin particulier » répond certainement à une demande préliminaire de la Smithsonian qui privilégie à l’époque les objets anciens ou fabriqués selon des techniques « authentiques ».

Mais les collecteurs employés par la Smithsonian ne sont pas les seuls à recevoir ses conseils. Dans les années 1870, l’institution continue d’orienter les expéditions d’exploration gouvernementales, comme elle le faisait déjà durant la Grande Reconnaissance. Le rapport officiel de la survey de Wheeler de 1875 précise ainsi que c’est Spencer Baird qui fournit aux membres de l’expédition l’idée d’aller fouiller les sites archéologiques situés à proximité de Santa Barbara (Putman, 1879 :XIII). Ces informations relatives à l’implication de la Smithsonian

Institution dans nos multiples collections ethnographiques des années 1860-1870 montrent bien toute la complexité de ces collectes. Celles-ci sont à la fois le fruit d’appréciations personnelles des objets et des populations amérindiennes et d’une mise au pas des pratiques individuelles face aux demandes de l’institution américaine. Deux collecteurs, les plus importants de notre corpus quant au nombre d’objets réunis par leurs soins, illustrent bien cette idée d’une collecte aux intentions composites : James G. Swan et John W. Powell.

B. De nouvelles techniques de collecte ? Les cas de James G. Swan et John W.